Chronique d'une enseignante à la retraite (26/06/2022)

par Martine Brandt

Martine Brandt a mené sa carrière d'enseignante de français à l'École de culture générale. Au moment de quitter ses collègues, elle a souhaité leur dire quelques mots. Nous publions ici le discours qu'elle a prononcé juste avant de prendre sa retraite. 

arton106013.jpgQuand on est jeune prof, on a peu de documents, il faut créer par soi-même ses cours, souvent ex nihilo. Puis on prend de la bouteille. J’ai été maître de groupe pendant quinze ans, présidente de groupe à plusieurs reprises, ainsi qu’au Conseil paritaire par deux fois. Et il est vrai que lors de ces années-là, la direction te regarde et te considère autrement, presque avec un peu de crainte. Puis les années passant, j’ai pris un peu de recul : il y a eu la parution de mon roman, mes récits de voyage dans la revue Coaltar, les lectures publiques, les expos de peinture et puis je pensais : laissons la place aux jeunes.

Il faut aussi dire que les injonctions contraires fatiguent : on nous dit de mettre de meilleures notes aux élèves dans le même temps qu’on nous prie d’être davantage exigeants. Ce serait comique si ce n’était aussi cynique. J’ai vu l’arrivée des classes préparatoires et comme vous, l’avènement de la loi qui nous réclame de garder les élèves à l’école jusqu’à dix-huit ans, même les moins motivés. FO18 va devenir PI (parcours individualisé). Et il y aura une diminution massive des Options complémentaires. Mon cours cinéma créé il y a quinze ans va mourir avec moi, le cours d’histoire des religions n’existera purement et simplement plus. Bref, ce n’est plus l’école que j’ai choisie.

Dans le groupe de français, la liberté s’est amenuisée : ah ! plus de choix des jurés en 3ème par exemple, quel dommage. Je crois profondément qu’on ne travaille bien qu’avec des personnes que l’on apprécie.

Puis, cette commission d’examens s’en est mêlée. Pour les sujets de dissertation de 3ème, on est passé de commenter (le sujet) à expliquer puis rebelote. Tu as dit : développer ? Audacieux, va ! Pour le paragraphe argumentatif de 1ère, on est passé dernièrement de 150 à 350 mots sans nous consulter. Et surtout est venu le mot fatidique d’uniformiser. On ne savait pas pourquoi, mais il fallait uniformiser, à tout va, à tout crin. On nous a ânonné que ça serait plus juste. Maintenant, c’est devenu harmoniser. Il faut harmoniser, c’est tout, c’est comme ça.

Défendez-vous, battez-vous. No pasaran.

Vous avez dit quoi ? Ce que je vais faire faire à la retraite ? Harmoniser, bien sûr.

Et je n’ai pas fait mention du PEC (le nouveau plan d’études). Ni du numérique. Amusez-vous bien !

Pour la semestrielle de 1ère année, je remercie les responsables d’avoir choisi cette année un texte qui commence par : « Dans notre société, il ne fait pas bon devenir vieux ». En 2005, c’était pire mais ça m’avait moins frappée, la semestrielle commençait de cette manière : « “La vieillesse est un naufrage”, constatait De Gaulle ».

Je laisse derrière moi ce terme barbare d’IPP (idée prise de position), sans regrets. À mon sens, il ne remplace pas le terme d’argument. Ensuite, on parlait de justification de l’argument et ça allait très bien. En tout cas, je n’ai jamais entendu un seul élève se commettre en disant à un de ses camarades : mais argumente, ah non pardon, avance-moi un IPP.

Heureusement, il reste la littérature, les textes classiques et contemporains. Je continue de penser que nos élèves méritent les deux.

images.jpegPour terminer, j’aimerais vous lire un extrait d’une dissertation de 3ème sur Phèdre d’un de mes anciens élèves : Fin de la conclusion : « Nous pouvons comparer Phèdre à l’héroïne de Cinquante Nuances de Grey, tant ces deux femmes vivent et assument leur amour et leur sexualité ; c’est dire à quel point Phèdre est moderne, et d’une certaine façon intemporelle. » Dans la marge, il avait ajouté : « J’avais fait le pari avec mon meilleur ami de placer ce livre dans une dissertation, désolé ». Un petit rigolo, mais assez doué. Dans cette même dissertation, plus haut, il citait Racine : « Le fait qu’elle dise : “Ces dieux qui dans mon flanc/ ont allumé le feu (Johnny Hallyday) fatal à tout mon sang ; / ces dieux qui secs ont fait une gloire cruelle / de séduire le cœur d’une faible mortelle” (vers 679 à 682) montre à nos yeux la tragédie que subit Phèdre ». Vous connaissez les hésitations du prof, ses tentations. Biffer purement et simplement ? Ou alors, noter dans la marge : je n’aime pas Johnny ou encore lui dire que sa chanson la plus étonnante, c’était : « Jésus-Christ est un hippie » … ou lui rappeler l’anecdote qui courait sur Johnny : quand on lui demandait : « Vous pensez quoi de Toulouse-Lautrec ? », il répondait : « J’espère que Toulouse va gagner ». Vous auriez mis quoi à ma place ? J’ai scolairement écrit, un peu lâchement certes : « On a les références qu’on peut. Mais entre Racine et Johnny (qui n’écrit pas lui-même ses chansons), est-on sur la même échelle ? »

En conclusion, on a une chance énorme d’enseigner le français. On peut parler de tout et on défend l’art et la langue.

Courage à vous, restez valeureux ! Je vous remercie tous.

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