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Carnets de Corah - Page 6

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 36)

    Épisode 36 : Méditations sur la nature des bêtes

    Méditation I : Jamais Sid le pyranha ne perdit plus de temps qu’en écoutant la leçon du poisson rouge [1].

    georgia o'keeffe;Quel regard porte le fort sur le faible ? Est-il reconnaissable entre tous et radicalement distinct de l’œillade ? Le pyranha a-t-il l’œil torve ou mauvais ou n’est-il qu’une gueule affamée ? Peut-il capter les mouvements, sentir le sang à distance avant de tracer ou de frayer ? Quel animal peut résister à l’assaut d’une force destinée à trancher les chairs avec l’efficacité d’une lame de guillotine ? Qui a une carapace suffisamment épaisse pour parer au danger ? Sid et Nancy étaient deux pyranhas d’appartement, extraits de leur milieu naturel comme deux instincts de survie à la dérive. Ils livraient un combat sans merci dans le varech artificiel de leur folie. La mort les délivrera. Les pervers, car l’enfermement est une forme de perversion, n’ont pas la capacité de se regarder, ils perçoivent uniquement la terreur et la traquent sans pitié. Leur vision est féroce. L’autre n’existe qu’en sa capacité de tenir le coup, d'endurer la souffrance. S’il ne fléchit pas comme le roseau, il s’effrite comme une oreille gelée.

    Méditation II : Quand tu vois un gypaète, tu vois une parcelle de génie ; lève la tête ! [2]

    Georgia o'keeffe;Quel souvenir me reste-t-il de ce couple de pyranhas, perdu dans le temps, figé jusqu’à la mort dans un état captif et primitif au fond de la caverne ? Rien de plus qu’un désir d’échapper à la fatalité, au huis clos de verre et aux dogmes! Déployer mes ailes vers la chaleur, rejoindre le vol des poètes d’ici et d’ailleurs qu’est cette murmuration d’oiselles migrantes.

    Méditation III : Un regard, et l'immensité est emplie [3]

    Le CaravageCertains animaux ont le regard captif, tel l’aigle ou le prédateur, d’autres ont le regard ouvert, tel le gypaète ou l’âne du Caravage. C’est le regard de la tranquillité et non de la chasse ou de la conquête. Arrêtez-vous un instant sur le seuil de ce regard ! Que vous laisse-t-il entrevoir ? un miroir, une étendue lointaine ou peut-être même une pensée ? Dans cette contemplation silencieuse, l’animal, intelligent ou non, ouvre une dimension de « pur mouvement », de regard sans fin qui voit ce qu’il ne saisit pas [4]. Et ce regard appuie ma présence au monde sans me jauger, ni me mépriser, ni me rabaisser à l’état de chose. L’animal m’observe et cette pensée me réconcilie avec la nature des êtres.

    Georgia O’KEEFFE, Black Place, 1944.

    Georgia O’KEEFFE, Blue and White Abstraction, 1958.

    LE CARAVAGE, Le Repos pendant la fuite en Égypte, 1596.

    [1]. Le vers est inspiré de William Blake : « Jamais l’aigle ne perdit plus de temps qu’en écoutant la leçon du corbeau ».

    [2]. Le vers est inspiré de William Blake : « Quand tu vois un aigle, tu vois une parcelle de génie ; lève la tête !  ».

    [3]. Le vers est inspiré de William Blake : « Une pensée, et l'immensité est emplie ».

    [4]. Jean-Christophe Bailly, Le Versant animal.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 35)

    Épisode 35 : La fièvre de l’or III

    We make noise it's our choice it's what we wanna do [1]
    sid vicious,nancy spungen,sex pistol,seventeenAvant de quitter l’appartement de Mississauga, Leonard O. nourrit Sid et Nancy, le couple de piranhas planqués au fond de l’aquarium géant. À l’aide d’un filet à mailles serrées, il transfère un des poissons rouges de son bocal vers l’étau de verre. La traque dure plusieurs minutes, bientôt le tandem infernal gobe la proie et s’enlise apaisé par le shoot protéiné dans les algues artificielles. La nature qui fait croître les uns au préjudice des autres est d’une force implacable car elle puise sa survie dans une battue sans issue. La folie de Sid bientôt exacerbée par la cage trop étroite, engloutira Nancy d’une pulsion aveugle et boulimique. Il ne restera presque rien du carnage, seul Sid, crevé sur son lit de gerbes aquatiques.

