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Blogres - Page 21

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 39)

    Épisode 39 : Fin juin. L’École est finie !

    gilles aillaudL’année scolaire se termine d’ailleurs toujours selon le même rituel : derniers cours de philosophie puis de français, moyennes, examens, résultats annoncés, conseils, inscriptions au degré supérieur. La dernière rencontre a normalement lieu lors des évaluations finales. Ce sont des moments de grand stress mais aussi de dépassement de soi car les élèves se battent comme des lions et certains ne lâchent rien comme s’ils jouaient de leur vie. J’aime cette lutte de haute tenue qui concentre les efforts accomplis tout au long de l’année. Sans en prendre pleinement conscience, ils ont acquis et manient de précieux outils. Notamment celui d’exprimer des idées qui se bousculent en eux et qui peinent à se dérouler sur le long terme tant ils vivent dans un monde où règnent l’urgence et l’immédiateté. Mon travail a porté ses fruits quand je les écoute mener de bout en bout une réflexion, quand après avoir lu Rousseau, ils estiment que les animaux sont, selon eux, plus libres que l’être humain car, malgré tout, l’oiseau vole dans les airs alors qu’ils se plient aux horaires et aux obligations du quotidienL’animal sauvage a quant à lui une liberté souveraine sauf, bien sûr quand il tourne en rond dans une cage. L’ultime image que je garde d’eux est un sourire, ou un regard reconnaissant qui donne tout son sens à la profession.

    lilian thuramAdmirez leur esprit, certains jouent au Servette, ils seront peut-être les Lilian Thuram de demain, dénonçant les inégalités et louant les étoiles noires [1] qui ont, avant eux, tracé un chemin de vie. Nos adolescents ont du mérite qu’on se le dise ! Ici, je les félicite.

    [1]. Lilian THURAM, Mes étoiles noires : de Lucy à Barack Obama et Manifeste pour l’égalité.

    Gilles AILLAUD. Cage aux lions, 1967. Collection particulière courtesy Galerie de France,© Jacques Lhoir.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 38)

    Épisode 38 : L'erreur est tellement inhérente à l'esprit de l'homme que les fous se croient sages et les sages se croient fous [1].

    georgia o'keeffe;Qu’est-ce que la folie ? S’agit-il d’une erreur de jugement, d’un point de non retour, d’une aliénation de ma liberté de choix, d’un hapax existentiel qui m’envoûte ou d’un saut salvateur dans le cocon de mon for intérieur ? Combien sommes-nous de fugitifs, rescapés ou prisonniers des rouages hasardeux de notre machine ingénieuse ? Ne suis-je pas de ces migrants qui ont franchi le seuil entre les deux rives, tels des sorciers ou guérisseurs piégés dans l’écart progressif entre le rêve et le réveil. Il faut être stoïcs ou funambules pour danser sur la ligne de fuite.

    georgia o'keeffe;Certains fous portent une camisole chimique qui les rend à la fois nostalgiques d’anciennes visions et amputés de la sensation de joie (quelle triste sort !), d’autres s’élèvent pour mieux mériter leur oxygène car la folie s’alimente à sa propre source et croît en dehors de toutes limites. Mais le corps n’est-il pas le versant trouble de la déraison ? Il s’exalte à la seule vision d’un corps céleste, il y trouve même une voie mystique, une clarté organique, peut-être même ancestrale. Il se met à communiquer avec le silence des bêtes, trouve du sens dans la moindre œillade, répond à une présence qui est tue.



    jean tinguelyLes objets aussi lui parlent, particulièrement ceux à résonance métallique, tels que la tuyauterie des radiateurs ou les vases communicants. C'est comme un chant des objets. Pour lors, le corps se met désormais à fondre, à s’émouvoir, à trembler et à pleurer de tout son soûl. Il ne joue pas un rôle. Il est l’intuition qui pilote ses émotions. Le cerveau apprécie ces sensations agréables, organise le transport céleste et se laisse ainsi emporter sur l’onde.

    Qui du corps ou de la déraison aurait tort de glisser sur les arêtes vertigineuses de l’ivresse des sens ?

     

    Georgia O'KEEFFE, Lake George, 1922.

    Georgia O'KEEFFE, Nude Series I, 1917.

    Jean TINGUELY. Untitles, 1970. 

