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Carnets de Corah - Page 7

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 26)

    Épisode 26 : les Carnets fêtent leurs 6 mois !

    Georgia O'KeeffePour marquer cet événement, je l’accompagne d’un poème visionnaire. J’ai parfois l’impression étrange de voyager dans le temps, de voir défiler dans l’épaisseur des âges, des visages lointains et inconnus qu’il me semble, à force de les pister, reconnaître. C’est ici, Léo, un homme actuel (ordinaire) éclairé fugitivement par quelque éclat : un bateau lunatique, un visage peint, une cène frugale. Connaissez-vous cette excitation de suivre des apparitions sur une toile vivante, d’y lire les histoires à la fois courantes et communes, où l’on peut s’inscrire, prendre part ou se perdre ? Les êtres et les lieux se superposant à l’extrême, vibrant à l’unisson dans une transe cosmique.

     

    Vision I

    Léo à l’aube

    S’ébranle, la bouche humectée de gin

    Le halo d’une Marlboro opaque

    Le pouce vif musclé

    Une sifflée une taffe une pincée

    Léo sur le pont

    Seul au monde

    L’œil dans l’onde

    — Un va, un vient, un sort !

     

    Elle voit elle figure elle minaude

    Léo, mon Vinci, mon Caprice

    Léo tu pénètres le temps ?

    — Diable ce Léo !

     
    Georgia O'KeeffeEntre Toronto et Genève l’océan

    Large frontière entre les uns et les autres

    Disque lunaire tu rayonnes

    Au-delà du visible

    Artiste, venu, trahi

    L’un sur l’autre masqué

    Dans l’épaisseur du monde

    — Me fais-tu signe ?

     

    Georgia O'KEEFFE, Night Wave, 1928.

    Georgia O'KEEFFE, Sun Water Maine, 1922.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 25)

    Épisode 25 : Point de chute…

    Georgia O'KeeffeUn jour j’ai craqué. J’ai rompu le lien avec le réel. Séparée, disjointe, scindée. Il y eut un avant et un après, des plats et des verticales. Un hapax. Le ciel s’est ouvert, j’ai pris la ligne de fuite, glissé dans la faille pour t’y retrouver. Toi ma vision. Mon poète aux yeux gris verts promis à un destin éclatant. C’était à Toronto, j’avais l’âge du Christ. Je remuais ciel et terre pour te voir. Je tapais le sol de ma canne pour avertir les funambules de ma présence. Je parcourais la nuit avec les semelles de Rimbaud, enveloppée dans un long imperméable vert poussière. Je croisais des inconnus qui me reconnaissaient : « on vous a annoncé, on vous attendait. » D’autres ont cru retrouver l’âme d’une aïeule, sosie des temps anciens. J’appartenais à cette folie nocturne des rues illuminantes et des salons en enfilade. Rien n’ossifiait mon regard. Je prenais place dans les cœurs sans filtre. M’invitais à la table des solitaires sans rendez-vous, sondant sans peine la masse du monde et vidant une Newcastle. Où étais-tu ?

    unnamed.jpgLes signes étaient partout. Là, dans le ciel pâle d’une douceur sans limite, j’y sentais une présence qui me réconciliait avec le passé. Là, dans la transe qui réglait mes gestes et ma démarche. Je dansais même sans claudiquer. Un miracle ! Là, dans le tableau de Folon qui me servait de bouclier. Là dans l’odeur du café sucré. Là dans les visages et les lieux superposés comme pelures d’oignon. Je traversais l’épaisseur du temps et me retrouvais au cœur de trahisons ou de scènes antiques.

    J'ai vu les glaces brisées du palais,

    ton visage disparaissant sans reflet,

    tu continuais l'histoire d'une traversée,

    alors que je suivais le fil d’une écoute migrante.

    Cette chute à l’horizon de notre histoire

    nous a-t-elle déchaînés ?

     

    Georgia O'KEEFFE, Ritz Tower, Night, 1928.

    Georgia O'KEEFFE, Sun Water Maine, 1922.

