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Carnets de Corah - Page 2

  • Les Carnets de Corah (Épisode 76)

    Épisode 76 :  Marc JURT en rêvant : Derrière l’écran

    marc jurt,derrière l'écran,six figures dressées,gravure,imprimer

    Deux figures sont ici dressées côte à côte sur la droite du panneau en bois d’écorce de bananier. Elles prennent l’apparence d’une canne de bambou aux nœuds tordus (peut-être un pinceau de calligraphie) et d’une patte articulée et velue (bien que l’extrémité pignochée ait les traits d’un bourgeon d’asperge)*. Mais ne faut-il pas se méfier du monde sensible  ?

    Ce que l’œil saisit et reconnaît ici d’emblée est en fait le décor, soit une série d’estampes travaillées à la pointe sèche sur des plaques de métal, imprimées à l’envers du dessin original, puis collées sur le support. Les figures tiennent leur rang dans un halo de lumière jaune pâle (dont la source est cachée) faisant ressortir avec précision leur relief, leur texture, leur beauté fugitive et trompeuse. La gravure est un art complexe exigeant à la fois une grande maîtrise technique et une torsion de l’esprit, lui faisant anticiper à l’envers ce qu'il veut obtenir à l‘endroit. Le travail réalisé au miroir est un premier leurre, c'est l'écran de l'inversion.

    marc jurt,derrière l'écran,six figures dressées,gravure,imprimerEnsuite, l’image peut être reproduite à volonté comme dans Six figures dressées où l’artiste a repris la matrice, inversé l’ordre d’alignement des figures et en a modifié les couleurs. Ainsi, il crée l’illusion en jouant sur les apparences et en multipliant les possibilités du décor. C'est le deuxième leurre, l'écran de la reproduction.

    À gauche, sous une couche transparente de papier Japon aux fibres de mûrier entremêlées, navigue une ample coulée d’acrylique noire. La pointe du trait explose au hasard de mille éclaboussures. L’écorce lui servant de support à la texture naturelle du bois et la couleur d’une terre de Sienne. Une impression cotonneuse, flexible, légère émane de l’ensemble. C’est l’envers du décor, un élan vital comme une source érectile et libre sous les voiles du réel.

    De la surface (fixée) aux profondeurs (vives), une liaison sauvage brouille les écrans entre technique (raison) et geste (corps). C'est le troisième leurre, l'écran d'une solution de continuité.

    SOURCES :

    Marc JURT. Derrière l’écran, 1997. Acrylique, pigment, pointe sèche, papiers Japon et Népal sur bois, 50 x 70 cm.

    Marc JURT. Six figures dressées, 1997. Acrylique, pointe sèche, ikat, papier Japon sur bois, 50 x 70 cm.

    Note de Marc JURT. « L’observation de la réalité, d’un élément précis est quelque chose de très important. D’ailleurs, je pars toujours d’un élément concret, visible, d’un objet ou d’un paysage pour construire un travail. Ensuite, j’essaie d’en trouver le rythme et la structure interne, la musicalité qui se cache derrière le voile des apparences. Prenons la végétation : ce n’est pas sa beauté visible, apparente, qui m’intéresse, mais sa structure… l’envers du décor, l’énergie qu’elle contient. » Marc Jurt : Entre raison et intuition, 2000, p. 18-19.

  • Les Carnets de Corah (Épisode 75)

    Épisode 75 :  Marc JURT en rêvant : Totem II : la rose des vents

    MARC JURT TOTEM II.jpgMarc JURT crée le mirage par un glissement de mots, il ouvre notre imaginaire en confondant sciemment la rose des vents avec une rose des sables. Il remanie la géométrie étoilée du compas et compose avec différents papiers, un totem en forme de croix. Il abandonne la symétrie des flèches cardinales qui guident les voyageurs, même en pleine nuit, en incarnant le sens et la direction à donner par des pétales minéralisés, desséchés, qui épanouissent leur foisonnement autour d’un axe. L’œil devient captif, entraîné dans une danse secrète*, une spirale hypnotique. Embarqué dans cette transe vertigineuse, le créateur est lui-même envoûté, déboussolé, il navigue à vue. C’est à lui de tracer son parcours dans l'erg. L’artiste est un bédouin qui a pour seule orientation son désir.

