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Carnets de Corah - Page 3

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 66)

    Épisode 66 :  Marc JURT en rêvant : Offrande de la pluie depuis l'alcôve

    MARC JURT L'Offrande.png

    À qui est destinée l’offrande confectionnée avec tant de soin par une main habile qui l’a déposée à l’entrée de cette maison ? Le panier de feuille de bananier tressée contient de la nourriture, quelques grains de riz et morceaux de fruits vraisemblablement, des pétales de frangipanier et des bâtonnets d’encens allumés pour se connecter. Tous les jours, les canang sari sont assemblés avec art et sagesse puis offerts aux esprits et aux dieux. C’est un geste gratuit renouvelé depuis la nuit des temps qui témoigne d’une gratitude sans attente particulière. L'offrande est une humble présence. Nous sommes dans le Bali immémorial.

    Au pays des dieux, il pleut forcément. L’artiste a la délicatesse de nous placer à l’abri des intempéries et des éventuelles inondations. Le lieu est accueillant et lumineux, protégé par deux rideaux de bambou, un plancher en bois et un auvent de chaume. L’espace est ainsi délimité par des lignes parallèles horizontales et verticales tout en restant ouvert. Le seuil est poreux. L’air y circule. L’humidité est omniprésente. Le vacarme régulier des précipitations devient assourdissant. L’offrande est à la frontière des deux mondes, la fumée se répand. L’hôte sera-t-il comblé ?

    marc jure, rivière de sayan, gravures,baliL’alcôve est un cocon protecteur, communicant avec le dehors, cette masse opaque contenue à l’intérieur du cadre. Il faut entraîner l’œ¡l. À travers l’écran hachuré par les trombes d’eau, la ligne frangée de l’horizon apparaît, ainsi que les flancs escarpés de la montagne traversé par le sillon serpentueux de la rivière Ayung. Un paysage obsédant. C’est peut-être ici que l’artiste a médité son départ. Un jour lointain, dans vingt ou trente ans, quand l’âme quitte le corps et que les cendres suivront le cours de cette rivière, d’Ubud jusqu’à la mer, l’esprit gourmand de l’esthète sait qu’il trouvera ici une île d’accueil.

    Marc JURT. Offrande de la pluie, 1985. Eau-forte et aquatinte en noir : 19,4 x 29,4 cm. Catalogue raisonné no147.

    Marc JURT. La Rivière de Sayan, 1985. Eau-forte, pointe-sèche et aquatinte en noir, sépia et bleu sur deux plaques : 14,8 x 30 cm et 14,8 x 30 cm. Catalogue raisonné no148.

    Note de Marc JURT sur ces estampes : « Gravures réalisées lors d’un séjour de six mois à Bali ». Catalogue raisonné, p. 51.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 65)

    Épisode 65 :  Marc JURT en rêvant : Autoportrait de ma table de travail 

    Marc Jurt, autoportrait de ma table de travailLes objets ont-ils une âme ? Rêvent-ils aussi de grandeur et d’élévation ? Que reste-t-il de la vigueur d'un arbre quand son être est gougé, creusé ou tarabiscoté par la main habile du menuisier ? Devient-il un objet inerte et inanimé ou conserve-t-il quelque chose de sa verdeur d’antan ? A-t-on déjà vu une table de travail songer à changer de nature, d’étendue ou de fonction ?

    Dans l’incruste, située dans la partie inférieure de la gravure, on aperçoit le modèle original, soit un bureau d’intérieur, idéal pour le dessin ou l’écriture. Le bois est sculpté élégamment; les proportions sont harmonieuses; le calme, l’ordre et la tempérance y règnent. Le temps est même suspendu. Pourtant le tiroir est largement ouvert comme pour y recevoir la chute imminente d’un objet en apesanteur, dont l’ombre pyramidale avance sur le plateau — s’agit-il d’une page blanche chiffonnée prête à disparaître dans les oubliettes ou d’un jeu d’osselets faisant diversion ? L’artiste s’est-il volontairement retiré de l’image par espièglerie laissant ses outils de travail le représenter ?