     

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 24)

    Épisode 24 : Fuir ou claquer…

    Retour en arrière 

    Georgia O'KeeffeLa fuite est mon mouvement. C’est comme si je trouais une brèche dans des lieux trop asphyxiants. La course à pieds est devenu mon instinct de survie. À neuf mois, je marchais. Mes genoux se sont écartés, mes os se sont arqués. Ma volonté s’est extraite de la nature et y a tracé un désir d’évasion, un goût pour les espaces lointains. Le traitement salutaire s’accompagnait de massages en eau de mer et de semelles spéciales à enfiler dans les chaussures. Mon handicap m’a donné une place dans la fratrie, en même temps qu’un regard lucide sur le monde. Plus jamais on ne m’abandonnerait l’été dans une famille d’accueil inquiétante. Plus jamais de sevrage forcé loin de la Méditerranée. J’aurai droit, me too, au bronzage, au sel sur la peau, au sable dans les cheveux. Dorénavant, je serais la petite dernière, celle qui est née après, claudiquant au bout de la ligne comme un terminus ou un bébé capote. La faille dans l’impossible, c’est mon destin.

    Fuite en avant  

    Georgia O'KeeffeÀ 17 ans, j’ai fui le prédateur, sombre corbeau au désir impératif et croque-la-mort. Fui le noir corbillard verrouillé où reposait le corps en bière. Fuir c’était d’abord sortir du corbillard. Fuir c’était marcher sans se retourner de Milhaud jusqu’à la plage de Montpellier et noyer la blessure dans la Méditerranée. Fuir c’était vivre ! Ôter la chape ! Souffler! Inspirer ! Expirer ! La fuite dans la vie, c’était ma chance.

    Ligne de fuite
    Georgia O'KeeffeLe choc fut tel qu’il me rendit au fil du temps sans mémoire. L’angoisse est devenue une obsession comme un fil qui en croise d'autres reliant des deux côtés de l’horizon une logique de la courbature et du tissage. Marche ! Cours ! Nage ! Danse ! Chante ! Le mouvement redonne vie aux lâches tissus comme une transe tonifie les muscles pour évacuer la colère, suspendre le mal. Et, chose étrange, les brûlures s'en vont en effet, sans éclat. (2 sur 10). Et ce qui fut — idées noires, cauchemars, crampes—, reste mais érodé par l'écoulement, le flux des sens. Traversé par la foudre, le corps subsiste, cahin-caha, brûlant, sclérosé, ce cocon de soie qui absorbe l’existence. 
    Ce corps est mon étoffe de soie indienne, ma Corah.

     

    Georgia O'KEEFFE, Black Abstraction, 1927. 

    Georgia O'KEEFFE, Pelvis with Pedernal, 1943.

    Georgia O'KEEFFE, Pelvis with the Moon, 1943.

     

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 23)

    Épisode 23 : Sur un air de West Side Story [1]

    Un faux air d’ange

    Georgia O'KeeffeHier encore je pensais que chanter était l’expression la plus spontanée qu’il soit, comme un don offert en partage ou une grâce inégalement distribuée. Le talent, connu des anges et des castrats uniquement, me semblait une liberté privée de toute contingence. Comment ces voix aériennes réussirent-elles depuis la nuit des temps à enchanter les plus mécréants d’entre nous, comme les plus innocents ? L’organe est sans doute taillé sur mesure, tel un instrument affûté par une nature particulièrement aimable. Le souffle circule si naturellement au-dessus de la masse de nos membres sclérosés.

    Une leçon prodigieuse

    Georgia O'Keeffe« Que nenni » m’affirme aujourd’hui dans sa leçon de chant, une sage pédagogue. « Respirez ! Relâchez vos muscles ! Enracinez-vous ! » Pas d’air sans muscle, pas de son sans os, pas de note sans corde vocale, pas d’amplitude sans caisse de résonnance, pas de hauteur sans voile de palais, pas de fluidité sans énergie. Autrement dit, pas de naturel sans travail, pas de grâce sans corps. La voix est organique. Elle tâtonne, se fraye des chemins multiples, se heurte aux cavités buccales et nasales, dirige minutieusement la justesse, ajuste l’emplacement, se gonfle, craque, sort, s’aiguise, se fluidifie. Elle n’évolue pas au-dessus de la matière, elle est la masse sonore qui s’élève lorsque le passage est dégagé, la voie libre ! Je prépare ainsi mon appareil au cri préhistorique : « Aïe ! Oc oye ! Grrr ! Pfffff ! Hihihi ! Ah ! Oh ! I Am ! »

