Les Carnets de CoraH (Épisode 36)
Épisode 36 : Méditations sur la nature des bêtes
Méditation I : Jamais Sid le pyranha ne perdit plus de temps qu’en écoutant la leçon du poisson rouge [1].
Quel regard porte le fort sur le faible ? Est-il reconnaissable entre tous et radicalement distinct de l’œillade ? Le pyranha a-t-il l’œil torve ou mauvais ou n’est-il qu’une gueule affamée ? Peut-il capter les mouvements, sentir le sang à distance avant de tracer ou de frayer ? Quel animal peut résister à l’assaut d’une force destinée à trancher les chairs avec l’efficacité d’une lame de guillotine ? Qui a une carapace suffisamment épaisse pour parer au danger ? Sid et Nancy étaient deux pyranhas d’appartement, extraits de leur milieu naturel comme deux instincts de survie à la dérive. Ils livraient un combat sans merci dans le varech artificiel de leur folie. La mort les délivrera. Les pervers, car l’enfermement est une forme de perversion, n’ont pas la capacité de se regarder, ils perçoivent uniquement la terreur et la traquent sans pitié. Leur vision est féroce. L’autre n’existe qu’en sa capacité de tenir le coup, d'endurer la souffrance. S’il ne fléchit pas comme le roseau, il s’effrite comme une oreille gelée.
Méditation II : Quand tu vois un gypaète, tu vois une parcelle de génie ; lève la tête ! [2]
Quel souvenir me reste-t-il de ce couple de pyranhas, perdu dans le temps, figé jusqu’à la mort dans un état captif et primitif au fond de la caverne ? Rien de plus qu’un désir d’échapper à la fatalité, au huis clos de verre et aux dogmes! Déployer mes ailes vers la chaleur, rejoindre le vol des poètes d’ici et d’ailleurs qu’est cette murmuration d’oiselles migrantes.
Méditation III : Un regard, et l'immensité est emplie [3]
Certains animaux ont le regard captif, tel l’aigle ou le prédateur, d’autres ont le regard ouvert, tel le gypaète ou l’âne du Caravage. C’est le regard de la tranquillité et non de la chasse ou de la conquête. Arrêtez-vous un instant sur le seuil de ce regard ! Que vous laisse-t-il entrevoir ? un miroir, une étendue lointaine ou peut-être même une pensée ? Dans cette contemplation silencieuse, l’animal, intelligent ou non, ouvre une dimension de « pur mouvement », de regard sans fin qui voit ce qu’il ne saisit pas [4]. Et ce regard appuie ma présence au monde sans me jauger, ni me mépriser, ni me rabaisser à l’état de chose. L’animal m’observe et cette pensée me réconcilie avec la nature des êtres.
Georgia O’KEEFFE, Black Place, 1944.
Georgia O’KEEFFE, Blue and White Abstraction, 1958.
LE CARAVAGE, Le Repos pendant la fuite en Égypte, 1596.
[1]. Le vers est inspiré de William Blake : « Jamais l’aigle ne perdit plus de temps qu’en écoutant la leçon du corbeau ».
[2]. Le vers est inspiré de William Blake : « Quand tu vois un aigle, tu vois une parcelle de génie ; lève la tête ! ».
[3]. Le vers est inspiré de William Blake : « Une pensée, et l'immensité est emplie ».
[4]. Jean-Christophe Bailly, Le Versant animal.