    [1]. Citation de Pierre-Claude-Victor Boiste (1800).

  • Le souffle de la voix (Myriam Wahli)

    par Jean-Michel Olivier

    Unknown-2.jpegC'est un livre fait de petits riens, mais qui ne manque pas de souffle. Les phrases s'achèvent par des points, s'organisent en paragraphes, qui forment des chapitres (de longueur comparable). Mais pas de virgules. L'écriture, ici, épouse le souffle de la voix et joue sur l'oralité pour accueillir les petits riens de la vie quotidienne d'une ferme du Jura bernois. 

    La fille, qui est la narratrice, reste souvent seule avec sa mère, pendant que ses trois frères vont à l'école et que son père part au travail. Les repas sont scandés par la prière et les journées par les longues escapades dans la montagne. 

    Unknown-1.jpegCe rituel, fondé sur les rythmes de la nature, très présente dans le livre de Myriam Wahli, Venir grand sans virgules*, pourrait être immuable. Mais un jour, c'est le drame : le père perd son travail — et tout le fragile équilibre familial est menacé. Quelque chose, dans la langue, se brise et disparaît. Le monde bascule. La voix articulée abandonne ses repères. Les virgules, brusquement, s'effacent. 

    Pour la jeune fille, c'est un rite de passage. « Comme les adultes quand ils racontent ils vous séparent tout comme avec des virgules pour que la vie soit plus digeste une bouchée pour papa une bouchée pour maman. »

    Dans ces pages qui parlent d'attente et de libération, on sent que la narratrice cherche son second souffle. Le chômage du père, qui emporte avec lui les silences du langage, brise aussi l'ordre des apparences et offre à sa fille une chance d'évasion.

    * Myriam Wahli, Venir grand sans virgules, L'Aire, 2018.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 37)

    Épisode 37 : Méditations sur la nature des bêtes

    kim wangMéditation IV : Un déclic poussé à un raisonnement peut changer une vie. [1]

    Quel regard porte l’être humain sur la bête ? S’agit-il d’une altérité radicale qui marque le seuil entre le propre de l’homme et le royaume silencieux des bêtes ? Ou s’agit-il d’une ressemblance lointaine et caverneuse pleine d’une présence vibrante au monde par sa vivacité ou sa forme ? Certains disent que le primate est notre cousin car il est à notre image. Pourtant, cette relation qui humanise l’animal n’est-elle pas en train de le dénaturer ? Le singe, chimpanzé ou bonobo qui aurait adopté au cours de sa très lente évolution un mode de vie et d’expression profondément humain, serait-il capable de transcender sa nature et devenir un être d’histoire et de savoir à l’image de l’homo sapiens ? Quel énigmatique déclic ou enchaînement hasardeux aurait déclenché une telle sortie de route ? Il est beaucoup plus certain que Sid et Nancy, le couple de pyranhas élevés en aquarium dans mon ancienne vie, agissent en prédateurs innocents et que l’âne de la montagne n’apprenne jamais à voler.

    gilles aillaudMéditation V : Il n’y a pas de muets ni d’aveugles. Il y a des parlants et des voyants sur chaque rive [2].

    Je ne suis pas anthropomane, soit une spéciste « folle du propre de l’homme » [3]. Certes la raison, l’historicité, l’innovation et le langage distinguent l’espèce sapiens du non sapiens. Mais le monde animal m’intrigue et m’émeut justement parce qu’il est à la fois proche de ma nature et autre. Cette altérité partielle et silencieuse me résiste d’autant plus qu’elle m’invite à l’échange mystérieux entre nos espèces. Le silence des bêtes est parlant comme leur regard est voyant. Les deux attestent de ma présence ici et maintenant. Bien que je reste sur le seuil de leur langage et de leur regard, je capte une forme d’activité vive et insondable. Leur monde intérieur (un possible reflet d'une captivité archaïque) est peut-être infranchissable. Est-ce la pointe de l’iceberg ? Sous l’eau, une vivacité qui me traverse et m’éveille à une forme de séduction.


    déesse égyptienneMéditation
    VI : Les chats gouvernent le monde. Ils nous envoient des ondes pour construire des maisons avec des radiateurs pour s’installer dessus [4].