    See my face not a trace no reality

    Sommes-nous les pantins de ce piège sans merci que nous tend la nature ? Leonard O., l’homme au masque de gaze, l’être aux multiples fleuves de Volhinye au Royaume-Uni, avait besoin de ce spectacle stimulant. De plus, l’exigence de vitesse et de faux décors menait sa quête de l’Ouest. Il avait laissé une carrière prometteuse dans la politique pour un avenir qu’il devinait tracé dans la facilité et le succès à paillettes. L’anarchiste devenu golden boy et fils à Mummy ricanait intérieurement. Il ajusta sa cravate aux motifs kaléidoscopiques, glissa une cassette des Sex Pistols dans le baladeur et fila au pas de course vers le 103e étage de la plus haute tour bancaire. Le bruit assourdissant du groupe cogne à meurtrir les tympans. Le volume est au maximum de sa puissance. Sur son visage sybilin, aucune trace de la punk attitude.

    I don't work I just speed that's all I need

    John August senior l’attendait entre deux rendez-vous d’affaires dans son cabinet de courtage perché au sommet de la First Canadian Place. Un vol de gypaètes cerclait la tour de verre, libre et magnifique, scrutant la trace d’un os à déglutir. Père et fils contemplaient le chemin parcouru depuis le Blitz. « Trouve l’étoile qui brille au firmament de ta destinée, Fils. Elle tracera ta voie. Je t’offre une situation à bâtir. Oriente ta perspective dans l’angle de la réussite et le champ des possibles s’ouvrira devant toi comme les plaines d’Abraham aux Britanniques. Je suis parti de rien, aujourd’hui je suis plein aux as. J’attire les courtisans et les joueurs de poker comme des mouches et les coupes de champagne que je leur sers, ne sont jamais assez pleines tant ils sont avides. Leurs rêves sont souvent médiocres c’est pourquoi ils aiment mon succès. » La vie n’était qu’un jeu, une succession de hasards et de bonne fortune. Leonard O. n’avait pourtant pas les illusions paternelles. Il détestait le cigare et Maria, la marâtre. Que lui racontait le vioque sur le sacrifice et les plaies d’Abraham ? Avait-il vraiment trouvé le sésame au Canada, lui qui se faisait appeler J.A. dans les milieux de la haute finance ? Leonard O. était resté un punk anarchiste, et Corah, l’étrangère, était sa drogue préférée.

     

    Photo de Sid VICIOUS. Source : https://www.imdb.com/name/nm0895965/

    Clip de Nancy SPUNGEN. I'm Your Favorite Drug. 

    [1]. Paroles de Seventeen de Sid Vicious, Sex Pistols.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 34)

    Épisode 34 : La fièvre de l’or II

    Tout voyage a une destination que le voyageur ignore.  [1]

    georgia o'keeffe;La fièvre gagne les migrants excités à l’idée d’un monde nouveau, immanquablement meilleur, qui s’offre à eux. Toronto, ville en pleine expansion façonnée par des vagues de migrants venus y réaliser le rêve des premiers commencements avec une nostalgie de gamins où des hordes de bergers à cheval chantent les soirs d’orage autour d’immenses troupeaux, où la pensée magique aspire à une révélation des secrets de la fortune que seuls quelques sorciers se transmettent. Tous, partagés entre plusieurs terres, plusieurs cultures ou langues, à la recherche d’un miracle capable d’apaiser les maux des grands dérangements, que sont les déplacements forcés ou les unions désirées. Arriver en terre inconnue, c’est revenir au point zéro, vers cette inconnue qui nous tend des bras de fer. C’est parfois un acte de liberté qui nous met au tapis.

     

     Seul l’homme qui réalise la liberté rencontre la destinée.

    Quel or es-tu venu chercher ?

    Quelle conquête de l’ouest as-tu imaginée ?

    Quel songe poursuis-tu ?