    Du pied gauche de la table réelle surgit son double fantasmé dans un paysage minéral aux motifs symétriques, mollement déformés. Au loin, l’horizon est ciselé par une chaîne de montagnes. Le sol est couvert d’un tapis rocailleux jusqu’aux cascades qui se déversent dans la mer. Sous les quatre pieds de la table rêvée, un losange se forme. On trouve, fixées en bordure de l’abîme, les mêmes masses blanches et opaques qui s’accumulent près des franges comme autant d’ébauches froissées. N’y a-t-il pas sur le tapis naturel de nos rêves artistiques un cimetière de faillites ? Combien d’essais, de recommencements et de persévérance dans la réalisation d’une seule œuvre ? 

    Si j’étais une table de travail, mes pieds seraient des stipes de palmiers puissants qui sortiraient du sol pour s’élancer vers le ciel. On pourrait sans trop de peine les escalader comme un cocotier pour voir à quoi ressemble là-haut le soleil éternel. Mon tiroir se viderait d’anciens brouillons et de vaines tentatives; il recueillerait des mots couverts uniquement. Quant à mon plateau, je l’imagine aussi grand qu'une île plane. Je le rêve couvert d’un sol soyeux comme de la jeune mousse accueillant comme un rêve de migrant, le mot liberté tatoué sur sa peau. Un lieu défiant les lois naturelles, où la gravité des doutes et des naufrages n’auraient pas de poids.  

    IMAGE : Marc JURT. Autoportrait de ma table de travail, 1981. Eau-forte et aquatinte en noir : 27,8 x 18,5 cm. Catalogue raisonné no 89. 

    Note de Marc JURT sur cette estampe : « Autour de différentes maisons dans lesquelles j’ai gravé ». Catalogue raisonné, p. 50.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 64)

    Épisode 64 :  Marc JURT et Manhattan en rêvant : Tours jumelles, Pan Am et statue de la liberté 

    Marc JURT, Tours jumellesDans la série sur New York des années 80, Marc Jurt ne cesse d’explorer la juxtaposition des thèmes de la ville et de la nature tout en variant son point de vue. Il s’empare des buildings les plus fameux (l’Empire State Building, les Tours jumelles, le Pan Am et la statue de la Liberté), en nous donnant sa vision hippie de la métropole. Immédiatement reconnaissables à leurs formes, ces monuments sont la marque d’un ingénieux savoir-faire au service d’un impérieux désir de verticalité que l'artiste gaine ici d'un camouflage végétal. D’imposantes masses s’élèvent dans le paysage de Manhattan, toujours plus hautes défiant les cieux comme deux tours de Babel. À leurs sommets dans le prolongement des immeubles, deux arbres gigantesques émergent ex nihilo. Ils se touchent, s’enlacent, s’embrasent dans la lumière éclatante. Un funambule ou peut-être un rimbaud des villes se prenant pour King Kong ou Tarzan prendrait de l’altitude et verrait de là-haut enfin à  quoi ressemble le soleil. 

    marc jurt,série new york,dider barbelivien,jean-christophe bailly,tours jumelles,statue de la libertéRien n’est plus puissant ici que la nature. Son pouvoir transfigure, altère, dénature. La métamorphose crache la fumée sans explosifs ni déflagration. Elle sème le flou. Les velléités industrieuses de grandeur et les fortunes investies paraissent soudain dérisoires et largement dépassées par l’énergie de ces arbres qui puisent leur force colossale d’une source spontanée comme tombée du ciel. Les arbres appartiennent au régime de l’autotrophie, comme les plantes, ils n’ont pas à se déplacer pour se nourrir. Ils restent sur place « comme des points de suture entre terre et ciel ». Ils s’acclimatent sauvagement, se déploient sans mesure dans le ciel, deviennent centenaires, millénaires. Alors que nous ne sommes que d’invisibles liliputiens, hétérotrophes et vulnérables, limités dans le temps et l’espace.
    marc jurt,série new york,dider barbelivien,jean-christophe bailly,tours jumelles,statue de la libertéLa statue de la liberté : c'est le premier coup d’œil de la ville, son geste d’accueil aux migrants qui vont bientôt accoster. Liberté, j’écrirai ton nom dans l’écorce de ta couronne, j’explorerai ta ramure de lianes en lianes. Dans le port de New York, tu es le signe fort d’un renouveau après l’interminable traversée. C’est là que débarquent les rescapés, les reviens-y et les globe-trotteurs. Les bâtisseurs, les cols blancs et les faux-monnayeurs. Ceux qui fuient les crises, les attentats et le service militaire. Les artistes, les croyants et les utopistes. Ceux qui veulent graver leur vision d’une bouffée d’oxygène.