    Ici et là

    StieglitzLe plaisir de chanter, je le convie. Pieds nus sur le tapis, j’inspire, j’expire. Les genoux légèrement pliés pour laisser l’énergie se répandre. Les yeux posés au coin du mur laissant la nuque souple. Le chant commence pianissimo. Il se déplace crescendo dans mon corps arqué et contracté, il assouplit les muscles tendus vers la fuite imminente et il traverse les douleurs brûlantes de la profanation. C’est ainsi que je retrouve le bonheur des commencements, le babil joyeux d’avant l’abandon et des faux-semblants. Placer ma voix, , dans le jeu! Ajuster les notes (jusqu’au la!), évaluer mon ressenti (c’est haut) et en garder une trace (c’est ici et ). Toute note qui n’est pas précédée d’une sensation m’est inutile. Ce soir, je vais à la rencontre des Sharks et des Jets, de l'amour et des corps, de l'esprit et des transes, danser et chanter !

    I feel pretty for I am loved by a pretty wonderful boy !

    Retrouvez ici l'enregistrement de Kiri Te Kanawa dans le rôle de Maria face au maestro Leonard Bernstein. Version particulièrement émouvante. Commence à la minute 0:46.


     

    Et celle du film avec Nathalie Wood. Une voix si fraîche et légère! Commence à la minute 0:50.

     

     

     

    SOURCES des images : 

    Georgia O'KEEFFE, Music, Pink and Blue, no 2, 1918.

    Georgia O'KEEFFE, Music, Pink and Blue, no 1, 1918.

    Alfred STIEGLITZ. Georgia O’Keeffe ; Hands and Horse Skull, 1931.

    [1]. Leonard BERNSTEIN, West side story.

     

     

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 22)

    Épisode 22 : Flux et reflux !

    Georgia O'KeeffeHier encore je pensais que la lecture des livres et du monde était une activité puissante opérant une transformation plus ou moins profonde sur l’esprit et le corps. Aujourd’hui, une guérisseuse, point encombrée par des discours vains, m’a sommée tout de go : « Bougez-vous ! Marchez ! Action !  » Pas d’analyse cérébrale ici, pas de psychanalyse sur canapé, ni de récit et de mère mythe, ni de prédateur faisant de moi une victime immuable. Il suffit de ces trois électrochocs pour que j’entreprisse une pratique fondée sur des acquis ancestraux.

    Bougez-vous !

    Debout, les genoux légèrement pliés, la nuque ankylosée, le regard fixé au loin, j’inspire, j’expire. Mes pieds nus sur le tapis mordoré de son cabinet s’enfoncent dans le sol avant que je n’y lise des plages de sable doux. Des picotements aigus, aux extrêmités des phalanges d’abord, une impression de me tenir clouée sur place. J’ai la sensation que mes os s’enfoncent dans la terre, jusqu’aux péronés, lourdement, comme raidie dans les sables mouvants. Ma douleur immobile atteint un 8 sur 10.

    Marchez !

    Georgia O'KeeffeJ’avance vers la mer, avec quelque raideur d’abord, crescendo. Puis j’entame une marche progressive pour enfin surfer sur la vague d’un flux qui me parcourt en croix, des orteils au crâne, d’un carpe à l’autre. Le cœur s’active et me réchauffe. Ne suis-je pas en train de manier naturellement l’énergie traversante ? Elle se propage autour d’anciennes douleurs cryptées, ossifiées le long des articulations et durcies par le ressac d’habitudes invariables. Le bassin s’enroule autour d’un aiguillon, la colonne vertébrale se déroule, mes os craquent. Ma douleur en marche atteint un 5 sur 10 comme un feu de caverne préhistorique.

    Action !

    georgia O'KeeffeJ’aime cette sensation de chaleur qui m’envahit, cette énergie qui prend possession de mon corps selon un parcours ancestral, voire clandestin. C’est un rite qui s’enclenche comme une transe. Mon corps danse alors que ma posture s’assouplit, se détend, s’allonge. Les gestes sont fluides, pourtant mystérieusement guidés. Soudain je perds pied, serpente et ondule dans la mer comme six reines allant au bal. Cette onde qui franchit les creux, déroule les nœuds, stimule le plexus, irradie les radius et cubitus jusqu’aux extrêmités, m’apaise. Ma douleur n’est plus qu’un 2 sur 10.

    Impression !