     

    georgia o'keeffe;Leonard O. [2] n’est pas un pure laine, ni un migrant, c’est un secundo de l’Alberta, qui a quitté Edmonton pour Mississauga à l’âge de 15 ans. Il coule en lui une infinité de rivières de Volhynie et d’Angleterre, une histoire d’origines complexes sur fond d’annexions, d’exils et de menaces. Sa mère, Johanna, est née dans la communauté de Bruderheim des frères moraves au nord d’Edmonton, elle parle l’allemand des émigrés protestants. C’est une multiple déracinée dans les strates d’une histoire mêlée entre oppression et liberté. Est-elle de Russie, de Pologne ou d’Ukraine ? slave ou galicienne ? missionnaire ou anabaptiste persécutée ? pionnière ou barbare ? artiste ou vandale ? L’amour fraternel est sa devise.

    John August senior, quant à lui, a fui les bombardements menés par la Luftwaffe sur Londres et trouvé une forme de survie loin du Blitz dans les postes canadiennes. Il parle l’anglais avec l’accent du vieux continent. Il était ambitieux et tenace quand il épousa la timide Johanna en la sortant de sa charitable communauté. Leurs familles avaient toutes deux réussi à fuir la tyrannie des puissants, mais Johanna avait la solidité morale des résidents, alors que lui assumait le caractère volage des vagabonds. Il lui fit découvrir les affres d’une union hasardeuse. D’abord, ils déménagèrent plusieurs fois au fil des emplois sur la Transcanadienne. Ensuite il eut quelques maîtresses quand ils s’établirent dans une résidence luxueuse de la banlieue de Toronto. Johanna lui posa alors un ultimatum : « Le couple c’est moi et toi, je et tu pour la vie, sinon c’est moi ou l’autre ! ». En homme traqué, il choisit naturellement l’autre. C’est ainsi qu’il épousa Maria en secondes noces, bien qu’elle eût déjà enterré trois maris. Maria était une Irlandaise au caractère bien trempé, une veuve envoûtante qui avait su faire accroître sa fortune grâce à un réseau minutieusement entretenu dans la politique locale. Mais avant tout, elle savait lui georgia o'keeffe;prodiguer les soins dont il avait tant besoin. Leonard O. est donc l’enfant cabossé d’un poignant divorce, le rejeton d’un père à qui tout semblait réussir, le fils médusé de Mommy et le beau-fils d’une marâtre qu’il percevait comme une voleuse d’hommes.

    Que reste-t-il de ces errances dans la masse de nos couples ? Quelles routes s’ouvrent à nous dans la trajectoire de nos migrations ? Sommes-nous libres d’en dessiner les contours  ou faisons-nous semblant d’y échapper ?

     

     

    Georgia O'KEEFFE, Blue, Black and Grey, 1960.

    Georgia O'KEEFFE, Abstraction Blue Wave With Three Circles.

    Georgia O'KEEFFE, Print Blue II, 1916.

    [1]. Martin BUBER (d’origine galicienne par son grand-père), La Légende de Baal-Shem.

    [2]. Leonard O. a été mon premier mari cf. Épisode 33 des Carnets.

     

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 33)

    Épisode 33 : La fièvre de l’or !

    martha waler
    L’aéroport 
    [1].

    L’aéroport international Pearson de Toronto.

    1981.

    C'est là qu’atterrissent tous les migrants, les reviens-y et les globe-trotteurs. Ceux qui fuient les crises, les naufrages et les soumissions. Les poètes, les arpenteurs et les utopistes. Celle qui échappe à l’étau des montagnes qu’est l’œil prédateur des Alpes. La métropole éclairée cette nuit-là s’étirait dans son lit de fakir.

    photoC’est là aussi que j’ai décroché mon premier travail déclaré, vendeuse dans les boutiques hors taxes. Un coup de chance, le gérant qui avait un accent à couper au couteau, était suisse allemand ! Je portais la tenue bicolore de l’entreprise, jupe amarante et blouse blanche. J’ai connu les équipes de jour et celles de nuit, les semaines de 6 jours, les week-ends décalés. Nous étions continuellement bousculés dans nos horaires, alors que la fièvre acheteuse gagnait les touristes attirés par les produits de luxe. Je dois à cet emploi, mon apprentissage de l’anglais. Ce poste m’a désinhibée. J’appris à vendre des parfums chic, des montres de luxe et des cartouches de cigarettes. Je poussais au maximum les promos de tabac pour les vols aux États-Unis prétextant que les douaniers américains étaient peu regardants (O really !). Peut-être qu’avec le temps j’aurais appris à polir mes arguments et surveiller de loin les gabelous en tenue de camouflage!