    Cette rose minérale, née du désert, a pour origine la cristallisation du sable et du sel quand l’eau s’évapore. Elle fleurit jusqu’à l’éclosion sous l’effet des vents mêlés aux grains de sable. Tant qu’elle n’est pas saisie, elle ne cesse de croître. Elle peut atteindre les 100 kilos ! Elle n’a du végétal que l’apparence, bien que sa formation soit naturelle. Elle est immortelle, quoique friable et vulnérable. Elle est le fruit d’une alliance clandestine entre les éléments, l’effet d’un hasard dans l’obstination des vents. Peut-être sans dessein. À l’image du geste artistique, stimulé par une alliance secrète, entre les signes intuitifs, quelquefois même accidentels, creusant la plaque de traits répétés et ressassés avec obsession comme tendus vers une issue, qui serait en soi une fin.

    *Voir l’épisode 71 « Danse secrète » des Carnets de Corah.

    SOURCES :

    Marc JURT. Totem II, La rose des vents, 1999. Monotype, acrylique, pointe sèche, pigment, papiers Bali et Népal appliqués sur papier Moulin de Larroque, 92 x 76 cm. Épreuve unique.

    Note de Marc JURT sur la série Totem : « Suite débutée en 1999, comportant V numéros à ce jour. Technique : acrylique, différentes techniques de gravure, papiers appliqués sur papier en forme de croix fabriqué par les Moulins de Larroque spécialement pour Marc Jurt. Format : 92 x 76 cm. » Marc Jurt : Entre raison et intuition, 2000, p. 23.

  • Les Carnets de Corah (Épisode 74)

    Épisode 74 :  Marc JURT et Édouard GLISSANT en rêvant : Daphné XCI

    JURT-DAPHNE XCI.jpgMarc JURT aimait créer des séries, plus d’une douzaine en tout, qu’il travaillait inlassablement pour en extraire un savoir-faire, une technique au service d’une curiosité qui interroge sans cesse la matière chaotique du monde. La série Daphné recense plus de 187 œuvres uniques ! Elle ne s’est terminée qu’au moment où l’artiste est arrivé au bout de l'idée galvanisante d’un métissage des techniques (gravure juxtaposée ou superposée à la gouache) et des matières (papier japon sur papier daphné) qui en est le germe.

    « Tout au long de sa trajectoire, un artiste n’a peut-être qu’une chose à exprimer, peut-être deux ou trois. (Édouard GLISSANT) »* C’est sans doute vrai pour Marc JURT qui ne cesse de sonder ses propres troubles d’œuvre en œuvre. Ainsi naissent, les uns après les autres, des jeux d’alliances et de prouesses techniques, dans la répétition et le ressassement comme l’expérience d’un croisement des natures (humaine et végétale), des cultures (sud et nord), des éléments (matériel et spirituel), des origines (sédentaires et nomades) et des histoires (réelles et fictives). L’artiste progresse vers un art de plus en plus hybride, résolument moderne et singulier qui rend compte de la créolisation du monde.

    JURT- DAPHNE CLXII, 1997.jpgLa gravure et le dessin au quotidien s’accompagnent de recommencements, comme de renoncements. L’outil trace et grave ici une fragile élévation, là une solution de continuité ou une couleur particulière, qui approfondit et remplit intuitivement le registre des traits ou le répertoire des gestes, tel un calendrier (ou fastes) s’inscrivant dans le chaos du monde avec la persévérance de l’intuition du pinceau et la mesure de la pointe-sèche.

    Note de Marc JURT sur la série Daphné : « Suite débutée en 1988, comportant CLXXXVII numéros à ce jour. Technique :Différentes techniques de gravure, monotype, acrylique, avec divers papiers appliqués, réalisés sur des feuilles produites au Népal à partir de l’écorce de l’arbuste daphné. Format : environ 68 x 50 cm. » Marc Jurt : Entre raison et intuition, 2000, p. 22.

    Marc JURT. Daphné XCI, 1990. Eau-forte, aquatinte, japon appliqué, gouache, 67 x 50 cm.

    * DELBOURG, Patrice. « Édouard Glissant : "Tous les peuples sont en train de se créoliser !" Le succès de la vague romanesque créole, personnalisée par Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau, possède un papa spirituel et théorique. Non pas Aimé Césaire, mais Édouard Glissant. Rencontre », L'Événement du jeudi, section Lettres, 2 au 8 déc. 1993, p. 112-113.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 73)

    Épisode 73 :  Marc JURT en rêvant : Quo vadis

    JURT-QUO VADIS.jpg

    Deux univers sur cette gravure s’emboîtent et se juxtaposent comme le point d’orgue d’une réflexion que mène l’artiste sur son parcours. Deux mondes distincts sont ici représentés, de nature opposée. L’un, travaillé au trait, sonde la structure d’un phénomène naturel (une élévation, une fabrication, une germination), l’autre, intuitif et spontané, traverse la page de bas en haut laissant des traces d’un bleu plus ou moins intense qui chahutent vers la masse ovale au contour appuyé (une auréole, un œil, un œuf).