    Sans mouvement, le changement est impossible. L’action devance l’analyse. Toute lecture qui n’est pas précédée d’une sensation ou d’une expérience m’est inutile. Ce soir je vais danser. I Feel Pretty !

     

    Sources :

    Georgia O’Keeffe, Series I, no 3, 1918.

    Georgia O’Keeffe, Black Cross, 1929.

    Georgia O’Keeffe, Red Canna, 1924.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 21)

    Épisode 21 : «  Bougez-vous et trouvez-moi des livres ! » [1]

    84 Charing cross roadVous m’avez vivement recommandé le livre culte de Helene Hanff, 84, Charing Cross Road que j’ai trouvé facilement dans une adaptation française très agréable à lire. C’est un livre assez lourd pour ses 180 pages, le papier est étonnemment épais, un peu rêche même au toucher, mais la police de caractère est lisible et très aérée. Dieu merci car j’ai égaré mes lunettes de lecture et les petits caractères sont une vraie torture pour mes yeux astigmates. La couverture est d’un jaune affreux. On y devine esquissée, la célèbre librairie londonienne sise au 84, Charing Cross Road. J’aurais préféré celle de l’édition anglaise avec une photo classique qui donne tout de suite envie de s’y arrêter et d’y jeter un œil. L’ouvrage m’est parvenu neuf par messagerie avec une charmante préface de Daniel Pennac.

    84Vous avez bien deviné mes penchants pour une histoire de lectures. Vous avez même visé dans le mille. Il y a dans ce livre tout ce qui peut satisfaire une lectrice comblée : une passion des livres et des mots, une amitié à distance née de cette passion, un esprit extravagant et irrévérencieux qui fleure bon New York et de l’humour british tout en retenue. La vie entre peu à peu dans cette correspondance avec force et gentillesse. Tout en crescendo.

    Pensez-vous que cette correspondance qui s’est étendue sur près de 20 ans entre Helene Hanff, l’auteur « sans fortune » et Frank Doel, le libraire de Mark’s and Cohen, soit authentique ? Elle paraît à la fois si réaliste et si singulière. Ces deux-là étaient faits pour s’entendre et pourtant ils ne se sont jamais rencontrés. J’aime l’idée qu’il reste une trace — réelle ou fictive — de ces lettres envoyées par-delà l’océan appartenant à une époque qui semble aujourdhui révolue.

    84 Charing cross roadDans l’après-guerre, Helene Hanff fait parvenir de Londres des livres d’occasion, des éditions rares et des volumes épuisés. L’excentrique lectrice n’achète que des livres qu’elle a déjà lus. Elle ne saurait dépenser son salaire pour des livres qui pourraient la décevoir. Les librairies de New York lui déplaisent tout particulièrement car elles ne proposent que des ouvrages assez vilains, endommagés par des lecteurs peu soigneux. Autodidacte et érudite, Helene devient de plus en plus vorace et exigeante dans ses choix. Elle a donc besoin de Frank pour assouvir son désir insatiable de lectures belles et profondes et n’hésite pas à le gourmander : « J’AI BESOIN D’AVOIR DE QUOI LIRE, ALORS NE RESTEZ PAS LÀ ASSIS À NE RIEN FAIRE ! BOUGEZ-VOUS ET TROUVEZ-MOI DES LIVRES ! »

    Helene et Frank n’échangent pas que des livres. Pendant les années 50, les denrées sont rares en Angleterre, les œufs, la viande sont rationnés. Helene n’hésite pas à envoyer des paniers garnis lors des fêtes qui font la joie de tous. Elle recevra en retour, l’amour d’un libraire pour les belles éditions, des cartes de remerciement, une recette de yorkshire pudding et une nappe de lin fin d’Irlande, brodée à la main...

    De nos jours, les llibraires sont remplacés par google et amazon. C’est inéluctable et désincarné. Relire Charing Cross, nous rend cette part d’humanité et nous rappelle que nous sommes des êtres de partage, d’amitié et de mots, avant que d’être des robots.    

    Trouvez-moi vite un autre livre ! laissez la référence dans un commentaire ci-dessous !

     

    [1]. Helene Hanff, 84, Charing Cross Road, trad. de Marie Anne de Kisch, préf. de Daniel Pennac (Paris, Autrement, 2016 [© 1970]).