    J’avais en poche un visa de fiancée qui me donnait accès à l’emploi pour autant que le mariage fût célébré à l’hôtel de ville dans les 90 jours. C’est par l’entremise de M. Leonard O’Keeffe que je m’établis durablement à Toronto. Trois ans plus tard, j’obtins la citoyenneté. Dix ans plus tard, nous divorcions. Ce furent des initiales éphémères tatouées au bas d’une écorce de bouleau. Des noces de cendres.

    georgia o'keeffe;Leonard O. fut tout d’abord étudiant à l’Université d’Ottawa. Il souhaitait devenir journaliste, la politique était son terrain de jeu, son ring. Il était imbattable, mettait au tapis tous ses rivaux de gauche comme de droite tant il était pugnace. Sans être centriste il laissait derrière lui une traînée d’adversaires hébétés. Président d’un groupe d’anarchistes, il aurait instauré le chaos (et le K.O) dans tous les débats. Suite à un accident de vélo qui l’a provisoirement défiguré, il a mis fin à sa carrière politique et à ses études. Il s’est ensuite réfugié chez Mommy (Mme O’Keeffe mère) à Toronto, terrifié par ce qu’il allait découvrir sous la gaze.

    L’insoumis que j’avais connu était un être au visage clivé laissant paraître ici et là les strates d’anciennes identités. Aujourd’hui j’ai l’impression que l’accident fut un hapax. Un jour, se faire soigner dans le lit de ses plaies ne suffit plus, il se releva, enfila le costume et la cravate et se rendit au 103e étage de la First Canadian Place, le plus haut édifice bancaire au monde. Du haut de sa tour de contrôle, il réinventa sa conquête de l’Ouest, planant au-dessus d’un vol de gypaètes. Il était devenu le digne fils du big boss, John August O’Keeffe, parti de rien et devenu millionnaire.

     

     

    [1]. Clin d'œil à l’arrivée à New York dans L’Or de Blaise CENDRARS.

    ANONYME. Arrivée des migrants à Hamilton.

    Photo : Toronto Duty Free Shop (© 2018 Retail Insider Media Ltd. All Rights Reserved.)

    Georgia O'KEEFFE, Abstraction With Rose, 1927.

     

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 32)

    Épisode 32 : Une route à tracer

    Georgia O'KeeffeL’écrivain voyageur Nicolas Bouvier [1] raconte qu’à l’âge de huit ans, il traçait dans le beurre de sa tartine avec l’ongle de son pouce le cours du fleuve canadien Yukon. J’aime l’évocation de cet enfant élevé dans la cité de Calvin, au bord du Rhône, dessinant dans la matière souple et blonde les esquisses de ses futures explorations. Les aliments sont-ils meilleurs lorsqu’ils portent l’empreinte d’une vision lointaine ? L’impatience de déguerpir est-elle à couper au couteau… plus dense quand elle est sculptée et croquée dans le jeu qui fraye intuitivement une direction dans la masse des sensations premières… vers l’opacité de l’ouest canadien entre le lac Atlin et la mer de Béring ?

    georgia o'keeffe;Un jour, dormir dans le lit de ses rêves est incomplet, il faut une étreinte concrète qu’est le dépaysement, le choc des natures. Traverser l’océan est comme se tenir sur la ligne de crête, on devine le tracé dans l’espace jusqu’à l’horizon et on pense l’atteindre un jour. Mais l'expérience plonge dans la confusion des signes et la voie devient le message. Son usage accompagne la déroute en d’infimes déplacements. Que sont alors les repères ? Suis-je amputée d’un moi qui n’est plus moi hors de ma zone coutumière pour naître étrangère à moi-même ? L’onde de choc frémit dans l’imaginaire comme autant de rotations perceptibles.