    L’incruste propose une vision microscopique de la création, une sorte d’horizon extraterrestre, une jungle presque apocalyptique et crevassée d'où jaillissent des tiges, ou plutôt des queues que sont les flagelles frétillantes, prêtes à s’élancer hors des tubes dans une course folle. Nous sommes en pleine genèse, en plein travail, « sang, sueur et larmes » après la dormance hivernale.  

    La toile de fond évoque, de manière éthérée et espiègle, ce désir permanent et inlassable de procréer. L’ovule auréolée attire et élève naturellement tout ce potentiel vers elle. C’est l’être qui aimante par l’esprit et l’effusion des sens, qui lie et rend captif par choix ou par accident.  

    Quo vadis ? Où vas-tu ?

    L’artiste s’adresse-t-il à son ambition et à la gloire ? L’action productrice (la poïésis) mène-t-elle avec bonheur à la postérité ? Pourrait-elle s'accommoder d'une contingence de chair et d’os, d'un peu de chaos pour fusionner les mondes et faire bouger les plaques avant le big bang ? L’artiste suspend sa réflexion car il arrête le trait et fixe le parcours au point de fusion.

    Marc JURT. Quo vadis, 2004. Aquatinte au sucre et aquatinte en bleu sur deux plaques 28,1 x 19 et 6 x 15,8 cm (28 x 19 cm).

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 72)

    Épisode 72 :  Marc JURT en rêvant : Questions et Réponses

    JURT-QUESTIONS REPONSES.jpgDe quoi est fait le réel ?

    Il y a longtemps, dans le bassin méditerranéen, les présocratiques ou philosophes de la nature ont examiné la question sous plusieurs angles et ouvert des perspectives modernes. S’agit-il d’atomes, ces éléments invisibles à l’œil nu qui composent la matière ? Ou les 4 éléments, l’eau, la terre, le feu et l’air, qui en seraient le moteur. À moins qu’il ne s’agisse d’un principe premier, permanent et immuable, à l’opposé de l’éphémère et du mouvement. Aujourd’hui la science a donné sa réponse grâce à ce questionnement qui remonte au temps des Anciens, à cette curiosité et à ce besoin naturel d’aller de l’avant.

    De quoi sont faites les Questions et Réponses de Marc JURT ?

    L’ensemble de cette œuvre impressionne par sa verticalité, ses couleurs brûlantes empreintes d’or comme une coulée de lave cuprique au centre du questionnement. Sommes-nous au cœur de l’énigme et d’une expérience métaphysique  ? Y a-t-il âme qui vive dans cette ligne de fuite ou n’est-ce que rupture dans une solution de continuité ? Une illusion qui me laisse face à moi-même.
    MARC JURT Les 4 éléments.pngLe panneau central, composé d’écorce de bananier, éclate de mille feux donnant l’impression d’une présence jaspée et fugitive comme un leurre alors que les côtés sombres, faits de papier Japon et d’ikat, absorbent presque entièrement la lumière. La toile de fond superpose ainsi les supports fabriqués et naturels donnant du relief et de la profondeur au tout. Au premier plan, les piliers du sanctuaire que sont les pinceaux calligraphiques aux manches de bambou et les épis d’asperges finement pignochés de nuances de beige sur de longues tiges terreuses, se dressent et s’alignent en alternance.

    La remise en question de l’artiste est universelle, sa réponse est une œuvre qui se renouvelle au plus près d’une intuition première, qui est peut-être une fin en soi. Il accouple ainsi l’art à JURT-ASPERGES 1.jpgl’expérience du réel, le pinceau à l’asperge, ce légume royal et printanier, connu pour ses vertus aphrodisiaques, dont la précieuse tige est de « l’ivoire à manger » et son extrémité une « pointe d’amour ». Ce couple singulier est à l’image de l’action productrice (la poïésis) comme d’un échange stimulant et nécessaire à la vie. Mais elle est aussi l’envers de la vie car quand l’artiste crée il ne vit pas.

