Les Carnets de CoraH (Épisode 49)
Épisode 49 : paysages en écho
Quel bonheur de retrouver la Lagune et les Rives du lac après un séjour en territoire balinais ! C’est comme un signe de reconnaissance qui nous plonge imperceptiblement dans le Léman. Les galets ont à peine remué sous les pieds des baigneurs ou le flux des vagues. Quelques bois flottés charriés par la Dranse viennent échouer sur la grève. Ce sont les esprits des montagnes qui rejoignent ceux du lac. Des sommets à l’immense étendue d’eau, une chaîne de troncs arrachés cabriolent dans les torrents. Ce sont autant d’elfes, de sorcières et de fées aux allures cravachées. Ceux qui n’iront pas à la Fête des fabuleux Flottins cet hiver, alimenteront des feux nocturnes improvisés.
Ce paysage entre curieusement en résonance avec l’axe kaja (la direction de la montagne sacrée) et kelod (la direction de la mer) des Balinais : les trois pics de l’île dont le volcan Agung émergent avec ses innombrables rivières qui séparent les vallées et irriguent les rizières jusqu’à la mer. Un espace vertical où l’horizontalité s’incarne dans les nombreux ponts qui chevauchent les torrents et relient les villages et les terrasses cultivées. Là-bas, les esprits flottent ou errent en haute altitude comme en basse jusqu’à ce qu’ils se déifient ou s’incarnent dans un nouveau-né. Ici au bord du lac, ils se matérialisent en végétaux, en Flottins suspendus dans l’équilibre précaire d’un coucher de soleil.
Mon regard examine la surface caillouteuse des rives, il se met au niveau du sol et se laisse entraîner dans les fonds lacustres. Là où mon corps épouse la ligne horizontale et peu profonde, allongé les pieds dans les algues, le nez sous-marin à la recherche d’une aire lumineuse. Les cailloux sont rutilants imprégnés par les innombrables intempéries. Ils racontent au fond des eaux des histoires invisibles et énigmatiques que j’essaie de lire.
© Ferdinand HODLER, Le Lac de Thoune,
© Paul HUSNER.
© Georgia O'KEEFFE, Lake George.
Nous sommes réunis (famille, amis et membres de la Fondation) afin de découvrir le Bali que Marc JURT, l’artiste suisse d’exception, a tant aimé. La nature luxuriante de cette île indonésienne faite de contrastes et de contradictions l’a profondément inspiré, telles les célèbres rizières de Jatiluwih cultivées sur les flancs d’une montagne où l’on perçoit au loin une lisière sans doute sauvage et débridée. Cette architecture captivante, qui n’a rien de naturel, ressemble fort aux terrasses travaillées du vignoble de Lavaux, toutes deux inscrites au patrimoine mondial de l’UNESCO.
Je ne sais pas si Marc croyait aux esprits et en la réincarnation. C’est possible, car le doute a souvent raison des esprits même rationnels. Marc avait certainement l’esprit scientifique dans son travail. Il aimait la précision et la minutie de l’artisan comme l’exercice du chercheur qui classe et répertorie son travail tout en posant un regard articulé sur sa production. Il était l’observateur du monde qu’il créait. Peut-être un poète aussi. Il a d’ailleurs écrit des textes jusqu’à l’âge de 20 ans sans jamais les montrer.
En quoi ton esprit créateur, Marc, espère-t-il se réincarner ? Désire-t-il prolonger l’œuvre intarissable de ta source : dessiner, peindre, sculpter, graver, inlassablement dans un état proche de la transe comme une patineuse voltigeant sur des plaques en acier ? Mais aimer organiquement le monde en observateur et en poète ou voler librement dans le cercle des gypaètes à l’abri des démons et des frontières alpines, lui suffirait-il ? Voudrait-il inscrire à nouveau ton empreinte dans un paysage de jets d’ombre et de lumière, de masse horizontale et de gerbe verticale ? Ici, dans la finesse d’un bassin d’eau entre illusion et réel ?