    Ainsi j’ai longé la ligne de démarcation qui semblait fuir vers georgia O'Keeffel’infini. Loin du mur des Réformateurs, je me suis établie dans la cité d’artistes qui m’inspirent (Margaret Atwood, Michael Ontdaatje, Oscar Peterson, Atom Egoyan ou Artur Ozolins), au bord du lac Ontario. J’ai vécu d’abord à Mississauga puis au centre ville de Toronto. Je retrouvais mes rêves d’enfant peuplés de guérisseurs amérindiens, de poètes des bois qui impriment leur désir sur l’écorce de bouleau et de bergers à cheval qui tournent en chantant autour d’immenses troupeaux les soirs d’orage pour chasser l’affolement. J’espérais un espace nouveau au bout de ma quête, j’y ai trouvé un apaisement.

     

    [1]. BOUVIER, Nicolas, L’Échappée belle : éloge de quelques pérégrins, Métropolis, 1996, p. 42.

    Georgia O’KEEFFE, Blue, Black and Grey, 1960.

    Georgia O’KEEFFE, Road to the Ranch, 1964.

    Georgia O’KEEFFE, Winter Road, 1960.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 31)

    Épisode 31 : Le médium est le message IV

    georgia O'KeeffeL’ère numérique opérait sa révolution et l’extension des outils connectés était en train de bouleverser notre quotidien.

    Les téléphones fixes devenaient sans fil puis portables. Que reste-t-il de cette conversion ? Un sentiment bien étrange de déplacement. On s’éloignait de la base pour migrer dans l’espace, l’oreille vissée à l’engin. Le « T’es où ? » remplaçait le « Tu fais quoi ? » Moins concentrés sur la voix de l’autre, on pouvait faire autre chose qu’écouter. Cette prise de conscience m’a déroutée puis j’ai suivi comme tout le monde la ligne de fuite. Andy était le premier de mes amis à posséder un tel appareil. Il n’était jamais chez lui au moment de l'appel. Il aimait se perdre dans des lieux insolites. T’es où Andy ?  dans un magasin de tapis (ah ?), entre deux magnolias en fleur (oh !) ou avec une serveuse à la réplique mordante dans un greasy spoon local (aha!). Il se téléportait d’un bout à l’autre de la métropole juste pour nous surprendre. Nous étions encore les sédentaires loufoques de la ligne fixe, alors que le bruit des sirènes couvrait ses paroles. Aujourd’hui, nous établissons des connexions en tous lieux et toute heure dans le brouhaha du village global.

    Dans ce magma de câbles hyperconnectés, les sites web commençaient à faire leur apparition. On s’inquiétait de l’impérialisme américain et de l’utilisation de l’anglais pour les contenus diffusés sur la Toile. Le programme McLuhan collaborait étroitement avec l’ambassade de France pour rendre francophone l’outil de recherche Yahoo ! Ainsi est née à Toronto, La culture francophone, c’est chouette ! une base de données francophones qui fut mise en ligne par Henriette Gezundhajt. La francophonie, c'était notre combat!

    georgia O'KeeffeEn même temps, L’Étoile suisse romande prit une nouvelle extension. Elle brillait dans la sphère numérique grâce à une collaboration qui se mit en place avec mon ami Vittorio Frigerio, un compatriote expatrié à Toronto. Ensemble, nous avions créé le Centre de documentation et de littérature romande et obtenu le soutien du Département de français qui nous laissa aménager un espace où étaient exposés les livres que nous envoyait régulièrement Marlyse Etter, par le biais de Pro Helvetia. Le catalogue que l’on ambitionnait exhaustif, prit peu à peu de l’ampleur et les rencontres au St Michael’s College devenaient une étape sur la route des auteurs. Colloques, lectures, soirées poétiques, débats… étaient autant d’événements qui s’inscrivaient dans la Toile.

