Les Carnets de CoraH (Épisode 16)
Épisode 16 : Prenez le temps de regarder, d’aimer, de lire !
Que demander en plus de ce désir d’apprendre et de relier les sens, si ce n’est le mouvement salutaire de la pleine conscience ? C’est pourquoi je m’oxygène sur la plage de galets les week-ends et la semaine je fends l’air, chronomètre en main, jusqu’à mon École. 23 minutes de parcours au quotidien dans la ville de Genève au cœur du trafic et des parcs arborés. Le regard se porte d’abord sur les dalles de béton aux nombreux chewing-gums écrasés, puis décolle vers les plaques numéralogiques, les piétons surpris, les fontaines d’eau, les sapins de Noël entassés aux pieds des immeubles, les manchettes des journaux, les affiches de spectacles. Hypnotisé. La lune est mon point fixe, elle m’accompagne dans l’aube qui s’éclaircit.
Au dernier kilomètre, j’entre dans le quartier des Charmilles au sud des Franchises en pleine mutation. Les chantiers mitent le territoire. Les édifices sortent de terre comme une tour entre deux maisons liliputiennes. On sent la présence des résidents même si certains dorment encore. Ici, un couple discute tous les matins sur le balcon, qu’ont-ils à se dire dans le froid ? Sont-ils invités ou squattent-ils cet espace bétonné ? On dirait qu’ils s’inventent une vie à contre-sens. J’entends leur rire ou leur désespoir.
Sur le chemin de l’école, il existe encore des sortilèges, on y voit des revenants parfois. Un comédien au bout de sa nuit blanche portant une chaise sur l’épaule m’a souhaité l’année heureuse. Un enfant blond aux yeux clairs poussant une petite valise à roulettes fait la course avec moi. Il apparaît de nulle part et disparaît aussi vite. Pourquoi n’est-il pas accompagné ? Une potière bazarde deux fois l’an le surplus de sa production. Elle dépose avec le plus grand soin ses œuvres inabouties dans de larges boîtes en carton. Intriguée, j’invite dans ma vie un bougeoir en terre cuite, comme un soleil au visage du Mexique.
Dans la salle des maîtres de mon École, je troque mes baskets contre des chaussures de ville. Ici s’arrête mon voyage. Légèrement.
Un jour je partirai pour New York, Abiquiu dans le désert du Nouveau Mexique et au bord du lac George sur les pas de Georgia O’Keefe.
Georgia O’Keeffe, City Night.
Georgia O’Keeffe, The Shelton with Sunspots.
Georgia O’Keeffe, New York City.
vagues impétueuses avivent les couleurs, magnifient leur éclat. Le parcours est hypnotique.
Quand la colère, la solitude, le doute me prennent, je laisse le galet sortir de la masse et venir à moi. Regardez cette pierre striée de blanc comme enrobée d’un filet de complications, c’est la pierre de la discorde. Elle ressemble à s’y méprendre aux momies, si ce n’est sa forme plus arrondie comme une pelote. Observez celle dont l’érosion va bientôt effacer toute trace de vanité, c’est celle des liens superficiels qui n’ont pas grand-chose à dévoiler. Examinez celle dont la symétrie est parfaite, c’est celle de la fascination qui interroge nos origines. Et puis il y a toutes celles qui laissent perplexe car elles ressemblent à d’autres éléments, naturels ou artificiels, comme sur une grande scène de théâtre. J’y vois des os pelviens, des coquillages et des spirales d’escargots. Ce sont ces galets-là qui cachent des effets spéciaux plus difficiles à lire que j’essaye de décrypter.
Au retour de mes courses, je pose les galets sur le piano. Les spectateurs sont nombreux. Il y a foule.
Si Noël est une période faste pour la lecture, celle de fin d’année favorise une rétrospective de ces 14 rendez-vous hebdomadaires qui ont débuté le 1er octobre dernier. Qui aurait imaginé que ces Carnets tiennent le cap des trois mois ? Les Blogres, peut-être, qui m’ont accueillie dans cet espace virtuel les bras ouverts ? Ou Georgette et Émilie, mes première lectrices ? Grâce aux ailes qui me poussent, je vous ai sans retour ouvert la porte de mon imaginaire.
Je me souviens aussi que tout a commencé avec cette question : que reste-t-il de nos lectures ? J’ai voulu montrer le hapax que fut la grâce performative du manuscrit de Georgette’s Gardens, où j’ai noté, dans les marges, des fleurs particulières telles ces morning glories (gloires du matin) ou ces nasturtiums (capucines). Les mots se sont dilatés et ont augmenté l’expérience commune d’une couleur safranée ou bleutée, d’une texture sensorielle inouïe et d’une intention folle de liberté. Regardez comme elles débordent de la jardinière en terre cuite et s’enroulent autour du pin parasol ! Les mots-fleurs symbolisent nos désirs. Ils sont à la fois particuliers et universels.