    Je cohabite depuis 19 ans avec Isis, la souveraine tigresse des lieux. Elle se couche sur le clavier, dérègle mystérieusement l’ordinateur, brouille les chiffres et les lettres, miaule même quand elle n’a plus faim. Elle cherche aveuglément mon regard et quand le contact s’établit, elle crie sans relâche téléguidant mes pas et mes gestes vers l’armoire à pâtée. Je finis toujours par céder. Qui d’Isis ou de moi, est la déesse de ce logis ?

     

    IMAGES : Kim WANG. Monkey Art.

    Gilles AILLAUD. Intérieur vert, 1964, collection particulière, Galerie de France. © Patrick Müller.

    Déesse Bastet égyptienne de la musique à tête de chat.

     

    [1]. Citation de Nicolas DELHASSE, philosophe.

    [2]. Le vers est inspiré de William BLAKE : « Il n'y a pas de morts. Il y a des vivants sur les deux rives ».

    [3]. Expression employée par Benoît GOETZ dans « Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard, 1999. », Le Portique [En ligne], 4 | 1999, mis en ligne le 11 mars 2005, consulté le 09 juin 2018. URL : http://journals.openedition.org/leportique/287.

    [4]. Citation de Rémy Chauvin reprise par Boris CYRULNIK, éthologue, dans sa conférence sur l’Intelligence animale.

  • Un testament poignant (François Conod)

    par Jean-Michel Olivier

    Unknown.jpegOn avait perdu la trace de François Conod, brillant auteur de trois romans et d'un recueil de nouvelles (dont Janus aux quatre fronts*, Prix des Auditeurs de la RTS 1992) et excellent traducteur de l'auteur alémanique Walter Vogt (six livres parus chez Bernard Campiche). Bien sûr, il y eut, en 2016, ce Petit Maltraité d'Histoire des religions (Slatkine), illustré par Mix et Remix. Mais Conod s'était fait oublier de la vie littéraire…

    Il ressuscite aujourd'hui, grâce à son ami Bernard Campiche, qui publie un livre à la fois coup de poing et testament, Étoile de papier**. Ce récit bref et poignant raconte les quelques mois que l'auteur a passés dans un asile psychogériatrique de Lausanne. Interné contre sa volonté (pour des raisons aussi floues que nombreuses : alcoolisme, dépression, obsession du suicide), Conod va tenir une sorte de journal de bord de cette expérience douloureuse. Il raconte le quotidien de l'institution, les repas, les promenades, l'infantilisation des patients, la poigne de fer ou la gentillesse des infirmières, les visites de plus en plus rares, sur un ton à la fois grave et amusé. Il brosse le portrait de ses camarades de chambre, d'un réfugié africain qui ne parle à personne et qui sera bientôt renvoyé en Somalie, des horaires militaires de l'institution. Unknown-1.jpegConod adresse également une critique acerbe aux milieux médicaux (psychiatres, géropsychiatres, etc.) qui ne prennent jamais le temps d'écouter leurs patients ou édictent des règlements absurdes. Cette charge sonne d'autant plus douloureusement que Conod, interné contre son gré, n'a qu'un désir : rentrer au plus vite chez lui. Pour cela, il lui faudra ruser, mentir, rentrer dans le jeu des soignants. 

    Ce cri de colère aux allures de testament laisse dans la bouche un goût de cendres : François Conod est décédé le 18 décembre 2017 à Lausanne, sans que l'on sache pourquoi, ni comment, à l'âge de 72 ans.

    * François Conod, Janus aux quatre fronts, roman, Bernard Campiche, 1991)

    ** François Conod, Étoile de papier, Bernard Campiche, 2018.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 36)

    Épisode 36 : Méditations sur la nature des bêtes

    Méditation I : Jamais Sid le pyranha ne perdit plus de temps qu’en écoutant la leçon du poisson rouge [1].

    georgia o'keeffe;Quel regard porte le fort sur le faible ? Est-il reconnaissable entre tous et radicalement distinct de l’œillade ? Le pyranha a-t-il l’œil torve ou mauvais ou n’est-il qu’une gueule affamée ? Peut-il capter les mouvements, sentir le sang à distance avant de tracer ou de frayer ? Quel animal peut résister à l’assaut d’une force destinée à trancher les chairs avec l’efficacité d’une lame de guillotine ? Qui a une carapace suffisamment épaisse pour parer au danger ? Sid et Nancy étaient deux pyranhas d’appartement, extraits de leur milieu naturel comme deux instincts de survie à la dérive. Ils livraient un combat sans merci dans le varech artificiel de leur folie. La mort les délivrera. Les pervers, car l’enfermement est une forme de perversion, n’ont pas la capacité de se regarder, ils perçoivent uniquement la terreur et la traquent sans pitié. Leur vision est féroce. L’autre n’existe qu’en sa capacité de tenir le coup, d'endurer la souffrance. S’il ne fléchit pas comme le roseau, il s’effrite comme une oreille gelée.