    TintinEt puis il y a eu l’événement phare. La première visioconférence de Paris avec Julia Kristeva, l’invitée permanente des Littératures comparées de Toronto. Elle donnait ses cours le lundi et s’envolait le reste de la semaine pour New York ou l’Europe. La virtualité lui donnait le don d'ubiquité. Elle était présente sur deux tableaux, en chair d’abord puis en images. Henriette de la Francophonie, c’est chouette !, qui participait à l’événement organisé par le programme McLuhan, profita des longs préparatifs de connexion avec Paris pour saluer ses parents dans le public outremer. Avec un large sourire, elle leur fit des signes répétés sur l’écran géant et poussa du coude son compagnon pour qu’il fût aussi dans le cadre. Le plan fixe sur la surprise des parents fut livré en direct comme un spectacle innocent partagé au vu et au su de tous. Nous frémissions de plaisir, comme au château de Moulinsart, en attendant que la star du Temps sensible prenne la parole. 

    Georgia O'KEEFFE, Black and White, 1930.

    Georgia O'KEEFFE, Starlight Night, 1917.

    HERGÉ. Tintin et les bijoux de la Castafiore. 

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 30)

    Épisode 30 : Le médium est le message III

    Georgia O'KeeffeJ’ai eu la chance de connaître le milieu universitaire de Toronto dans l’effervescence des années 80-90. La constellation des idées, souvent inouïes, parfois hallucinantes, explosaient dans la sphère des possibles. Les protestations des éteignoirs restaient lettre morte sur l’autoroute de la connexion. Seul le médium menait la révolution dans l’opacité du village global.

    Youpie! Aucun rabat-joie à l’horizon de l’espérance. La multitude des mondes parallèles s’ouvraient dans le balbutiement du Web permettant à la matière grise de se dilater dans l’ère numérique. Yahoo !

    Peu à peu, on assistait à un décloisonnement productif entre les disciplines et les facultés. Lire des poèmes de toutes origines, et en même temps, interroger leurs répercussions sur le système neuromusculaire était possible. Les humanités bâtissaient ainsi dans la masse virtuelle une mégapole de l’information.

    720e02b5a62c7610e782945e52423620df23bb62.jpgLe programme McLuhan participait à cet avènement, son directeur Derrick de Kerckhove enseignait au Département de français : « Pour savoir ce qui se passe vraiment dans le présent, il faut d’abord interroger les artistes ; ils en savent bien plus que les savants et les technocrates, car ils vivent dans le présent absolu. »

    georgia O'KeeffeSi ce visionnaire lettré n’a pas été mon maître, il m’a prouvé plus d’une fois son exceptionnelle présence au monde. Un jour que nous traversions le parc de Queen’s, il a ramassé une pièce de monnaie égarée sur le sol et me l’a tendue en me souhaitant bonne chance selon une coutume chinoise. Puis il ajouta : « J’étais comme toi à ton âge, je m’ennuyais à fendre l’âme. Trouve l’étoile qui brille au firmament de ta destinée. Elle tracera ta voie. » Ainsi est née à Toronto L’Étoile suisse romande, un site pionnier sur la littérature romande dans l’en-nuit d’une promesse aveugle.

     

    Georgia O'KEEFFE, Brooklyn Bridge, 1949.

    Derrick de KERKHOVE, The Skin of Culture : Investigating the New Electronic Reality, Toronto, Somerville House Books, 1995.

    Georgia O’KEEFFE, Ladder to the Moon, 1958.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 29)

    Épisode 29 : Le médium est le message II

    Georgia O'KeeffeLe web est un magma de toiles communiquantes, entre tentatives de liaisons avortées et recommencements.  Ma vie torontoise était tissée de ces fils multiples et consécutifs qui se révélaient dans l’ordinaire : une soupe safranée et aromatisée de persil au café Lagaffe, une toile de Folon qui me servait de protection chez mon psy, un radiateur branché sur le réseau et diffusant des messages prémonitoires, le gynécée d’une fleur avec quelques grains de pollen qui s’en échappent. 

