Les Carnets de CoraH (Épisode 32)
Épisode 32 : Une route à tracer
L’écrivain voyageur Nicolas Bouvier [1] raconte qu’à l’âge de huit ans, il traçait dans le beurre de sa tartine avec l’ongle de son pouce le cours du fleuve canadien Yukon. J’aime l’évocation de cet enfant élevé dans la cité de Calvin, au bord du Rhône, dessinant dans la matière souple et blonde les esquisses de ses futures explorations. Les aliments sont-ils meilleurs lorsqu’ils portent l’empreinte d’une vision lointaine ? L’impatience de déguerpir est-elle à couper au couteau… plus dense quand elle est sculptée et croquée dans le jeu qui fraye intuitivement une direction dans la masse des sensations premières… vers l’opacité de l’ouest canadien entre le lac Atlin et la mer de Béring ?
Un jour, dormir dans le lit de ses rêves est incomplet, il faut une étreinte concrète qu’est le dépaysement, le choc des natures. Traverser l’océan est comme se tenir sur la ligne de crête, on devine le tracé dans l’espace jusqu’à l’horizon et on pense l’atteindre un jour. Mais l'expérience plonge dans la confusion des signes et la voie devient le message. Son usage accompagne la déroute en d’infimes déplacements. Que sont alors les repères ? Suis-je amputée d’un moi qui n’est plus moi hors de ma zone coutumière pour naître étrangère à moi-même ? L’onde de choc frémit dans l’imaginaire comme autant de rotations perceptibles.
Ainsi j’ai longé la ligne de démarcation qui semblait fuir vers l’infini. Loin du mur des Réformateurs, je me suis établie dans la cité d’artistes qui m’inspirent (Margaret Atwood, Michael Ontdaatje, Oscar Peterson, Atom Egoyan ou Artur Ozolins), au bord du lac Ontario. J’ai vécu d’abord à Mississauga puis au centre ville de Toronto. Je retrouvais mes rêves d’enfant peuplés de guérisseurs amérindiens, de poètes des bois qui impriment leur désir sur l’écorce de bouleau et de bergers à cheval qui tournent en chantant autour d’immenses troupeaux les soirs d’orage pour chasser l’affolement. J’espérais un espace nouveau au bout de ma quête, j’y ai trouvé un apaisement.
[1]. BOUVIER, Nicolas, L’Échappée belle : éloge de quelques pérégrins, Métropolis, 1996, p. 42.
Georgia O’KEEFFE, Blue, Black and Grey, 1960.
Georgia O’KEEFFE, Road to the Ranch, 1964.
Georgia O’KEEFFE, Winter Road, 1960.
Commentaires
Chère Corah,
Les voyages imaginaires...je connais, mais les vrais un peu moins. Il faut aussi un certain courage pour se frotter à l'inconnu, au choc des différences et du dépaysement. J'admire votre force et votre curiosité, merci de nous rendre compte de ces : voyage/fuite/désir/rencontre appétit de vie surtout!
Continuez de nous éblouir, soit avec l'imaginaire soit avec la réalité (mais est-ce vraiment si défini/étanche que cela ?), de vos envols...
Bien à vous
Frédérique
Merci, chère Frédérique, j'espère que le prochain épisode sur une histoire de migration ne vous déplaira pas! Je me rêvais aventurière alors que j'ai encore peu arpenté le monde. Mon aventure fut le Canada!
Bien à vous,
Corah