     

     

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 20)

    Épisode 20 : Que cherchons-nous dans les images ? Journal de ma tête d'Ursula Meier

    Journal de ma tête, affiche, Ursula MeierLes vacances commencent. On a quitté les élèves avec le sourire : reposez-vous, faites du sport et surtout lisez ! « Rest, run and read! » Les phrases rituelles s’enchaînent, on emballe le matériel, on ferme la salle de classe et on s’en va au loin le cœur dégagé.

    Quels livres choisir pour la rentrée ? Une histoire qui se termine bien ? Une fable politique ? Un conte féministe ? Ou un roman romand ? Avons-nous une responsabilité dans le choix des lectures que l’on inscrit au programme ? Peut-on encore lire l’Adversaire d'Emmanuel CARRÈRE, cet effroyable fait divers sur un quintuple meurtre, en sachant que l’auteur se place volontairement du côté du criminel, du diable ? Si notre rôle d'enseignant est d’engager la discussion, de développer le sens critique, de pointer les aspérités ou les failles d’une narration, nous ne pourrons jamais stopper la fascination qu’éprouvent les élèves pour la double vie du faux médecin vivant aux crochets de ses proches. Elle est d’autant plus palpable que les faits se sont déroulés dans la région genevoise. 

    Fanny Ardent, Journal de ma têteCertaines lectures sont dangereuses. C'est l'un des thèmes du dernier film d’Ursula MEIER du collectif Bande à part dont j’ai vu la programmation vendredi dernier et parlé dans l’Épisode 19 de mes carnets. Un élève (joué par l’insondable et attachant Kacey MOTTET-KLEIN) envoie son journal intime à sa prof de français (jouée par l'intemporelle et éthérée Fanny ARDANT), dans lequel il confesse le double parricide qu’il est sur le point de commettre.

    Tout au long de l’année, l’enseignante donne un atelier d’écriture, elle y encourage ses élèves à libérer leur imaginaire. Il faut oser coucher sur le papier les fantasmes les plus intimes. L’exercice est jouissif et totalement innocent du moment qu’il ne s’agit que d’une fiction, même si celle-ci est hantée par une passion noire ou un Œdipe parfaitement banal. Tuer le père pour protéger la mère puis tuer la mère pour qu’elle ne souffre pas d’être veuve. La logique est implacable, déconnectée de toute réalité comme une faille dans les cerveaux.

    Michael Moore, Bowling for Columbine

    L’enseignante de français (solitaire et sans famille) ne semble pas avoir perçu dans les premiers jets du journal intime de son élève, un possible passage à l’acte. S’établit alors une relation fantasmée fondée sur un malentendu. Lui pense qu’elle le comprendra le moment venu des révélations. Elle fait confiance et banalise l’ampleur de la prose prémonitoire. Une fois le crime commis, elle sera interrogée par un juge d’instruction (joué par le grandiose et colossal Jean-Philippe ÉCOFFEY) qui aimerait lui faire porter une part de responsabilité.

    Ursula MEIER écarte pourtant le lien de cause à effet entre fiction et réalité comme l’avait fait, en 2002, Michael MOORE lorsqu’il interrogeait les racines de la violence aux États-Unis et incluait le bowling, l’accès libre aux armes à feu et la musique de Marilyn MANSON parmi les causes de la tuerie de Columbine.

    Le film ambitieux d’Ursula MEIER semble bien plus porter sur la relation trouble entre un adolescent au point de chute, sur la crête, et une prof isolée dans un déni de réalité, égarée dans le monde imaginaire des livres. La relation tissée de non-dit transmet une complicité non avérée, des sous-entendus inaudibles où la parole se dissimule et se confond à l’écrit comme à l’écran. S'agit-il d'une relation amoureuse, peut-être maternelle et inconditionnelle car il faudra bien s'occuper de l'orphelin à sa sortie de prison ?Journal de ma tête, Kacey Mottet-Klein

    Ursula MEIER crée ainsi une subtile mise en abyme lorsqu’elle filme depuis l’enfance, son acteur fétiche dans Home (2008), puis dans L’Enfant d’en haut (2012) et Journal de ma tête (2018). L’ado qu'on a vu grandir à l'écran, a aujourd'hui 19 ans; il a un corps d’homme. Lorsque il s’entraîne avec l’arme militaire de son père et tire, ce n’est pas ses parents qu’il vise mais la caméra, « cette espèce de grosse araignée avec ses grandes pattes ». Nous devenons alors les témoins d'une exécution symbolique. C'est l’instant saisi sur l’affiche du film, l’arme est face à nous, le tir explose. Ce n’est pas ce geste-là qui fait basculer l’existence de l’ado de manière irréversible, non, c’est le geste répété, inconscient et automatique qui appelle désespérément à l'écoute des adultes, la main tendue, mais aussi au crime, comme si on ne pouvait manœuvrer un élève, ou un comédien, impunément.