La lecture est une rencontre de plusieurs sensibilités artistiques qui entrent en vibration. Dans ce magma confus du réel et de l’imaginaire, ont surgi malgré moi, deux créatures étranges (le souvenir du viol du corbeau et le rêve du gypaète), deux oiseaux aux messages distincts, l’un menaçant, condamné aux travaux forcés dans l’île aux supplices, l’autre de bonne augure comme une figure tutélaire, un casseur d’os ou un suceur de substantifique moëlle.
Le rêve qui est né dans la nuit du 1er décembre me hante encore. Peut-être n’a-t-il pas tout révélé de son sens ? Il m’est apparu obstiné, brut, visqueux et disgracieux comme un oisillion cassant la coquille ou un agneau au sortir de la panse.
Alpes, discret et timide, mais aussi nécessaire et utile, c’est pourquoi il est aujourd’hui protégé dans nos montagnes.
Quand le mot a surgi phosphorescent au bout de ma nuit, j’ai tout de suite aimé sa sonorité, sa racine féminine auxquelles j’ai ajouté le cendré de ses anciennes vies tel un phoenix. Il y a du gynécée dans ce mot. Il y a de la détermination et de l’affirmation.
Mes rêves sont des cordons ombilicaux sans lien, coupés du corps. Sans tête ni queue comme un boyau naissant.
Mais quelquefois (trop rarement), les rêves surgissent et me foudroient d’une énigme. Ce fut le cas du « gypaète cendré » qui a traversé obstinément ma nuit pour naître dans le 10e épisode de mes Carnets. S’agissait-il d’un heureux présage ou d’un signe macabre ?
Sur mes os s’incruste la toile de mes songes enfouis.
Les mots
Dès aujourd’hui, durant la nuit des longues échelles (l’Escalade genevoise) une lettre supplémentaire boucle mon nom par une échelle orientée vers l’astre élu et favorable. Tout sauf une lettre morte !
J’ai fait l’expérience de l’obscurité et la quête n’est pas accomplie,
J’avais enfant des rêves de momies bandées (celles des Cigares du Pharaon), de baleines engouffrées et de l’échelle de Jacob qui m’indiquait la direction de la lune. Mon regard suivait naturellement le haut du berceau. J’allais peut-être rejoindre mon interlocuteur privilégié, lumineux et bienveillant. Cet univers divin imprégné de légendes enfantines avait forgé en moi une autonomie précoce. Sevrée à quatre mois. Debout dès neuf mois. Appliquée au primaire, ce qui ouvrit les voies des études dès 9 ans. Survivante à 17, mariée à 21, divorcée à 33 ans, l’âge du Christ. 

Dans l’univers de mes poètes, je devine un timbre unique, un bruissement singulier qui m’élève et m’enracine tout à la fois dans les harmoniques et le ressassement de la matière sonore. Dans cette vibration qui m’est communiquée par le pouvoir d’écoute, je suis sur le fil du son qui transforme cette présence au monde en une complice altérité, une pulsation en équilibre sur l’arête du sens (mon hamac arrimé à mes deux chênes !).
Certains passages sont des paroles ouvertes parfois clandestines, souvent opaques qui déclenchent un jeu de devinettes. Qui êtes-vous ? d’où venez-vous ? de quel exil ou de quelle migration ? Mots dérivés, emprunts lexicaux et syntaxiques, néologismes, mots-valises et figures. Je décrypte le sens, comme un exorcisme dans une veillée funèbre aux pieds de chênes oraculaires.
Où les mots nous mènent-ils ? vers quelle crypte ou chapelle ? quel tombeau ou supplice ? vers quelle renaissance ? Le poème adolescent que j’ai publié dans l’épisode 4 de mes carnets « Le viol du corbeau » m’a valu une censure (algorithmique) et le déploiement public d’un tourment dans la masse du monde. Comment ai-je pu lâcher ce poème dans le chaos des réseaux sociaux, comme on largue un « pavé qu’on avait sur le cœur » ? Je me suis ainsi écartée de l’intention première des Carnets qui était de partager ma passion des mots et des livres. Reviens-y !
Pourquoi ai-je tant aimé certains livres (Les Jardins de Georgette, Sous le silence, Eugénie et Heureux qui comme…) alors que d’autres livres peinent à m’émouvoir ? Tous les textes rencontrent-ils leurs lecteurs ? Leur font-ils signe comme quand la magie opère ? Y a-t-il une recette ?