    Méditation II : Quand tu vois un gypaète, tu vois une parcelle de génie ; lève la tête ! [2]

    Georgia o'keeffe;Quel souvenir me reste-t-il de ce couple de pyranhas, perdu dans le temps, figé jusqu’à la mort dans un état captif et primitif au fond de la caverne ? Rien de plus qu’un désir d’échapper à la fatalité, au huis clos de verre et aux dogmes! Déployer mes ailes vers la chaleur, rejoindre le vol des poètes d’ici et d’ailleurs qu’est cette murmuration d’oiselles migrantes.

    Méditation III : Un regard, et l'immensité est emplie [3]

    Le CaravageCertains animaux ont le regard captif, tel l’aigle ou le prédateur, d’autres ont le regard ouvert, tel le gypaète ou l’âne du Caravage. C’est le regard de la tranquillité et non de la chasse ou de la conquête. Arrêtez-vous un instant sur le seuil de ce regard ! Que vous laisse-t-il entrevoir ? un miroir, une étendue lointaine ou peut-être même une pensée ? Dans cette contemplation silencieuse, l’animal, intelligent ou non, ouvre une dimension de « pur mouvement », de regard sans fin qui voit ce qu’il ne saisit pas [4]. Et ce regard appuie ma présence au monde sans me jauger, ni me mépriser, ni me rabaisser à l’état de chose. L’animal m’observe et cette pensée me réconcilie avec la nature des êtres.

    Georgia O’KEEFFE, Black Place, 1944.

    Georgia O’KEEFFE, Blue and White Abstraction, 1958.

    LE CARAVAGE, Le Repos pendant la fuite en Égypte, 1596.

    [1]. Le vers est inspiré de William Blake : « Jamais l’aigle ne perdit plus de temps qu’en écoutant la leçon du corbeau ».

    [2]. Le vers est inspiré de William Blake : « Quand tu vois un aigle, tu vois une parcelle de génie ; lève la tête !  ».

    [3]. Le vers est inspiré de William Blake : « Une pensée, et l'immensité est emplie ».

    [4]. Jean-Christophe Bailly, Le Versant animal.

  • Un roman mosaïque (Virgile Élias Gehrig)

    par Jean-Michel Olivier

    Unknown.jpegNe vous attendez pas, avec Virgile Élias Gehrig, à une promenade de tout repos. L'auteur aime les méandres, les chemins de traverse, les déambulations rêveuses. Après trois livres à l'Âge d'Homme (un roman, un recueil d'aphorismes et des poèmes), il nous donne aujourd'hui une somme impressionnante, Peut-être un visage*, tant par son ampleur vagabonde que par son style baroque.

    On commence à écrire — surtout en Suisse romande — dès que l'on sent sa vie s'effilocher, ses certitudes s'écrouler, son identité se perdre au fil des jours et des rencontres. C'est ce qui arrive au héros du roman de Gehrig, Thomas, qui souffre d'un mal étrangement helvétique : comme Nicolas Bouvier dans le Poisson Scorpion, il sent un beau matin son visage disparaître. Son épouse est enceinte de leur premier enfant, son père est à l'hôpital : pour conjurer (et cacher) cet effacement, Thomas va disparaître à son tour. Corps et biens. Lui, l'enraciné dans sa langue et son pays, va quitter sa belle Vallée natale : il abandonne tout pour partir et espérer, peut-être, renaître ailleurs.

    Unknown-1.jpegC'est le fil conducteur de ce livre qui se lit comme un roman initiatique dont les pierres, de taille et de couleur différente, forment une sorte de mosaïque à la fois fascinante et difficile à suivre, parfois (les digressions sont nombreuses, on aimerait en savoir plus sur l'effondrement de Thomas). Le roman mêle des extraits de correspondance (les lettres du père), des bulletins d'actualité, des aphorismes, etc. Il change souvent de point de vue, même si la langue reste toujours fluide et musicale.