    À voir absolument : Journal de ma tête d’Ursula MEIER, sera diffusé le 4 avril à 20h10 sur RTS Un.


     Ondes de choc par le collectif Bande à part

    Journal de ma tête d’Ursula MEIER (Épisode 20 des Carnets de CoraH)

    Prénom: Mathieu de Lionel BAIER

    La Vallée de Jean-Stéphane BRON (Épisode 19 des Carnets de CoraH)

    Sirius de Frédéric MERMOUD

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 19)

    Épisode 19 : Que cherchons-nous dans les images ? Ondes de choc et Bande à part !

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    Claude Lelouch a dit à propos du 7e art : « Le cinéma est fait pour tous ceux dont la curiosité est le plus grand défaut. » Je revendique cette déformation, comme une source qui coule en moi. La curiosité est un imaginaire en expansion, qui fouille bien au-delà des volets fermés et des apparences, les vies possibles de nos contemporains. Le cinéma me procure le plaisir clandestin de sonder l’opacité qui me rattache au monde, comme un flash thérapeutique ou un éclair de sens. Ne pourrais-je pas suivre l’évolution de mon caractère à travers les moments du cinéma qui m’ont le plus marquée ? Si Serge Tisseron dit vrai, certains livres, certaines peintures ou certaines images nous guérissent [1]. N’ai-je pas pleuré à maintes reprises, et déraisonnablement, à la fin de La Mélodie du bonheur, persuadée que la famille Trapp en traversant la frontière dans les alpes suisses pour fuir le nazisme, avait oublié par négligence un de ses sept enfants ? J’ai beau compter, je n’arrive jamais au nombre juste. Quand tous sont soulagés par l’heureuse issue, je pleure comme Madeleine aux pieds de la Croix. Le cinéma c’est le miracle qui donne à voir ce qui résiste et répare ce qui ne tue point.

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    Vendredi soir, j’ai eu la chance d’assiter à la projection des quatre films du collectif suisse « Bande à part » au Capitole, ce mythique cinéma de Lausanne, ville de mon enfance. Quatre réalisateurs se sont donné pour mission de travailler la thématique du fait divers sous le titre Ondes de choc : double parricide et lectures dangereuses (Ursula Meier), viols en série et sadique de Romont (Lionel Baier), vol de grosses cylindrées et traque dans les Alpes (Jean-Stéphane Bron), massacre collectif et Ordre du temple solaire (Frédéric Mermoud). Un souffle dynamique dans le paysage romand qui me réjouit.

     

    160211-1.jpgL’effet de loupe se porte pour moi sur le film de Jean-Stéphane Bron, La Vallée. Une histoire de petites frappes qui font des virées du côté de Genève pour y repérer de grosses cylindrées. Le cambriolage se passe mal, les jeunes sont repérés, la traque commence. L’un d’eux décide d’échapper à la police en abandonnant la voiture volée sur le côté de la route. La course se poursuit dans les bois, puis sur le flanc d’une montagne enneigée qui mène en France. Pour le jeune Lyonnais des banlieues, poursuivi par les policiers, les chasseurs et les montagnards, la déroute est éprouvante. Qui aurait pu imaginer se retrouver dans le climat glacial des sommets ? Sans l’aide de ses frères en humanité, il est difficile de survivre et d'atteindre la frontière. Son évasion est d'une profonde solitude. Son corps sombre sur l’immaculée neige a l’effet pour moi de la disparition du 7e enfant de la famille Trapp. Peut-être un jour saurai-je pourquoi ?

     

    À voir bientôt sur la RTS :

    Journal de ma tête d’Ursula MEIER

    Prénom: Mathieu de Lionel BAIER

    La Vallée de Jean-Stéphane BRON

    Sirius de Frédéric MERMOUD

    [1]. Serge Tisseron, Comment Hitchcock m’a guéri. Que cherchons-nous dans les images ? (Paris, Albin Michel, 2003).