     

    • Marc JURT. About New York IV, 1980. Eau-forte en noir  : 29,5 x 15,9 cm. Catalogue raisonné no 73. 
      • Marc JURT. About New York I, 1979. Eau-forte en noir  : 29,7 x 19,9 cm. Catalogue raisonné no 67.
    • Marc JURT. About New York III, 1980. Eau-forte en noir  : 26,7 x 15,9 cm. Catalogue raisonné no 71.
    • Note de Marc JURT sur cette série d'estampes : « Série sur New York. Voyage à New York et documentation photographique. Les proportions des édifices gravés sont respectées. Juxtaposition d'un monde végétal anarchique à une architecture rigoureuse ». Catalogue raisonné, p. 50.
  • Les Carnets de CoraH (Épisode 63)

    Épisode 63 :  Marc Jurt et Manhattant en rêvant : Empire State Building 

    Mec Jurt Empire State BuildingQue voit-on dans ce ciel bleu traversé de quelques nuages extensibles annonçant une prochaine pluie ? Un seul gratte-ciel, l’Empire State Building est immédiatement reconnaissable à sa ligne art déco et à sa flèche, bien qu’il soit presque entièrement envahi par une végétation abondante. Des fleurs épanouies aux pétales surdimensionnés collent à ses flancs, des tiges s’enlacent et épousent la forme du bâtiment sans pourtant déranger sa structure. La flore en noir et blanc est un camouflage naturel dans le paysage urbain. Pourtant l’essor s’arrête à son sommet, soit au 102e étage juste avant l’engloutissement total. 

    De nombreuses questions surgissent. De quel sol s’extrait cette jungle luxuriante, de quel réseau souterrain, de quelle terre nourricière ? La base est volontairement dissimulée par le toit blanc et anonyme d’autres édifices. Et puis, on ne peut distinguer si la nature a remplacé la structure métallique de l’édifice ou si l’ossature est plaquée de vert comme une chair à vif. Peut-être le bâtiment est-il encore fonctionnel à l’intérieur et que les cols blancs gravissent d’autres courbes en explorant une sauvagerie autrement plus réelle et implacable.   

    Qui a déambulé dans les rues de Manhattan, aura immédiatement senti son corps emporté par le rythme qui le traverse et lui donne le vertige. Parfois il sent sous ses pas le sol gronder, l’énergie lointaine jaillir, le bitume se fendre. Il observe alors les premières herbes croître, les lianes s’engouffrer dans les failles. La nature n’aura-t-elle pas un jour le dernier mot ? Et s’il faut choisir une vision d’apocalypse dans le ciel new-yorkais, celle de Marc Jurt convient assez bien.  

    Marc JURT. Empire State Building, 1980. Eau-forte et aquatinte en vert et bleu : 79 x 60 cm. Catalogue raisonné no 75.

    Note de Marc JURT sur cette estampe : « Série sur New York. Voyage à New York et documentation photographique. Les proportions des édifices gravés sont respectées. Juxtaposition d'un monde végétal anarchique à une architecture rigoureuse ». Catalogue raisonné, p. 50.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 62)

    Épisode 62 :  Marc Jurt et Rimbaud en rêvant : Autoportrait  dans la nature

    Marc Jure, autoportrait dans la nature

    Le triptyque de l’autoportrait est un alignement horizontal de trois reflets inversés dans un miroir. La photogravure de gauche est la plus nette, la mieux contrastée, les noirs sont profonds, les blancs lumineux. Les deux autres sont nettement plus pâles donnant l’impression d’une surexposition à la lumière.

    marc Jure, autoportrait dans la nature1

    On y voit d’abord l’artiste Marc Jurt de dos, allongé dans l’herbe haute d’une prairie à perte de vue, ses mains tiennent un miroir, lui donnant l’aplomb nécessaire pour tenir droit. Il porte une chemise aux rayures inégalement parallèles, son irrégularité n’a d’ailleurs rien de militaire. Une ombre se distingue pourtant sur son flanc droit. Il y a comme un frémissement léger qui trouble les lignes et la surface réfléchissante, le passage de quelque élément sans doute, un souffle ou de l’eau dérèglant l’ordre des choses, plissant à peine la glace. 

