Les Carnets de CoraH (Épisode 66)
Épisode 66 : Marc JURT en rêvant : Offrande de la pluie depuis l'alcôve

À qui est destinée l’offrande confectionnée avec tant de soin par une main habile qui l’a déposée à l’entrée de cette maison ? Le panier de feuille de bananier tressée contient de la nourriture, quelques grains de riz et morceaux de fruits vraisemblablement, des pétales de frangipanier et des bâtonnets d’encens allumés pour se connecter. Tous les jours, les canang sari sont assemblés avec art et sagesse puis offerts aux esprits et aux dieux. C’est un geste gratuit renouvelé depuis la nuit des temps qui témoigne d’une gratitude sans attente particulière. L'offrande est une humble présence. Nous sommes dans le Bali immémorial.
Au pays des dieux, il pleut forcément. L’artiste a la délicatesse de nous placer à l’abri des intempéries et des éventuelles inondations. Le lieu est accueillant et lumineux, protégé par deux rideaux de bambou, un plancher en bois et un auvent de chaume. L’espace est ainsi délimité par des lignes parallèles horizontales et verticales tout en restant ouvert. Le seuil est poreux. L’air y circule. L’humidité est omniprésente. Le vacarme régulier des précipitations devient assourdissant. L’offrande est à la frontière des deux mondes, la fumée se répand. L’hôte sera-t-il comblé ?
L’alcôve est un cocon protecteur, communicant avec le dehors, cette masse opaque contenue à l’intérieur du cadre. Il faut entraîner l’œ¡l. À travers l’écran hachuré par les trombes d’eau, la ligne frangée de l’horizon apparaît, ainsi que les flancs escarpés de la montagne traversé par le sillon serpentueux de la rivière Ayung. Un paysage obsédant. C’est peut-être ici que l’artiste a médité son départ. Un jour lointain, dans vingt ou trente ans, quand l’âme quitte le corps et que les cendres suivront le cours de cette rivière, d’Ubud jusqu’à la mer, l’esprit gourmand de l’esthète sait qu’il trouvera ici une île d’accueil.
Marc JURT. Offrande de la pluie, 1985. Eau-forte et aquatinte en noir : 19,4 x 29,4 cm. Catalogue raisonné no147.
Marc JURT. La Rivière de Sayan, 1985. Eau-forte, pointe-sèche et aquatinte en noir, sépia et bleu sur deux plaques : 14,8 x 30 cm et 14,8 x 30 cm. Catalogue raisonné no148.
Note de Marc JURT sur ces estampes : « Gravures réalisées lors d’un séjour de six mois à Bali ». Catalogue raisonné, p. 51.
Les objets ont-ils une âme ? Rêvent-ils aussi de grandeur et d’élévation ? Que reste-t-il de la vigueur d'un arbre quand son être est gougé, creusé ou tarabiscoté par la main habile du menuisier ? Devient-il un objet inerte et inanimé ou conserve-t-il quelque chose de sa verdeur d’antan ? A-t-on déjà vu une table de travail songer à changer de nature, d’étendue ou de fonction ?
Dans la série sur New York des années 80, Marc Jurt ne cesse d’explorer la juxtaposition des thèmes de la ville et de la nature tout en variant son point de vue. Il s’empare des buildings les plus fameux (l’Empire State Building, les Tours jumelles, le Pan Am et la statue de la Liberté), en nous donnant sa vision hippie de la métropole. Immédiatement reconnaissables à leurs formes, ces monuments sont la marque d’un ingénieux savoir-faire au service d’un impérieux désir de verticalité que l'artiste gaine ici d'un camouflage végétal. D’imposantes masses s’élèvent dans le paysage de Manhattan, toujours plus hautes défiant les cieux comme deux tours de Babel. À leurs sommets dans le prolongement des immeubles, deux arbres gigantesques émergent ex nihilo. Ils se touchent, s’enlacent, s’embrasent dans la lumière éclatante. Un funambule ou peut-être un rimbaud des villes se prenant pour King Kong ou Tarzan prendrait de l’altitude et verrait de là-haut enfin à
Rien n’est plus puissant ici que la nature. Son pouvoir transfigure, altère, dénature. La métamorphose crache la fumée sans explosifs ni déflagration. Elle sème le flou.
La statue de la liberté : c'est le premier coup d’œil de la ville, son geste d’accueil aux migrants qui vont bientôt accoster. Liberté, j’écrirai ton nom dans l’écorce de ta couronne, j’explorerai ta ramure de lianes en lianes. Dans le port de New York, tu es le signe fort d’un renouveau après l’interminable traversée. C’est là que débarquent les rescapés, les reviens-y et les globe-trotteurs. Les bâtisseurs, les cols blancs et les faux-monnayeurs. Ceux qui fuient les crises, les attentats et le service militaire. Les artistes, les croyants et les utopistes. Ceux qui veulent graver leur vision d’une bouffée d’oxygène.
Que voit-on dans ce ciel bleu traversé de quelques nuages extensibles annonçant une prochaine pluie ? Un seul gratte-ciel, l’Empire State Building est immédiatement reconnaissable à sa ligne art déco et à sa flèche, bien qu’il soit presque entièrement envahi par une végétation abondante. Des fleurs épanouies aux pétales surdimensionnés collent à ses flancs, des tiges s’enlacent et épousent la forme du bâtiment sans pourtant déranger sa structure. La flore en noir et blanc est un camouflage naturel dans le paysage urbain. Pourtant l’essor s’arrête à son sommet, soit au 102e étage juste avant l’engloutissement total.