     

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 18)

    Épisode 18 :« Je n’ai rien conçu. J’ai tout senti ! » 


    pablo PicassoDans le cercle des gypoètes dialoguent pour l’instant 5 femmes en résonnance. Quelle chance pour le mur des Blogres d’accueillir un gynécée !

    D’abord, il y a GEORGETTE. Elle est l’aînée dans l’ordre chronologique, l’initiatrice, sans qui les Carnets ne seraient jamais sortis du magma apparemment inaccessible et indicible. Ellle a su insuffler dans son écriture des Jardins, une magie des commencements qui a touché mes cordes sensibles, mes fibres vocales. Je ne suis d'ailleurs pas la seule. Tout comme sa précieuse lectrice Phyllis, j’ai vu dans les Jardins, une égérie puissante et libératrice.


    Georgia O'KeeffeEnsuite, il y a ÉMILIE. Elle est une conteuse née, sa voix sonde le passé des anciens qui ont joui d’une vie hors du commun, d’une conduite en marge de l’histoire. Elle porte en elle leurs fugues, leurs voyages, leur légèreté pour mieux ensuite restituer l’essence de sa légende familiale.
    Elle est intuitive, instinctive. Sa force est dans les tripes comme la Femme sauvage. Son souffle sur les générations à venir est par bonheur réparateur. Dieu merci!

    papaya-tree-iao-valley.jpgPuis, il y a MOUSSE, la plus discrète du cercle pour l’instant. Elle cultive une présence au monde depuis neuf décennies. Bien qu’elle utilise un ordinateur pour rédiger ses textes, elle ignore tout des Carnets en ligne. Elle connaît pourtant Georgette car, tout comme la libraire canadienne, elle cultive son jardin sauvagement, poétiquement (chaque arbre a son histoire). MOUSSE est la doyenne du groupe des gypoètes,
    irrévérencieuse grande dame, elle a fréquenté les plus grands de ce pays et a conservé une mémoire sans faille. Poète, comédienne, récitante, communiste, journaliste, amie, elle me reçoit le mercredi après-midi dans sa maison et me raconte le récit de sa vie. Ensemble, nous écrivons un livre.


    Georgia O'KeeffeGEORGIA, la peintre qui a aujourd’hui traversé le miroir, irradie le mur des Blogres de ses tableaux. Elle m’accompagne depuis le 3e épisode des Carnets. C’est la colonne vertébrale de mes lectures. L’histoire de la femme sauvage qui rassemble et récolte les os dans le désert pour en retirer la substantifique möelle est notre histoire, à nous, les femmes. Celle d’une liberté souveraine.

    georgia O'Keeffe

    CORAH, c’est moi. Qui suis-je ? Une gypaète issue d’une lecture révélatrice (un hapax) et d’un rêve ? Ai-je grandi sauvagement au bord des routes comme une rose trémière ? J’ai eu, il me semble, une vie sans histoire. Mes parents m’ont fait fugitivement par accident après trois autres enfants. J’aurais pu naître cabossée avant de vivre (un terminus), mais mes parents y ont vu une surprise sur le tard. Les mots ont eu un sens. Dès le début, ils ont orienté ma destinée. J’ai eu la chance d’avoir eu des parents raccomodeurs. Le plus beau nom, enfant, ce fut ma mère qui me l’a donné dans ses langues et ses chiffres à elle : « tu seras Coccinelle, mein Marienkäfer du mois de mai, Schatz, avec trois c, une lettre circulaire, huit points et deux paires d'ailes ». CORAH est ainsi née d’une couturière et d’un navigateur qui se rêvait hauturier. Il signifie étoffe de soie écrue, sans teinte. Suis-je la tisserande du cercle des gypoètes ? Celle qui imprègne les histoires et tisse ensemble nos vies sur la toile ?

     

    SOURCES :

    C’est une citation de ROUSSEAU dans les Confessions à propos de ses premières lectures : « Je n’ai rien conçu. J’ai tout senti ! ».

    La légende de la Loba (la Femme sauvage) est racontée dans Clarissa Pinkola ESTÈS, Femmes qui courent avec les loups. Histoires et mythes de l’archétype de la femme sauvage (Paris, Grasset, 1996).