    Marc Jure, autoportrait dans la nature2

    Le visage de l’artiste est dessiné de manière hyperréaliste calqué sur une photographie; il est parfaitement identifiable. Sa bouche est surmontée d’une moustache chevron comme il en portait à la fin des années 70, ses cheveux longs sont partagés par une raie au milieu lui donnant l’air hippie dans la mouvance du peace and love. Mais ses paupières sont volontairement baissées. Le dormeur s’est-il à jamais assoupi dans ce cimetière aux trois stèles, s’inscrivant ainsi dans une mise en abîme détournée, réfléchie d’une mort prématurée ? L’artiste en herbe semble graver sous nos yeux la possibilité d’un autre monde de lumière loin des querelles et de l'armée.

    JURT-Autoportrait dans nature3.jpg

    On observe alors sur les gravures suivantes, un phénomène étrange, qui ne s’apparente ni à une disparition ni à un effacement, mais à une métamorphose instantanée, la végétation alentour est en effet restée intacte. Comme le caméléon peut à son gré changer d’aspect, varier ses rayures et modifier ses couleurs, l’artiste tente de s’acclimater à son milieu. Marc Jurt ne s’est pas évadé en traversant le miroir. Ce n’est pas un déserteur. Sur le seuil, il s’est reformé (réformé) et se camoufle par adéquation au réel. Il se végétalise en quelque sorte et devient ici herbe, graminée, ivraie, chanvre et marie-jeanne, dans la jubilation de l’exercice de sa liberté et de son art. L’artiste est un génie d’une espèce double, vivante et naturelle. Son arme est la pointe sèche.

    Marc Jurt. Autoportrait dans la nature, 1978. Photogravure, eau-forte et aquatinte en noir, noir sépia et sépia sur trois plaques : 27,5 x 20,5 cm. Catalogue raisonné no 44.

    Note de Marc JURT sur cette estampe : « Autoportrait coulant, puis disparaissant dans la nature. Passage, transformation, acceptation de la mort ». Catalogue raisonné, p. 50.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 61)

    Épisode 61 : Marc Jurt et Ponge en rêvant : À mots couverts

    Marc jurt, à mots couvertsL’écorce fissurée d’un palmier de l’épaisseur d’une membrane est d’apparence souple révélant dans sa texture quelques grossiers bourrelets. Ses fines nervures forment des lignes parallèles, obliques dans le cadre, tendues comme une peau qui respire. C’est l’enveloppe superficielle qui recouvre les cernes de croissance. Elle craque parfois accidentellement et se déchire, mais elle peut aussi être pourfendue de haut en bas. Il faut alors une pointe-sèche ou un scalpel pour accomplir l’exploit minutieux et chirurgical de l’incision.

    Dans la brêche surgit alors un flux charriant dans sa traversée, un univers microscopique de signes plus ou moins lisibles. Il y a là, sous les apparences flegmatiques, une voie souterraine qui palpite comme une artère sauvage.

    Dans l’interstice, le graveur met à nu des îles flottantes, des poussières de liège ou des pierres de silex de différentes tailles, les plus volumineuses, comme pétrifiées, font obstacle. Dans le champ opératoire, j'observe un magma caillotté en formation ou des ganglions qu’un guérisseur s’apprête à ponctionner et à extraire.

    Ce sont peut-être des maux pluvieux livrés en oblique, pudiquement détournés, comme un carpe diem ou une offrande.

    Marc JURT. À mots couverts, 1981. Eau-forte et aquatinte en noir, 10 x 10 cm. Catalogue raisonné no 96.

     

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 60)

    Épisode 60 : Marc JURT en rêvant : Signes enlacés
    marc jurt, signes enlacés

    Qui a donc traversé cette surface vierge pour fixer accidentellement la trace où l’encre va couler ? S’agit-il d’une présence lointaine venue inopinément griffer la plaque en passant, y laisser une empreinte sans fin ? Où étais-tu l’artiste, quand ces marques ont surgi ? Regardais-tu ailleurs au-delà de la horde absurde espérant y trouver a posteriori un sens ? As-tu laissé sans retenue ces signes former des lignes aléatoires, des courbes improbables dessinées au centre de légers frottements mâchurés que sont ces quelques zones noircies donnant du relief et même une patine à l’ensemble ? Ces entailles sans intention sont peut-être la marque dans l’espace, d’instants qui résistent au génie. Ils sont comme venus d’ailleurs, d’une nature sauvage et irrationnelle, d’un chez-soi insignifiant. Il y a ici une poïésis immémorielle, une activité créatrice qui est un faire (une affaire) opaque.