    Comme Ulysse, errant d'île en île avant de retrouver Ithaque, Thomas sillonnera l'Europe (qui est le nom de sa première fille), fréquentera les cafés berlinois (où l'auteur a écrit une partie de son livre), il traversera la Croatie, l'Albanie et la Grèce, pour arriver, en fin de course, sur une autre île méditerranéenne : Chypre. C'est là que Thomas va rencontrer le Professeur Grigorios, ascète ou anachorète, puis s'initier au monde mystérieux des bibliothèques et reconstruire, peut-être un nouveau visage.

    Le visage est un manuscrit, à lire et à écrire : les caractères qui le composent restent toujours à déchiffrer. 

    Un beau roman, touffu, profond, original, qui porte une voix singulière.

    * Virgile Élias Gehrig, Peut-être un vissage, roman, l'Âge d'Homme, 2018.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 35)

    Épisode 35 : La fièvre de l’or III

    We make noise it's our choice it's what we wanna do [1]
    sid vicious,nancy spungen,sex pistol,seventeenAvant de quitter l’appartement de Mississauga, Leonard O. nourrit Sid et Nancy, le couple de piranhas planqués au fond de l’aquarium géant. À l’aide d’un filet à mailles serrées, il transfère un des poissons rouges de son bocal vers l’étau de verre. La traque dure plusieurs minutes, bientôt le tandem infernal gobe la proie et s’enlise apaisé par le shoot protéiné dans les algues artificielles. La nature qui fait croître les uns au préjudice des autres est d’une force implacable car elle puise sa survie dans une battue sans issue. La folie de Sid bientôt exacerbée par la cage trop étroite, engloutira Nancy d’une pulsion aveugle et boulimique. Il ne restera presque rien du carnage, seul Sid, crevé sur son lit de gerbes aquatiques.

    See my face not a trace no reality

    Sommes-nous les pantins de ce piège sans merci que nous tend la nature ? Leonard O., l’homme au masque de gaze, l’être aux multiples fleuves de Volhinye au Royaume-Uni, avait besoin de ce spectacle stimulant. De plus, l’exigence de vitesse et de faux décors menait sa quête de l’Ouest. Il avait laissé une carrière prometteuse dans la politique pour un avenir qu’il devinait tracé dans la facilité et le succès à paillettes. L’anarchiste devenu golden boy et fils à Mummy ricanait intérieurement. Il ajusta sa cravate aux motifs kaléidoscopiques, glissa une cassette des Sex Pistols dans le baladeur et fila au pas de course vers le 103e étage de la plus haute tour bancaire. Le bruit assourdissant du groupe cogne à meurtrir les tympans. Le volume est au maximum de sa puissance. Sur son visage sybilin, aucune trace de la punk attitude.

    I don't work I just speed that's all I need

    John August senior l’attendait entre deux rendez-vous d’affaires dans son cabinet de courtage perché au sommet de la First Canadian Place. Un vol de gypaètes cerclait la tour de verre, libre et magnifique, scrutant la trace d’un os à déglutir. Père et fils contemplaient le chemin parcouru depuis le Blitz. « Trouve l’étoile qui brille au firmament de ta destinée, Fils. Elle tracera ta voie. Je t’offre une situation à bâtir. Oriente ta perspective dans l’angle de la réussite et le champ des possibles s’ouvrira devant toi comme les plaines d’Abraham aux Britanniques. Je suis parti de rien, aujourd’hui je suis plein aux as. J’attire les courtisans et les joueurs de poker comme des mouches et les coupes de champagne que je leur sers, ne sont jamais assez pleines tant ils sont avides. Leurs rêves sont souvent médiocres c’est pourquoi ils aiment mon succès. » La vie n’était qu’un jeu, une succession de hasards et de bonne fortune. Leonard O. n’avait pourtant pas les illusions paternelles. Il détestait le cigare et Maria, la marâtre. Que lui racontait le vioque sur le sacrifice et les plaies d’Abraham ? Avait-il vraiment trouvé le sésame au Canada, lui qui se faisait appeler J.A. dans les milieux de la haute finance ? Leonard O. était resté un punk anarchiste, et Corah, l’étrangère, était sa drogue préférée.