    Marc JURT. Questions et réponses, 2002. Acrylique, pigment, pointe sèche, papier Japon, ikat, écorce de bananier sur bois, 122 x 61 cm.


    JURT-ASPERGES-HAIKU 2.jpegMarc JURT. 
    Les Quatre Éléments, 1990. Aquatinte au sucre, vernis mou en bleu, rouge, jaune et noir, et gaufrage sur deux plaques, 39,4 x 29,8 cm et 39,4 x 29,8 cm. Catalogue raisonné n200.

    Note de Marc JURT à propos des Quatre Éléments : « Gravures s’appuyant sur le geste, la trace du pinceau et leur mise en rapport avec les éléments travaillés au trait. Juxtaposition et superposition de plaques, couleurs alliées aux divers papiers appliqués. Dialogues, rencontres. » Catalogue raisonné, p. 51.

    Marc JURT. Détail de « Alliance 17 », Les Témoins inaltérables, 1987-1988. Pointe sèche sur papier Arches et papier offset intégrés à du papier coton et lin, rehaussés de gouache blanche, 52 x 98 cm. (Épreuve unique.)

    Marc JURT. Tu te dresses / Tranquille devant ton ombre / Asperge, 1984. Pointe-sèche en noir, 100 x 60 cm. Catalogue raisonné no 141.

    Note de Marc JURT sur cette gravure : « Le titre a précédé la gravure. J'ai tout d'abord composé de petits poèmes en trois vers à la manière de haïkus, puis j'ai réalisé les gravures à la pointe sèche. » Catalogue raisonné, p. 51.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 71)

    Épisode 71 :  Marc JURT en rêvant : La Danse secrète 

    MARC JURT Danse secrète.jpg

    Quel sens donner à ce coco de mer tombé du ciel  dans ce paysage à la fois yin et yang ? S’agit-il d’un fantasme un peu creux, un peu « cucul la prasline » dans la masse des songes ou d’une réelle complémentarité naturelle ainsi dévoilée dans le tourbillon des âges ? L’origine est sur le point d’être révélée, alors que la beauté suspendue en apesanteur invite à la rêverie. Il y a, quelque part, me dis-je, un arbre dont ce fruit a chu. Un axe entre inertie et expansion qui fait pivoter le monde. Un voile qui se déchire au fur et à mesure de la cabriole. Un contraceptif qui rompt comme une solution de continuité.

    s-l300.jpgCe fruit fendu par le milieu est sur le point de s’ouvrir comme une offrande de la mer. Il va mettre au monde sa graine légendaire, aux vertus aphrodisiaques qui a fait rêver des générations de corsaires. Surnommé le « coco-fesses » en créole des Seychelles sur l'île de Praslin, il suggère sans pudeur une Vénus callipyge sortie des eaux. De toutes les semences, c’est la plus colossale et la plus recherchée du règne végétal ! Le commerce est sévèrement règlementé et les produits dérivés réservés à quelques élus.

    Il y a fort longtemps, les marins avaient observé les énormes noix remonter à la surface de l’eau. Comme ils s’étonnaient de cet étrange phénomène, ils en cherchèrent la cause et se sont imaginés qu’elles provenaient d’une palmeraie sous-marine au fond de l’océan Indien. C’est au 18esiècle qu’on découvrit la généalogie de ces flotteurs. On fut CocoMale.jpgsurpris d’apprendre que le cocotier parental est bien terrestre et dioïque, c’est-à-dire que l’espèce est sexuée, mâle ou femelle, et non hermaphrodite. Que les organes reproducteurs ressemblent fort à ceux des humains. À s’y méprendre. Foi d’anthropomorphe ! Avec de tels attributs, pourquoi demander aux abeilles, aux geckos et au vent de pérenniser l’espèce alors qu’il suffit d’attendre les nuits d’orage. La légende raconte que les faux arbres se mêlent alors à la fureur des éléments, se déracinent et entrent dans une danse secrète et enflammée.

    Marc JURT. La Danse secrète, 1988. Pointe-sèche et procédé au soufre en noir rehaussés de gouache blanche ; 39,6 x 29,8 cm. Catalogue raisonné, n181.