    détails, marc jury, signes enlacésdétails, marc jury, signes enlacésdétails, marc jury, signes enlacésdétails, marc jury, signes enlacésL’esquisse progresse fort heureusement, prend forme au fil du temps. Ainsi sur la carte d’un désert indéchiffrable apparaissent des symboles, des lettres, des hiéroglyphes, des idéogrammes, des mots couverts, des codes (braille et morse), ainsi que des formes géométriques. Ainsi naissent les récits, les mythes et les dieux, les babils et les lettres, les liens et les correspondances. Par le geste fondateur. Un scribe a stylisé l’oiseau sur une feuille de papyrus. Un géomètre a calculé dans le sable, la hauteur d’une pyramide. Un brahmane a plaqué son sceau sur une feuille de lontar, un copiste a calligraphié la première lettre gothique sur parchemin, un enfant a joué au morpion sur Japon… Tant de greffiers, tant de supports griffés ! L’artiste compose progressivement une cartographie d’empreintes gravées comme un herbier de signes imprimés sur papier de riz, de coton, de lin et d’ortie.

     

    marc jurt, incrusteEnfin au sud-ouest de l’atlas, une planche d’herboriste attire le regard. Deux tiges, sans feuille ni fruits inachevées, aux racines fusionnelles formant une île (un placenta ou une tumeur), s’emmêlent librement pour se déployer de part et d’autre, symétriquement, synchrone. La fleur est énigmatique, méconnaissable, peut-être couverte pudiquement d’un sac pour cacher quelque beauté ou faire pénitence. Le geste créateur était-il sacrilège ? Est-ce l’aboutissement de l’œuvre incrustrée : l’enfantement de jumeaux fossilisés à jamais dans le mystère du langage amoureux ?

     

    Marc Jurt. Signes enlacés, 1986. Eau-forte, pointe-sèche et aquatinte en noir, sépia sur deux plaques. Sur Japon et papier Bali appliqués sur Arches crème. 3 épreuves rehaussées de gouache sur Japon et papier de riz appliqués sur papiers coton, lin et ortie. Catalogue raisonné no 168.

    Note de Marc JURT sur cette estampe : « Écritures inventées, signes. Arbre-couple lié ». Catalogue raisonné, p. 51.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 59)

    Épisode 59 : Marc Jurt en rêvant : Liaison sauvage

    marc Jurt liaison sauvageLa rencontre fortuite d’un palmier assis et d’un canapé d’appartement sur une natte torsadée, quoi de plus insolite ? L’arbre est droit, parfaitement adapté à son environnement, sa couronne de feuilles verdoyantes est taillée de frais en coupe ananas, il est prêt au rendez-vous. Ses racines cagneuses assurent une parfaite stabilité hors-sol, mais nulle tempête ne s’annonce à l’horizon. L’arbre est-il quelque peu coquet pour s’attendre en ce lieu désert à une présence hors-norme ?

    Quelque chose se passe ici, un contact brut et primitif, peut-être artistique. Les matières se mélangent, les cuirs se frottent, les flux communiquent, les fibres frémissent, les visions jaillissent.  Soudain, par contamination végétale, la nature prend le dessus, l’étoffe devient écorce, l’accueil sans répulsion est un abandon secret au fruit galant, les bras perdent leur symétrie en deux spirales hypnotiques, l’intérieur absorbe peu à peu l’extérieur, le sauvage a débarqué chez-soi. Ce meuble transformé par le trait (l’attrait), fait du même bois, est-il son passé ou son avenir ?

    Ô Palmier galant quelle rare délicatesse d’avoir laissé une place à tes côtés dans ce transport commun ! Sur le divan de mon for intérieur je m’invite à prendre place. Je sème, sarcle, enfouis, ramone quelques rêves d’arbres un peu rustiques, un peu palmés, un peu cocotiers et récolte d’innombrables offrandes de fruits et de senteurs, preuves de notre liaison. J’aime alors singulièrement l’olivier. Peut-être par un accident du destin sommes-nous faits de la même huile ?

    GRAVURE : Marc Jurt. Liaison sauvage, 1984. Eau-forte et aquatinte en noir, sépia, vert et jaune sur deux plaques. Catalogue raisonné no 140.