     

    ICONOGRAPHIE :

    Pablo PICASSO, Deux femmes courant sur la plage.

    Georgia O'KEEFFE, Rancho Church.

    Georgia O'KEEFFE, Papaya Trees— Lac Valley.

    Georgia O'KEEFFE, Ram's Head, White Hollyhocks — Hills.

    Georgia O'KEEFFE, Grey, Blue and Black, Pink Circle.

     

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 17)

    Épisode 17 : Georgia on my mind !

    Georgia O'KeeffeCe n’est pas un hasard si les toiles de Georgia O’Keeffe s’exposent sur le mur des Blogres. Elles peuplent notre imaginaire telle une connexion ancestrale, profondément féministe. Elles évoquent la modernité par le jeu de la figuration qui tend vers l’abstraction, par les sensations immédiates que procurent les couleurs, les lignes, les formes. N’est-ce pas la force de son art que nous aimons tant, à la fois sensuel, libre et revendicateur ?

    imgres.jpgGeorgia O’Keeffe a aimé un homme de 23 ans son aîné, le célèbre photographe Alfred Stieglitz, qui a fait d’elle une icône de l’art américian. Il l’a exposée dans sa prestigieuse « Galerie 291 » à Manhattan où le public américain découvrit Picasso, Braque, Matisse et Cézanne. Leur collaboration est intense. Stieglitz la prend comme modèle et la sublime dans leur petit appartement new-yorkais aux murs jaunes et au sol orange. Il capture le grain de sa peau, révélant son désir absolu et instantané. Les images qu’elle découvre la troublent, elle se voit autre et magnifique. Les nus anonymes seront exposés en même temps que ses toiles.

    Paint or breed !

    Georgia O'KeeffeL’engouement pour les nus de Stieglitz suscite immédiatement la curiosité du public pour la peinture de O’Keeffe. Le galeriste génial avait anticipé le phénomène.  Les nus ouvriront ainsi la voie de la célébrité. C’est ainsi que le pygmalion va façonner la carrière de Georgia. Il l’épouse, lui prouve maintes fois son amour, mais lui refuse l’enfant qu’elle désire tant. Entre enfanter et peindre, elle n’aura pas le choix. Sa vie est son art. Elle doit s’y consacrer corps et âme. En même temps, il trousse la cuisinière, batifole dans la propriété du Lac George au milieu des jolis modèles et des photographes. Georgia soulagée de ne plus servir de modèle, peine à comprendre le double discours de son amant. Ses déclarations d’amour ne trahissent-elles pas son désir copié, ressassé, reproduit ? Les mots ont-ils encore un sens dans ce déni de réalité ? « Stieglitz m’a détourné de mon art. La célébrité aussi ». C’est pourquoi elle a besoin d’espace pour son art, pour son équilibre. Les lumières inédites et les paysages désertiques du Nouveau-Mexique exercent sur elle une attraction envoûtante, son mari sera surnommé dans l’imaginaire des autochtones, « plume de corbeau »…

    La Femme sauvage !
    Georgia O'KeeffeDans le désert près de Santa Fé, Georgia O’Keeffe ramasse et rassemble les os épars, les entasse dans un tonneau qu’elle ramène à New-York. Telle la Femme sauvage (la Loba) dans la légende hispanico-mexicaine, elle va leur insuffler une vie nouvelle. Il y a du vivant dans l’os plus que dans l’animal qui chasse, rampe ou hurle. Sonder l’os jusqu’à la substantifique moëlle, s’enfoncer dans le cœur de quelque chose d’intensément vivant. Georgia O’Keeffe, à l’autre bout du monde, dans un temps incertain a rejoint le cercle des gypaètes !

     

    SOURCES :

    Les éléments de la vie de Georgia O’Keeffe m’ont été inspirés par le roman de Dawn TRIPP, Georgia : A Novel of Georgia O’Keeffe (New York, Penguin Random House, 2016, 318 p.)  et par des propos recueillis par John LOENGARD dans Peintures et photographies : Une visite à Abiquiu et à Ghost Ranch.

    ICONOGRAPHIE :

    Georgia O’KEEFFE, Grey, Blue and Black, Pink Circle.

    Georgia O’Keeffe, photographie de Alfred STIEGLITZ.

    Georgia O’KEEFFE, Black Abstraction.

    Georgia O’KEEFFE, Red Hills and Bones.