    Dans cette présence au monde, je me sentais hyperconnectée et trouvais du sens à traverser les couches du temps, chatouillée par toutes les décharges et frôlements de cet état extatique. Je m’amusais comme une pile électrique dans les hautes sphères. Je confectionnais des cartes de visite pour mes déplacements en taxi que je distribuais à mes collègues : « Fresh scent taxi with Ali » ; j’achetais pendant trois mois, des billets de loterie pour tout le personnel du Département conjurant ainsi la détresse du hasard ; j’allais même imaginer une idylle avec un mannequin que je retrouvais dans les cocktails organisés par le consulat suisse de georgia-o-keeffe-jack-in-the-pulpit-no-vi.jpgToronto. Il s’appelait P. Jane. Il était beau paraît-il, si beau qu’on ne voyait que lui dans une pièce. Mes amis gay étaient sous le charme et communiquaient entre eux avec des codes que je percevais. Je ne voyais que ses blessures faussement licites, ses narines dissimulant avec peine du sang séché et sa cicatrice dans le dos, lisse entre deux côtes (bones) provenant grossièrement d’un coup de couteau ou d’une balle perdue. Une peau imberbe, trouée et tatouée sous la tenue d'apparat.

    Je bouclai ma thèse après des années de recherche. J’en arrachai en une nuit, la substantifique moëlle et l’étalai sur une page. Le lendemain, je la traduisis vers l’anglais et la rendis échinée à mon directeur de thèse. « C’est court mais dense, croyez-moi ! Elle est l'aboutissement de mes recherches. Un jus de cervelle à l'état pur propageant une polyphonie de sens à l'infini! Plus poïètique tu meurs ! Forme et contenu confondus ! Plus serait trahir l'essence ! » Mais l’Uni veut du cheminement intègre voire laborieux, des mots à profusion même s’ils engloutissent l’enjeu ou la portée. Et du texte (à défaut de sexe), encore et encore du texte, toujours du texte. Surtout pas un poème. Comme j’étais de mauvaise foi, je fus recalée. 

    georgia O'KeeffeQuand j’annonçai la nouvelle en Suisse, mon père dont je connaissais plus la sagesse que l’exigence, répliqua à distance : « Tu sais, Einstein, n’écrivit qu’une ligne…». Bénies soient ses paroles ! Le progrès viendrait du sens, de la fulgurance, du fugitif ! Mon père, cet homme qui me conçut sans plan ni programme ni carte, bien qu’équippé d’une capote mal fichue, ne déjoua pas le destin, ne se débina pas. Il m’accueillit encore une fois avec gravité, lui qui se rêvait nomade, caravanier du désert ou marin d’eau salée alors que je m'élevais à l'écart de lui, sa fille rebelle. 

     

    Georgia O’Keeffe,  Blue Flower, 1918.

    Georgia O’Keeffe,  Jack-in-the-Pulpit VI, 1930

    Georgia O’Keeffe,  Papaya Tree – Iao Valley – Maui, 1939.

     

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 28)

    Épisode 28 : Le médium est le message…

    Georgia O'KeeffeAvec mon imperméable vert ceinturé et mes semelles de vent, j’ai traversé la ville de part en part, rencontré les passagers du temps dans la parole ouverte et migrante. J’ai pris mes cliques et mes claques, quitté l’ex et suivi l’odeur du café sucré. De la rue Danforth, dans le quartier grec à la rue Beatrice, dans la Petite Italie, mon monde avait changé une nouvelle fois de langue, de saveurs, de spécialités. J’avais traversé la ligne de démarcation entre l’est et l’ouest, passé de l’autre côté de la vallée de la rivière Don et de la rue Yonge, l’artère la plus longue au monde qui mène le regard jusque dans la taïga du bouclier canadien. Dans le même élan, j’allais plus au Sud, vers les quartiers populaires de Chine et d’Inde. Mes repères géographiques avaient opéré une rotation.


    Georgia O'KeeffeJ’avais la chance de travailler à l’Université de Toronto, un campus d’échanges aussi insolites que mes traversées nocturnes. J’étais peut-être à la croisée des chemins. La coïncidence voulut que le Web naisse à Genève alors que j’étais à Toronto pour en mesurer les effets ! Le monde académique faisait à l’instar des autres communautés, sa révolution informatique, accélérée par la possibilité d’une connection à l’échelle planétaire. Quelle serait la place des humanités dans cette promotion numérique sans limites ? La poésie y serait-elle entendue, lue, partagée ? Est-ce qu’on verrait les sciences surclasser les arts et les humanités ? l’anglais déborder les autres langues ? Si le médium était le message, l’enjeu serait les contenus pluriels, archipéliques, multilingues, diversifiés, opaques, éclatés, transhumanistes, rhizomatiques...


