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les carnets de corah

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 65)

    Épisode 65 :  Marc JURT en rêvant : Autoportrait de ma table de travail 

    Marc Jurt, autoportrait de ma table de travailLes objets ont-ils une âme ? Rêvent-ils aussi de grandeur et d’élévation ? Que reste-t-il de la vigueur d'un arbre quand son être est gougé, creusé ou tarabiscoté par la main habile du menuisier ? Devient-il un objet inerte et inanimé ou conserve-t-il quelque chose de sa verdeur d’antan ? A-t-on déjà vu une table de travail songer à changer de nature, d’étendue ou de fonction ?

    Dans l’incruste, située dans la partie inférieure de la gravure, on aperçoit le modèle original, soit un bureau d’intérieur, idéal pour le dessin ou l’écriture. Le bois est sculpté élégamment; les proportions sont harmonieuses; le calme, l’ordre et la tempérance y règnent. Le temps est même suspendu. Pourtant le tiroir est largement ouvert comme pour y recevoir la chute imminente d’un objet en apesanteur, dont l’ombre pyramidale avance sur le plateau — s’agit-il d’une page blanche chiffonnée prête à disparaître dans les oubliettes ou d’un jeu d’osselets faisant diversion ? L’artiste s’est-il volontairement retiré de l’image par espièglerie laissant ses outils de travail le représenter ?

    Du pied gauche de la table réelle surgit son double fantasmé dans un paysage minéral aux motifs symétriques, mollement déformés. Au loin, l’horizon est ciselé par une chaîne de montagnes. Le sol est couvert d’un tapis rocailleux jusqu’aux cascades qui se déversent dans la mer. Sous les quatre pieds de la table rêvée, un losange se forme. On trouve, fixées en bordure de l’abîme, les mêmes masses blanches et opaques qui s’accumulent près des franges comme autant d’ébauches froissées. N’y a-t-il pas sur le tapis naturel de nos rêves artistiques un cimetière de faillites ? Combien d’essais, de recommencements et de persévérance dans la réalisation d’une seule œuvre ? 

    Si j’étais une table de travail, mes pieds seraient des stipes de palmiers puissants qui sortiraient du sol pour s’élancer vers le ciel. On pourrait sans trop de peine les escalader comme un cocotier pour voir à quoi ressemble là-haut le soleil éternel. Mon tiroir se viderait d’anciens brouillons et de vaines tentatives; il recueillerait des mots couverts uniquement. Quant à mon plateau, je l’imagine aussi grand qu'une île plane. Je le rêve couvert d’un sol soyeux comme de la jeune mousse accueillant comme un rêve de migrant, le mot liberté tatoué sur sa peau. Un lieu défiant les lois naturelles, où la gravité des doutes et des naufrages n’auraient pas de poids.  

    IMAGE : Marc JURT. Autoportrait de ma table de travail, 1981. Eau-forte et aquatinte en noir : 27,8 x 18,5 cm. Catalogue raisonné no 89. 

    Note de Marc JURT sur cette estampe : « Autour de différentes maisons dans lesquelles j’ai gravé ». Catalogue raisonné, p. 50.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 56)

    Épisode 56 : Rimbaud en rêvant : Le mystère du voyage perdu  [1]

    Rimbaud, le petitjournal JakartaRimbaud fut cet adolescent voyant, ce visionnaire au verbe précoce, qui, fuyant d’un coup l’écriture et son cortège toxique de courtisans, choisit de vivre le dérèglement de tous les sens que sont les voyages et l’usage du monde, ces expériences hors de soi. Alors que sa jeune sœur venait de mourir, aux funérailles desquelles il se présenta complètement tondu, il fugue à nouveau, laissant dans sa biographie une page blanche de plusieurs mois. Quelques maigres indices signalent qu’il fit une traversée en mer jusqu’en Indonésie après s’être engagé dans l’armée royale des Indes néerlandaises dans le but de réprimer une révolte indigène. On se gausse à l’idée de ses convictions colonialistes. Rimbaud n’est pas relativiste, juste opportuniste. Une archive militaire atteste en effet qu’il embarque le 10 juin 1876 à bord du Prince d’Orange à destination de Java. La prime d’engagement est bougrement coquette.

    bateau ivre-600.jpgOn ne retient de lui aucun signe disctinctif, pas même un coup de canif dans le contrat, une cicatrice ou un tatouage I Love Mom sur le bras, comme s’il voulut fondre dans la masse militaire tel un soldat ordinaire. Le bateau à vapeur accoste à Jakarta le 22 juillet 1876. Son bataillon se rend alors à Salatiga, dans le centre de l’île au pied du volcan Merbabu. Le 15 août, Rimbaud devient le déserteur espéré. Pendant quinze jours, il s’évapore dans la nature sans laisser la moindre trace de vie. Il aurait repris la mer sur un voilier écossais qui appareille le 30 août pour les côtes irlandaises, mais on ne peut vérifier sa présence à bord. Il réapparaît miraculeusement en décembre de la même année à Charleville, son hâvre maternel.

    nadera-ida-bagus-made-1910-199-two-scenes-of-the-balinese-jun-1698212-500-500-1698212.jpgRimbaud, « aux semelles de vent » et de sel, qu’as-tu vécu à Java ? Toi l’ex explosé de Verlaine, le jeune gars aux traits passe-partout. Comment as-tu pu jouer au plus fin avec le clair-obcur de cette île équatoriale, sans faire de vagues ? La crainte de la sanction te rendit invisible. Peut-être as-tu trouvé refuge dans une fumerie d’opium à Jakarta mais ton goût de l’aventure était sans doute plus fort que l’interdit. La survie ne fut-elle pas ta priorité ? Nombreux sont ceux qui ont cru (mais la croyance est illusoire) t’entrevoir dans la jungle javanaise, à l’aise au milieu des bêtes sauvages, faisant l’homme-singe au bout d’une liane.

    Moi, je t’imagine curieux de l’Autre en toi. Vivre à Java était peut-être une aubaine. Au détour d’une rencontre, tu as observé la feuille de lontar qui sert de parchemin aux écrits immémoriels des Indonésiens. Peut-être y as-tu gravé une lettre, une missive ou un poème avant de reprendre le large ?

    © illustration dans le petitjournal Jakarta (https://lepetitjournal.com/vivre-a-jakarta/rimbaud-java-une-histoire-meconnue-85998)

    Le Bateau ivre (http://mirylscrap.eklablog.com/art-journal-c625135/7)

    NADERA Ida Bagus Made, Scene of the Balinese jungle.

    [1]. Jamie James, Rimbaud in Java, The Lost Voyage (Paris / Singapour, Didier Millet, 2011).