     

    Photo de Sid VICIOUS. Source : https://www.imdb.com/name/nm0895965/

    Clip de Nancy SPUNGEN. I'm Your Favorite Drug. 

    [1]. Paroles de Seventeen de Sid Vicious, Sex Pistols.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 34)

    Épisode 34 : La fièvre de l’or II

    Tout voyage a une destination que le voyageur ignore.  [1]

    georgia o'keeffe;La fièvre gagne les migrants excités à l’idée d’un monde nouveau, immanquablement meilleur, qui s’offre à eux. Toronto, ville en pleine expansion façonnée par des vagues de migrants venus y réaliser le rêve des premiers commencements avec une nostalgie de gamins où des hordes de bergers à cheval chantent les soirs d’orage autour d’immenses troupeaux, où la pensée magique aspire à une révélation des secrets de la fortune que seuls quelques sorciers se transmettent. Tous, partagés entre plusieurs terres, plusieurs cultures ou langues, à la recherche d’un miracle capable d’apaiser les maux des grands dérangements, que sont les déplacements forcés ou les unions désirées. Arriver en terre inconnue, c’est revenir au point zéro, vers cette inconnue qui nous tend des bras de fer. C’est parfois un acte de liberté qui nous met au tapis.

     

     Seul l’homme qui réalise la liberté rencontre la destinée.

    Quel or es-tu venu chercher ?

    Quelle conquête de l’ouest as-tu imaginée ?

    Quel songe poursuis-tu ?

     

    georgia o'keeffe;Leonard O. [2] n’est pas un pure laine, ni un migrant, c’est un secundo de l’Alberta, qui a quitté Edmonton pour Mississauga à l’âge de 15 ans. Il coule en lui une infinité de rivières de Volhynie et d’Angleterre, une histoire d’origines complexes sur fond d’annexions, d’exils et de menaces. Sa mère, Johanna, est née dans la communauté de Bruderheim des frères moraves au nord d’Edmonton, elle parle l’allemand des émigrés protestants. C’est une multiple déracinée dans les strates d’une histoire mêlée entre oppression et liberté. Est-elle de Russie, de Pologne ou d’Ukraine ? slave ou galicienne ? missionnaire ou anabaptiste persécutée ? pionnière ou barbare ? artiste ou vandale ? L’amour fraternel est sa devise.

    John August senior, quant à lui, a fui les bombardements menés par la Luftwaffe sur Londres et trouvé une forme de survie loin du Blitz dans les postes canadiennes. Il parle l’anglais avec l’accent du vieux continent. Il était ambitieux et tenace quand il épousa la timide Johanna en la sortant de sa charitable communauté. Leurs familles avaient toutes deux réussi à fuir la tyrannie des puissants, mais Johanna avait la solidité morale des résidents, alors que lui assumait le caractère volage des vagabonds. Il lui fit découvrir les affres d’une union hasardeuse. D’abord, ils déménagèrent plusieurs fois au fil des emplois sur la Transcanadienne. Ensuite il eut quelques maîtresses quand ils s’établirent dans une résidence luxueuse de la banlieue de Toronto. Johanna lui posa alors un ultimatum : « Le couple c’est moi et toi, je et tu pour la vie, sinon c’est moi ou l’autre ! ». En homme traqué, il choisit naturellement l’autre. C’est ainsi qu’il épousa Maria en secondes noces, bien qu’elle eût déjà enterré trois maris. Maria était une Irlandaise au caractère bien trempé, une veuve envoûtante qui avait su faire accroître sa fortune grâce à un réseau minutieusement entretenu dans la politique locale. Mais avant tout, elle savait lui georgia o'keeffe;prodiguer les soins dont il avait tant besoin. Leonard O. est donc l’enfant cabossé d’un poignant divorce, le rejeton d’un père à qui tout semblait réussir, le fils médusé de Mommy et le beau-fils d’une marâtre qu’il percevait comme une voleuse d’hommes.

    Que reste-t-il de ces errances dans la masse de nos couples ? Quelles routes s’ouvrent à nous dans la trajectoire de nos migrations ? Sommes-nous libres d’en dessiner les contours  ou faisons-nous semblant d’y échapper ?