    La Toile était alors perçue comme une pluie d’étoiles scintillantes dans le milieu actif et réceptif de la recherche. Un tissage dont les fils transformaient les utilisateurs en funambules, enivrés par le vertige des possibiltés. Désormais, certains catalogues de bibliothèque du monde entier pouvaient être consultés en ligne, des bases de données textuelles étaient disponibles, des volumes complets d’auteurs classiques et des dictionnaires, numérisés. Plus qu’une révolution, un séisme dans les outils de recherche mis à la disposition des étudiants. Au siècle dernier.

    attir2.jpgLe réseau numérique s’avançait alors imperceptiblement dans son horizontalité, fixant un à-plat de connections on et off au plus près des êtres jusque dans les zones les plus reculées. Au fil du temps, la masse s’est amplifiée dans la verticalité (reliant l’individu à l’inconnu), et s’est densifiée dans une juxtaposition de correspondances entremêlées comme si l’artiste cherchait dans la superposition de couches, la plus récente (et visible) recouvrant les traces (en relief et peut-être fausses) des précédentes, la suprême impression d’une communication réussie.

    Georgia O'KEEFFE, City Night, 1926.

    Georgia O'KEEFFE, Sky Above Clouds I, 1962.

    Marc JURT, Attirance.

     

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 27)

    Épisode 27 : Visions pascales…

    Georgia O'KeeffeLe dimanche de la résurrection, j’ai vu dans l’épaisseur du monde l’éclat du soleil couchant. Phare de mes nuits crucifiées, beauté flamboyante. Quelqu’un ou quelque chose semble-t-il veiller ? Est-ce toi l’artiste d’une beauté reconnue ? Me fais-tu signe au-delà de ce capharnaüm ?

    Georgia O’Keeffe, ma sœur d’art, n’as-tu pas eu une révélation dans le désert du Nouveau-Mexique où tu frappais, d’un coup de bâton, les serpents et collectionnais le grelot de leurs queues ?

    Divorce à la canadienne…

    Georgia O'KeeffeJe divorçai la veille de la cène insensée. Je compris ce jeudi-là qu’on m’attendait ailleurs, dans une galerie de peintres, des salons en enfilade ou au café Lagaffe où j’avais pris mes habitudes. Je ressentais qu’il existait une voie que je pouvais tracer seule, commencer ma rotation et renaître. Mettre des couleurs dans les assiettes, de l’acuité dans les amitiés, des fleurs dans mon vase. Prendre le temps d’explorer, de manger, de vieillir. J’étais comme prise dans la glace, friable, au bord de la pulvérisation. J’attendais un réchauffement organique. La sécession est une division abyssale, une fragmentation hallucinante, un radiateur débranché comme des noces de papier cendré.

     

    L'image fut si belle en ce miroir d'été.

    Corah-Lynne en mère rêvée

    Dans ton regard,

    Jusqu'à la nuit des temps,

    Soudés, avec l’enfant avenir.

    Qui ne vint pas.

     

    shell-no-2-1928-web.jpgOr

    Elles et moi, écartées.

    Ex définitivement.

    Lui menant un rodéo d’ébène périlleux

    Prisonnier des artifices

    Des ghettos gays de Toronto.

    Sans papier

    Renvoyé manu militari dans son pays.

    C’est alors…

    Au large de Danforth

    Dans les circuits révélés

    Que tu réinventas ta conquête de l’Ouest.

     

    Or

    La femme de chair à l'horizon du songe,

    Déambulante

    Circulée

    Givrée

    Ne vint-elle pas jusqu'au bout du sacre ?

     

    Georgia O'KEEFFE, Easter Sunrise, 1953.

    Georgia O'KEEFFE, Winter, 1963.

    Georgia O'KEEFFE, Shell, no 2, 1928.