Pramoedya Ananta Toer
C’est en 1954 que paraît Corruption. Ce roman se situe dans les premiers temps de l’indépendance indonésienne. Le pays est en train de se construire. Les tentations de corruption sont d’autant plus grandes que le fossé entre les classes sociales se creuse. Bakir est un fonctionnaire de l’État. Il est marié et vit avec ses 4 enfants. C’est un bon père de famille et un chef respecté, mais peu ordinaire par les temps qui courent, car il roule avec un vieux vélo rouillé, porte toujours les deux mêmes chemises et ses souliers sont éculés. Sa famille occupe deux pièces d’une petite maison qu’elle doit partager avec des commerçants chinois, car il faut bien arrondir les fins de mois. De plus, les enfants réussisent bien à l’école et le passage au niveau supérieur va coûter très cher. Comment leur assurer une vie digne ? C’est alors que la tentation de s’enrichir commence à le travailler. Faut-il tout avouer et faire confiance à sa femme pourtant d’une loyauté exemplaire ? Faut-il garder ou renvoyer l’employé studieux, à qui il autorise de lire et d’étudier pendant les heures de bureau, mais qui semble l’espionner et décèler dans ses gestes le moindre signe de corruption ?
À quoi sert d’être honnête si sa probité ne lui offre pas des conditions de vie décentes ? Avec une nouvelle cravate, du cirage et la location d’un taxi, il pourra en imposer. Plusieurs hauts fonctionnaires possèdent déjà une voiture et une maison dans les beaux quartiers, fument le cigare et boivent de l’alcool. Il est si facile pour lui de prendre au passage une commission sur les commandes passées par l’État aux entreprises internationales. Les Chinois sont les premiers clients sur sa liste. Le moyen de s’enrichir est donc simple, il lui suffit de passer à l’action.
Sur la route d’Amed, nous traversons le petit village de Culit. Près de 400 familles ont cotisé pour cette cérémonie funéraire alors qu’elles vivent pour la plupart dans un dénument presque total. Une crémation peut coûter cher d’où le sens développé de la collectivité et de l’entraide. Deux marchandes nous ont offert de l’eau sous le soleil de plomb, car elles n’ont pas le droit de faire commerce. Je crois bien que j’ai senti un tressaillement alors que je tendais un billet de 20 000 roupies (moins de 2 francs). Mon insistance n’a pas eu raison de son intégrité. Le taureau est prêt ainsi que la haute tour bariolée, la procession peut finalement commencer après plusieurs jours de préparatifs.
donner des informations sur le déroulement de la cérémonie. Lorsque l’imposante tour passe sous des fils électriques situés trop bas, son sommet articulé bascule vers l’arrière sous les cris d’encouragement de la foule. En tête du défilé, les femmes aux cheveux noirs noués portent sur la tête de magnifiques paniers tressés contenant des offrandes. Leur nombre est impressionnant.
possible réincarnation. Si les rites sont expédiés et mal respectés, la collectivité peut craindre une forme de représailles, les exprits poursuivant leur errance et tourmentant les vivants. C’est pour cette raison, entre autres, que les Balinais respectent le culte des ancêtres. Nous sommes une fois de plus comme secoués entre traditions séculaires et ouverture à la modernité
L’œuvre de l’artiste Walter Spies est assurément liée à Bali. Il fut le plus aimé des Européens, celui qui a su approfondir la couleur des rêves et donner une forme à nos fantômes et nos peurs. Né à Moscou dans une famille de diplomates allemands, il fit des études à Dresde puis, lorsque la Première Guerre éclata, il fut emprisonné dans un camp de l’Oural. Après la guerre, il retourna en Allemagne, prit des leçons de peinture avec Oskar Kokoschka et étudia le piano avec Arthur Schnabel. Puis il devint l’assistant de l’un des maîtres de l’expressionnisme allemand, le réalisateur Murnau (Nosferatu le vampire). Son destin entre dans la légende lorsque le rajah de Yogyakarta l’invita dans son palais avec son petit orchestre. Le sultan fut intrigué par l’intérêt que ce jeune Allemand portait au gamelan et à la beauté des danseurs. Spies vécut 4 ans auprès de l’un des princes du palais, qui fut probablement son amant, et apprit au sein de la cour les subtilités de la culture javanaise. En 1927, il s’installe à Bali dans la région d’Ubud. C’est le coup de foudre définitif avec l’île 
« Tout Sanur y est » au Café Batu Jimbar ! Dans l’artère principale se trouve une large terrasse ombragée où la faune des touristes côtoie la population locale. On y trouve des mets à la carte, ainsi qu’en bordure de terrasse un buffet de cuisine traditionnelle préparé spécialement par les cuisiniers balinais. Je me laisse tenter par un nasi compour Bali. Il s’agit d’un volcan de riz ceint d’une variété de légumes tels que carottes, brocolis et lamelles de fruit du jacquier dont l’agréable saveur rappelle un mélange de mangue et d’ananas, et dont la texture une fois cuit, celle filandreuse d’un bœuf longuement mijoté. Ce « fruit du pauvre » pouvant peser jusqu’à 36 kgs, devient l’étoile montante des mets végétariens.