L’écorce fissurée d’un palmier de l’épaisseur d’une membrane est d’apparence souple révélant dans sa texture quelques grossiers bourrelets. Ses fines nervures forment des lignes parallèles, obliques dans le cadre, tendues comme une peau qui respire. C’est l’enveloppe superficielle qui recouvre les cernes de croissance. Elle craque parfois accidentellement et se déchire, mais elle peut aussi être pourfendue de haut en bas. Il faut alors une pointe-sèche ou un scalpel pour accomplir l’exploit minutieux et chirurgical de l’incision. 



L’esquisse progresse fort heureusement, prend forme au fil du temps. Ainsi sur la carte d’un désert indéchiffrable apparaissent des symboles, des lettres, des hiéroglyphes, des idéogrammes, des mots couverts, des codes (braille et morse), ainsi que des formes géométriques. Ainsi naissent les récits, les mythes et les dieux, les babils et les lettres, les liens et les correspondances. Par le geste fondateur. Un scribe a stylisé l’oiseau sur une feuille de papyrus. Un géomètre a calculé dans le sable, la hauteur d’une pyramide. Un brahmane a plaqué son sceau sur une feuille de lontar, un copiste a calligraphié la première lettre gothique sur parchemin, un enfant a joué au morpion sur Japon… Tant de greffiers, tant de supports griffés ! L’artiste compose progressivement une cartographie d’empreintes gravées comme un herbier de signes imprimés sur papier de riz, de coton, de lin et d’ortie.
Enfin au sud-ouest de l’atlas, une planche d’herboriste attire le regard. Deux tiges, sans feuille ni fruits inachevées, aux racines fusionnelles formant une île (un placenta ou une tumeur), s’emmêlent librement pour se déployer de part et d’autre, symétriquement, synchrone. La fleur est énigmatique, méconnaissable, peut-être couverte pudiquement d’un sac pour cacher quelque beauté ou faire pénitence. Le geste créateur était-il sacrilège ? Est-ce l’aboutissement de l’œuvre incrustrée : l’enfantement de jumeaux fossilisés à jamais dans le mystère du langage amoureux ?
La rencontre fortuite d’un palmier assis et d’un canapé d’appartement sur une natte torsadée, quoi de plus insolite ? L’arbre est droit, parfaitement adapté à son environnement, sa couronne de feuilles verdoyantes est taillée de frais en coupe ananas, il est prêt au rendez-vous. Ses racines cagneuses assurent une parfaite stabilité hors-sol, mais nulle tempête ne s’annonce à l’horizon. L’arbre est-il quelque peu coquet pour s’attendre en ce lieu désert à une présence hors-norme ?
Que j’aime ces gravures de l’artiste neuchâtelois Marc Jurt ! Elles m’invitent à la rêverie vers des contrées plus ou moins réelles que j’explore avec une curiosité amusée. Tenez, cette île fabuleuse éclaboussée par d’immenses gerbes d’eau limpide, jaillit-elle de la mer tel un vaisseau ivre ou émerge-t-elle du sol telle une écorce de palmier ? Quelles racines tiennent debout ce mystérieux pavillon nippon ? Arbre millénaire qui se déploie dans l’infini du temps ou iceberg organique flottant dressé en équilibre dans l’immensité marine ?
L’abracadabrante embarcation flotte en eaux ambrées, ouvrant un sillon à peine trouble. Le ciel s’éclaircit par degré, s’opacifie dans le bleu nuit lorsque troué par de gigantesques montagnes. La brume disparaît au large, alors que le ciel aspire l’archipel dans une transe solidaire, une sorte de conciliabule entre 7 sages. Ce désert de roches soudées qui s’élève d’un seul tenant est-il cercle vicieux ou nirvana ? Nul rire moqueur de macareux ici, ni folles de Bassan. Point d’exploitation, point de querelles. Comme une réserve éloignée, une chaîne grossière, un passage secret. Une galère en quelque sorte.