     

     

    Georgia O'KEEFFE, Blue, Black and Grey, 1960.

    Georgia O'KEEFFE, Abstraction Blue Wave With Three Circles.

    Georgia O'KEEFFE, Print Blue II, 1916.

    [1]. Martin BUBER (d’origine galicienne par son grand-père), La Légende de Baal-Shem.

    [2]. Leonard O. a été mon premier mari cf. Épisode 33 des Carnets.

     

  • La pensée est un crime (Roland Jaccard)

    par Jean-Michel Olivier

    Unknown-1.jpegRoland Jaccard aime les paradoxes. C'est normal : il en est un. Ce Lausannois exilé à Paris (ici à la piscine Deligny, avec Gabriel Matzneff) cultive l'esprit viennois fin de siècle, le nihilisme, la lucidité et le désenchantement. Ses maîtres à penser sont des tueurs : ils se nomment Cioran, Schopenhauer, Spinoza, Freud, Schnitzler, Karl Kraus. Chacun, à sa manière, arrache les masques du réel pour nous rendre à notre humble condition de mortel. Ces tueurs, souvent, ont payé le prix fort pour avoir soutenu une vérité qui dérange : le suicide, la solitude, la pauvreté, etc. 

    Unknown.jpegDans son dernier livre, Penseurs et tueurs*, un bijou, Jaccard rend hommage à ces figures de la liberté souveraine sans qui — c'est une évidence — nous ne serions pas ce que nous sommes. Ces docteurs en désespoir (Cioran, Schopenhauer) nous ont ouvert des horizons insoupçonnés en renversant les idoles éternelles (Freud l'iconoclaste) ou en jetant une lumière crue sur nos désirs et nos résolutions égotistes.

    Le paradoxe, c'est que cet hommage aux penseurs de la mort n'a rien de triste, ni de morbide. Au contraire, il se dégage de ces chapitres courts et intenses une véritable jubilation à retrouver, en chair et en os, sous la plume de Jaccard, ces maîtres du désenchantement. On y retrouve avec un infini plaisir le grand Cioran, dans sa mansarde de la rue de l'Odéon, esprit brillant et solitaire. Mais aussi Marcel Proust, ce tueur du roman français qui payait les critiques du Figaro pour écrire sur ses livres (quand il n'écrivait pas lui-même les critiques en question!). 

    images.jpegLes plus belles pages, à mon sens, retracent une rencontre, une vraie rencontre, avec Michel Foucauld, par exemple, ou Serge Doubrovsky. 
    Le premier a éclairé l'histoire de la folie et de la prison en Occident, avant de s'attaquer à Freud et à Lacan dans son Histoire de la sexualité. Il a les mêmes intérêts que Jaccard. Rue Vaugirard, deux grands esprits se rencontrent. Et cette rencontre est mémorable.

    « La plus belle chose qu'on puisse offrir aux autres, disait Foucauld, c'est sa mémoire. »

    Bernard Pivot, dans un Apostrophes resté célèbre, accusa Serge Doubrovsky d'avoir tué sa femme pour écrire son extraordinaire Livre brisé. Vérité ou mensonge ? Unknown-3.jpegOn a encore en mémoire les bredouillements de Doubrovsky, pris en flagrant délit. Jaccard lui rend hommage, mais le classe certainement dans la catégorie des « penseurs-tueurs ». Là encore de très belles pages…

    Comme ces rencontres imaginaires avec Fernando Pessoa ou Oscar Wilde. Au fond, l'écriture permet un dialogue silencieux avec toutes les ombres qui nous entourent. Et ces ombres, avec le temps, deviennent de plus en plus nombreuses, de plus en plus bavardes…

    Jaccard n'évite pas l'actualité, pleine de tueurs à la petite ou à la grande semaine. L'affaire Weinstein (un règlement de comptes œdipien, selon RJ), le triomphe des nymphettes, le cinéma hollywoodien, grand pourvoyeur de rêves et de crimes, etc. On retrouve, en fin de parcours, la frange inoubliable de Louise Brooks qui demande à l'auteur de lui fournir un pistolet pour mettre fin à ses jours malheureux. Mais Jaccard, en bon disciple d'Amiel, se défilera.

    * Roland Jaccard, Penseurs et tueurs, éditions Pierre-Guillaume De Roux, 2018.