Nous entrons au supermarché de Sanur. À l’entrée du magasin trois Balinaises nous suivent d’un regard insistant. Se pourrait-il que les frontières entre les cultures deviennent d’un coup poreuses ?
Je n’ai pas tant le pied aérien si bien que voler au-dessus des nuages ne me réjouit pas vraiment. Je me plonge alors dans des rituels rassurants que proposent les vols de longue distance : s’enrouler dans une couverture, mettre les écouteurs et zapper les chaînes de musique et de cinéma, attendre le plateau repas en observant du coin de l’œil le plan du vol où s’inscrivent en direct les kilomètres parcourus (16 par minute !) Il suffit de passer de longues heures suspendus dans une capsule volante pour avoir l’impression de traverser des frontières aussi bien inattendues que réelles. S’ouvre alors un passage hors du temps vers le paysage rêvé. Que vais-je découvrir là-bas ? Mes attentes seront-elles comblées par l’évidente beauté des lieux et de ses habitants ? Y aura-t-il un peu d’épaisseur dans ce regard ravi ou bien l’œil de masse ne peut-il échapper aux clichés de surface ? Faudra-t-il s’imprégner jusqu’à
l’os pour que l’expérience balinaise m'écarte de ma tendance naturelle à l’habitude et à l’ennui ? Arriverais-je à gratter le vernis, sonder ce qui peut jaillir de troublant ou d’effrayant sous le masque des apparences. L’île grouille d’esprits.
Si mon désir de dépaysement est quelque peu flou, l’objectif de ce voyage est quant à lui bien réel : il s’agit de retourner sur les traces de l’artiste Marc Jurt qui fut enseignant d'art au Collège de Saussure à Genève
Dans quelques jours, je pars pour l’île de Bali et de Java. Vous trouverez ici les traces de ce dépaysement, des notes, des impressions ou des poèmes, au gré du voyage comme des pauses bienvenues et régulières avec vous, chères lectrices et lecteurs.
uccession des îles de l’archipel indonésien reliant Sumatra à la Nouvelle Guinée, comme la colonne vertébrale d’un monstre sacré partageant les eaux de l’Océan Indien et du Pacifique ? Certains y voient la perle d’un collier dégraphé du continent ou le grain symbolique (l’os ?) d’un chapelet bouddhique. Mon Bali ressemble aujourd’hui à cet esprit marin, laissant paraître une forme organique dans la masse opaque du monde océanique. Trouverai-je là-bas l’effroi provoqué par des esprits dérangés ou la magie naturelle d’un lieu que certains nomment sans réserve le « paradis terrestre » ?
En surfant sur la toile, j’ai découvert un curieux endroit où j’aimerais pousser la porte. Il s’agit d’une bibliothèque associative située à Wanagri dans la région montagneuse du nord de l’île. Cet endroit est géré par l’association Déroutes & Détours qui se donne pour tache de faire la promotion de la lecture dans ce coin reculé de l’île. On y trouve près de 4000 livres et le gardien des lieux, un certain Franck Michel propose une magnifique introduction à la littérature balinaise. J’y découvre les noms d’auteurs indonésiens tels que Pramoedya Ananta Toer ou