    Note de Marc JURT à propos de La Danse secrète: « Mouvement autour d’un coco de mer trouvé aux Seychelles ». Catalogue raisonné, p. 51

    PHOTO 1 :  graine de coco de mer pesant en moyenne de 20 à 25 kilos mais pouvant atteindre 45 kilos ! (source : Wikipedia)

    PHOTO 2 : inflorescence mâle pouvant atteindre 1,8 m ! (source : Wikipedia)

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 70)

    Épisode 70 :  Marc JURT en rêvant : Le Couple moderne 

    JURT-LE COUPLE MODERNE.jpg

    Le couple moderne est parfois la rencontre improbable dans un lieu incertain d’un résineux aux branches froufroutantes oscillant entre souplesse et fermeté et d’une tige bien droite, sans chichi, coiffée de larges feuilles qui entrent naturellement dans la danse. L’image au centre témoigne de ce tête-à-tête insolite sur l’île minuscule qui leur sert de terreau fertile où s’entremêlent secrètement leurs racines. Le principal étant souterrain, archipélique, caché du regard.

    Le cliché est suspendu à un fil qui excède le cadre inscrivant cette relation insolite au centre de l’œuvre, en relief, faisant de l’ombre à la ligne de sapins interchangeables, la sylve. C’est peut-être l’image d’un rêve possible dans la masse des songes, l’évocation d’une passion accidentelle ou la possibilité d’une île.

    JURT-ATTIRANCE.jpgEn effet, ces deux êtres, un arbre et un faux, ne sont pas faits de la même essence ni du même bois comme s’il y avait une imposture ou un malentendu dans cette liaison sauvage, un grain de sable fou dans la mécanique amoureuse que le vent fertile anéantit.

    Dans le ménage, j’imagine que le nordique fait l’offrande de sa résine qui produit la poix et l’ambre, parfois une saveur sucrée dans les bonbons, alors que le tropical transforme la sève qui coule de ses fleurs en sirop, produit des fruits charnus et juteux et de l’huile à se gorger. Le duo exulte ainsi sur la ligne de démarcation entre le nord et le sud, aux limites de l’habitat naturel. La jonction est inédite. Ainsi l’élu se distingue-t-il de la forêt ou de la palmeraie, ni complètement ordinaire, ni totalement familier.

    JURT-AIMANTS - copie.jpgIl n’en va pas de même du couple de bambous, célébrés au sein d’une bambouseraie lors d’une bamboula. Ici, les bambous sont cultivés, égaux, respectueux. Ils sont initiés et deviennent des pinceaux qui se cherchent, se guettent, s’attirent. Ils sont faits de la même canne, du même turion. Ils n’ont pas de racine unique, ils ne sont pas identitaires car ils sont rhizomiques. Ils vivent en autarcie, sans dépendre des autres et poursuivent probablement le même rêve : peindre, écrire, créer. Parfois captifs d’un lien serré. Parfois seuls au monde.

     Marc JURT. Le Couple moderne, 1983. Eau-forte et aquatinte en noir; 18,8 x 14,8 cm. Catalogue raisonné, n130.

    Marc JURT. Attirance, 1990. Pointe-sèche et aquatinte en noir rehaussées de gouache blanche ; 12,8 x 9 cm. Catalogue raisonné, n195.

    Marc JURT. Aimants, 1989. Pointe-sèche et aquatinte en noir rehaussées de gouache blanche ; 21,7 x 10 cm. Catalogue raisonné, n193.

    Note de Marc JURT à propos de Couple moderne : « Rencontre nord-sud, sapin-palmier ». Catalogue raisonné, p. 51.

    Note de Marc JURT à propos de Aimants et Attirance : « Roseau pensant — bambou aimant ». Catalogue raisonné, p. 51.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 69)

    Épisode 69 :  Marc JURT en rêvant : Passion captive Marc JURT passion captive

    Dans le carré blanc, une passion captive. S’agit-il d’une scène de torture, d’un sacrifice ou d’une offrande ? Le cancer est une torture, le désir sexuel un sacrifice et le corps une offrande : les trois jouets de la destinée qui ne dépendent pas de nous. Alors il nous reste l’esprit : croquer, esquisser, calquer, graver, tracer, mêler le sucre à la gouache, ajouter un peu de douceur, changer l’inertie des choses. Le geste se veut doux envers soi, il sera peut-être salvateur comme le grain de sable qui enraye le processus inéluctable, comme un espoir fou qui nique la mort.

