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mannequin

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 29)

    Épisode 29 : Le médium est le message II

    Georgia O'KeeffeLe web est un magma de toiles communiquantes, entre tentatives de liaisons avortées et recommencements.  Ma vie torontoise était tissée de ces fils multiples et consécutifs qui se révélaient dans l’ordinaire : une soupe safranée et aromatisée de persil au café Lagaffe, une toile de Folon qui me servait de protection chez mon psy, un radiateur branché sur le réseau et diffusant des messages prémonitoires, le gynécée d’une fleur avec quelques grains de pollen qui s’en échappent. 

    Dans cette présence au monde, je me sentais hyperconnectée et trouvais du sens à traverser les couches du temps, chatouillée par toutes les décharges et frôlements de cet état extatique. Je m’amusais comme une pile électrique dans les hautes sphères. Je confectionnais des cartes de visite pour mes déplacements en taxi que je distribuais à mes collègues : « Fresh scent taxi with Ali » ; j’achetais pendant trois mois, des billets de loterie pour tout le personnel du Département conjurant ainsi la détresse du hasard ; j’allais même imaginer une idylle avec un mannequin que je retrouvais dans les cocktails organisés par le consulat suisse de georgia-o-keeffe-jack-in-the-pulpit-no-vi.jpgToronto. Il s’appelait P. Jane. Il était beau paraît-il, si beau qu’on ne voyait que lui dans une pièce. Mes amis gay étaient sous le charme et communiquaient entre eux avec des codes que je percevais. Je ne voyais que ses blessures faussement licites, ses narines dissimulant avec peine du sang séché et sa cicatrice dans le dos, lisse entre deux côtes (bones) provenant grossièrement d’un coup de couteau ou d’une balle perdue. Une peau imberbe, trouée et tatouée sous la tenue d'apparat.

    Je bouclai ma thèse après des années de recherche. J’en arrachai en une nuit, la substantifique moëlle et l’étalai sur une page. Le lendemain, je la traduisis vers l’anglais et la rendis échinée à mon directeur de thèse. « C’est court mais dense, croyez-moi ! Elle est l'aboutissement de mes recherches. Un jus de cervelle à l'état pur propageant une polyphonie de sens à l'infini! Plus poïètique tu meurs ! Forme et contenu confondus ! Plus serait trahir l'essence ! » Mais l’Uni veut du cheminement intègre voire laborieux, des mots à profusion même s’ils engloutissent l’enjeu ou la portée. Et du texte (à défaut de sexe), encore et encore du texte, toujours du texte. Surtout pas un poème. Comme j’étais de mauvaise foi, je fus recalée. 

    georgia O'KeeffeQuand j’annonçai la nouvelle en Suisse, mon père dont je connaissais plus la sagesse que l’exigence, répliqua à distance : « Tu sais, Einstein, n’écrivit qu’une ligne…». Bénies soient ses paroles ! Le progrès viendrait du sens, de la fulgurance, du fugitif ! Mon père, cet homme qui me conçut sans plan ni programme ni carte, bien qu’équippé d’une capote mal fichue, ne déjoua pas le destin, ne se débina pas. Il m’accueillit encore une fois avec gravité, lui qui se rêvait nomade, caravanier du désert ou marin d’eau salée alors que je m'élevais à l'écart de lui, sa fille rebelle. 

     

    Georgia O’Keeffe,  Blue Flower, 1918.

    Georgia O’Keeffe,  Jack-in-the-Pulpit VI, 1930

    Georgia O’Keeffe,  Papaya Tree – Iao Valley – Maui, 1939.