     

    Notes de Marc JURT sur une série d'estampes dont Liaison sauvage : « Gravures commencées en Algarve dans un jardin au bord de la mer, lors de deux séjours, puis terminées dans l'atelier à Genève ».

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 58)

    Épisode 58 : Marc Jurt en rêvant : Île tout à fait japonaise
    marc Jurt île tout à fait japonaiseQue j’aime ces gravures de l’artiste neuchâtelois Marc Jurt ! Elles m’invitent à la rêverie vers des contrées plus ou moins réelles que j’explore avec une curiosité amusée. Tenez, cette île fabuleuse éclaboussée par d’immenses gerbes d’eau limpide, jaillit-elle de la mer tel un vaisseau ivre ou émerge-t-elle du sol telle une écorce de palmier ? Quelles racines tiennent debout ce mystérieux pavillon nippon ? Arbre millénaire qui se déploie dans l’infini du temps ou iceberg organique flottant dressé en équilibre dans l’immensité marine ?

    Je veux y grimper, sa croûte bulbeuse ne me paraît pas hostile, au contraire. Ce n’est pas une falaise écossaise où viennent nicher une fois l’an les macareux. Sa peau paraît douce et agréable, ses creux et ses failles facilitent sans doute l’escalade, à moins de prendre le sentier végétal fait de branches et de lianes. Il y a une grotte là-haut qui m’attend à l’ombre des pins. Se peut-il qu’une silhouette me fasse signe ? Un bouddha inscrit dans son cortex ? Je suis dans un lieu authentique. Le voyage est sacré.

    Marc Jurt. Île tout à fait japonaise, 1981. Eau-forte et aquatinte en noir et bleu. Catalogue raisonné no 103.

    Note de Marc JURT sur cette estampe : « Gravure réalisée avant le voyage au Japon ». Catalogue raisonné, p. 50.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 57)


    Épisode 57 : Marc JURT et RIMBAUD en rêvant : Le bateau ivre

    carnets de corah o'keeffe,rimbaud,marc jurt,le bateau ivreL’abracadabrante embarcation flotte en eaux ambrées, ouvrant un sillon à peine trouble. Le ciel s’éclaircit par degré, s’opacifie dans le bleu nuit lorsque troué par de gigantesques montagnes. La brume disparaît au large, alors que le ciel aspire l’archipel dans une transe solidaire, une sorte de conciliabule entre 7 sages. Ce désert de roches soudées qui s’élève d’un seul tenant est-il cercle vicieux ou nirvana ? Nul rire moqueur de macareux ici, ni folles de Bassan. Point d’exploitation, point de querelles. Comme une réserve éloignée, une chaîne grossière, un passage secret. Une galère en quelque sorte. 

    Le vaisseau de gauche est surchargé, encombré telle une arche gigantesque accumulant écorces, carapaces, conques, pattes squelettiques, panses velues, rosettes de feuilles, gerbes enroulées abritant un bric-à-brac de kriss menaçants et de sombres creux. Y a-t-il âme qui vive en ce bateau amarré, quelque ivresse encore ? Tout semble désincarné, vide, asséché alors que l’ensemble paraît si vif, monumental, vertical. Les survivants se sont-ils cachés dans la masse opaque du monde ? Les esprits ont-ils trouvé le passage secret vers l’autre monde ?

    L’artiste, Marc Jurt ou Rimbaud, est alchimiste. Il crée le destin d’un monde, parfois le sien dans une correspondance de sens. Ici, plusieurs mondes semblent se côtoyer, celui de l’élévation pure, parcours céleste vers l’extase, peut-être illusoire. Ou celui d’une ascension laborieuse, pétrifiante, sclérosée. Ce sont nos aspirations fondatrices, errances sublimes ou fanatiques. L’autre monde, bien plus précaire, fait de végétal et de vies anciennes, est voué à l’épuisement et à la mort. Il laisse des traces, des empreintes comme ce Bateau ivre, cette offrande qui fend l’épaisseur du monde. Le port d’attache, la liaison entre les deux, est la jetée qui prend la forme d’un pinceau rivalisant avec les sommets les plus chimériques, là où l’oxygène manque.

    Il n’y a pas de descente aux enfers dans le Bateau ivre de Marc Jurt, mais une élévation qui enferre ou qui libère.

     

    Marc JURT. Le Bateau ivre, 1988. Pointe-sèche et aquatinte en noir sépia, bleu et jaune sur deux plaques. Catalogue raisonné no 176.