    JURT-FIANCAILLES.jpegL’être non censuré, qui figure dans l’incruste, est emballé dans un linceul et ficelé de toutes parts — sans doute déshumanisé. Il gît en équilibre sur le flanc obscur d’un mont sans croix ni arbre. Cette même forme arrondie comme un mamelon, gravée 8 ans plus tôt dans Fiançailles, irradiait d’une lumière étincelante ; à son point culminant dansait le couple de sapins d’une minuscule forêt. Les points de contact sont devenus les lieux du martyre, ils annoncent une mort imminente. L’ombre se propage, et gagne peu à peu les versants des deux mondes. Le corps n’est plus qu’une enveloppe poste restante.

    Sur la grande plaque, le corps est radiographié. Le regard pénètre la matière pour obtenir un cliché révélant certain contraste dû à la densité de la matière, quelques courbes fantomatiques. On y voit un étranglement d’organes, un manque d’inspiration, une suffocation peut-être, des os cassés épars formant une paire de colonne vertébrale, l’une féminine, l’autre s’appuyant sur un tuteur, un bambou, son double greffé. Autour du sac d’os, une masse opaque avec des taches indiscernables, comme des feuilles séchées enroulées.

    C’est ainsi que la passion de l’artiste s’est révélée dans la maladie et dans son corps souffrant le martyr. Elle nous touche de manière singulière, chacun y voyant les traces de sa propre passion.

    Au début des années 90, Marc JURT luttait pour la deuxième fois contre le cancer. Après des séances de chimio, il connut une période de rémission et d’intense créativité.

    Marc JURT.Passion captive, 1990. Aquatinte au sucre et eau-forte en blanc et noir sur deux plaques 14,8 x 20 et 43,5 x 39,5 cm. Catalogue raisonnéno205.

    Note de Marc JURT sur une série d’estampes dont Passion captive: « Gravures s’appuyant sur le geste, la trace du pinceau et leur mise en rapport avec des éléments travaillés au trait. Juxtaposition de plaques, couleurs alliées aux divers papiers appliqués. Dialogues, rencontres ». Catalogue raisonné, p. 51.

    Marc JURT. Fiançailles, 1982. Pointe-sèche et aquatinte en noir et bleu ; 39,7 x 29, 5 cm. Catalogue raisonné, no120.

    NOTE de Marc JURT à propos de Fiançailles: « Vie et liberté du trait gravé, réalisé dans l’atelier de Genève ». Catalogue raisonné, p. 51.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 68)

    Épisode 68 : Marc JURT en rêvant : Géographie du corps

    MARC JURT GEOGRAPHIES DU CORPS.jpg

    Ces enveloppes cartonnées enduites d’acrylique d’un noir profond forment la suite des Géographies du corps. Ouvertes, ces lettres ont peut-être servi à expédier des maux couverts ou quelques radiographies d’os cassés ou de tumeurs. L’orifice sur la patte de fermeture esquisse un sourire comme « sourirait un enfant malade ». Il n’y a pas d’adresse ni de timbre, mais détournées, ces correspondances nous transportent désormais au cœur d’un voyage fantastique, poste restante.

    Suivons ces planches d’anatomie figuratives ! Traversons ces membranes jusqu’à l’intérieur du mystère humain, là où l’artiste réunit la perspective scientifique au geste créateur, là où la structure élaborée du vivant côtoie l’élan vital.  

    POINTS NÉVRALGIQUES 

    MARC JURT-POINTS NEVRALGIQUES.jpgIci, le jet vertical mêlant l’ocre et le grenat finement cerclé de noir s’impose en parallèle de la planche anatomique d’un corps de femme naïvement stylisé mais savamment annoté. La forme émergeant du geste créateur n’est pas totalement abstraite, elle signifie une colonne vertébrale, le point sensible du soutien de l’ensemble du squelette. Les couleurs chaudes, corporelles, animent les formes, pénètrent la substantifique moelle.

     

    LA POITRINE PENDANT LA RESPIRATION

    MARC JURT-POITRINE PENDANT LA RESPIRATION.jpgIci, l’artiste révèle la structure du support, rehausse les plis du carton d’acrylique marron. Les lignes verticales, laminées, rappellent l’alignement nécessaire et régulier des côtes protectrices de la cage thoracique. La respiration soulève la structure rigide et étouffante. Le souffle de vie altère les barreaux de la prison en une superposition de jets spontanés horizontaux ouvrant un espace de liberté et de fluidité.

     

    LE THORAX

    MARC JURT-THORAX.jpgIci, le thorax est perçu comme une cage, délimitée de toute part par les vertèbres, les côtes, le sternum et le diaphragme. Il est fait d’os porteurs (forme extérieure) et de moelle (vie intérieure). Il contient et protège la respiration (souffle) et la circulation (sang). Entre la structure et l’élan, un assouplissement des côtes, une poussière globuleuse, une toux humide, une traînée sanguine. Le geste créateur reproduit le réel.  Cette dépêche me va droit au cœur, qu’elle ne reste pas lettre morte !

    L'ESTOMAC

    MARC JURT-ESTOMAC.jpgIci, l’artiste est espiègle. Il suspend l’estomac au sourire qui se balance dans le vide sans protection osseuse. Il est un organe souple qui broie les aliments, un transformateur ingénieux de matières. Le geste créateur accompagne le mouvement vers le bas, mélange les corps et les couleurs.

    Dans le gouffre qu'est l'opacité organique, ce que le corps évacue naturellement, la signature de l'artiste.

    Marc JURT. Géographie du corps, Points névralgiques,1991. Planche d’anatomie, acrylique, gravure, papier Bali, sur enveloppe cartonnée : 34 x 22 cm.

    Marc JURT. Géographie du corps, La poitrine pendant la respiration, 1995. Planche d’anatomie, acrylique, pigments, sur enveloppe cartonnée : 34 x 21,5 cm.

    Marc JURT. Géographie du corps, Thorax, 1992. Planche d’anatomie, acrylique, gravure, papier Bali, sur enveloppe cartonnée : 36 x 26cm.

    Marc JURT. Géographie du corps, L’estomac,1992. Planche d’anatomie, acrylique, gravure, sur enveloppe cartonnée : 35 x 21,5 cm.

     

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 67)

    Épisode 67 :  Marc Jurt en rêvant : E=cm2

    Marc Jurt, E=mc2E=mc2 : quelle synthèse expéditive pour nommer une œuvre élaborée en trois phases, soit l’expression de trois lettres dont l’une au carré, juxtaposées dans une équivalence ! J’aime le raccourci scientifique, cette manière efficace de symboliser en une ligne, l’infinitésimale complexité des choses. La seule équation suffit pour formuler le cheminement génial d’une réflexion qui mène à l’essentiel.

    Énergie, masse et lumière : trois éléments qui se combinent physiquementpour démontrer que les objets, contrairement à une apparence de fixité, captent en leurs atomes de l’énergie, créant ainsi une force d’inertie à laquelle je me cogne sans cesse. La vitesse de la lumière est le principe extérieurqui permet de rendre compte de cette force. Ainsi un corps au repos est une masse résistante, comme une table de travail, une feuille de papier ou une pointe sèche. Il s’agit donc de travailler ces éléments potentiellement explosifs, de mettre en rapport l’atome infiniment petit et l’espace, le noyau et l’apparence, la graine et l’enveloppe pour que l’œuvre jaillisse. Ainsi, celui qui grave, peint et compose, change l’inertie du monde, en laissant une trace personnelle de son passage.

    Est-ce la formule pleine d’espérance que nous livre l’artiste  ?

    MASSE : Au centre de la gravure, le regard est porté sur ce que l’œil reconnaît d’emblée. Des objets, vraisemblablement, des pierres découvertes au côté d’une tige sèche de bambou. La plante semble arrachée à la vie, vidée de sa substance et abandonnée sur le sable. Seule l’enveloppe laisse encore une trace de son passage. Même les pierres s’usent, s’érodent en grains de sable, disparaîtront un jour sous leur forme visible à l’œil nu. Les êtres vivants finissent par mourir, les minéraux par se transformer au contact des éléments.

    LUMIÈRE : Dans la partie inférieure du tableau, une bande étroite et horizontale comme un cercueil ou une planche d’herboriste, transpose les figures végétales et minérales en formes abstraites qui témoignent de leur origine terrestre.

    ÉNERGIE : Dans la partie supérieure, la spirale emporte l’incruste dans son tourbillon. Elle est l’énergie qui passe de la masse éteinte et morte à la lumière. Est-ce là que retourne le fugitif bambou ? Dans le mouvement circulaire des particules,  la danse de la vie ?

    Marc JURT. E=MC2, 1993. Aquatinte au sucre, aquatinte et vernis mou en blanc et noir sur trois plaques : 49,6 x 37,8, 12,3 x 31,3 et 4 x 46,8 cm. Catalogue raisonné, no219.