Les Carnets de CoraH (Épisode 56)
Épisode 56 : Rimbaud en rêvant : Le mystère du voyage perdu [1]
Rimbaud fut cet adolescent voyant, ce visionnaire au verbe précoce, qui, fuyant d’un coup l’écriture et son cortège toxique de courtisans, choisit de vivre le dérèglement de tous les sens que sont les voyages et l’usage du monde, ces expériences hors de soi. Alors que sa jeune sœur venait de mourir, aux funérailles desquelles il se présenta complètement tondu, il fugue à nouveau, laissant dans sa biographie une page blanche de plusieurs mois. Quelques maigres indices signalent qu’il fit une traversée en mer jusqu’en Indonésie après s’être engagé dans l’armée royale des Indes néerlandaises dans le but de réprimer une révolte indigène. On se gausse à l’idée de ses convictions colonialistes. Rimbaud n’est pas relativiste, juste opportuniste. Une archive militaire atteste en effet qu’il embarque le 10 juin 1876 à bord du Prince d’Orange à destination de Java. La prime d’engagement est bougrement coquette.
On ne retient de lui aucun signe disctinctif, pas même un coup de canif dans le contrat, une cicatrice ou un tatouage I Love Mom sur le bras, comme s’il voulut fondre dans la masse militaire tel un soldat ordinaire. Le bateau à vapeur accoste à Jakarta le 22 juillet 1876. Son bataillon se rend alors à Salatiga, dans le centre de l’île au pied du volcan Merbabu. Le 15 août, Rimbaud devient le déserteur espéré. Pendant quinze jours, il s’évapore dans la nature sans laisser la moindre trace de vie. Il aurait repris la mer sur un voilier écossais qui appareille le 30 août pour les côtes irlandaises, mais on ne peut vérifier sa présence à bord. Il réapparaît miraculeusement en décembre de la même année à Charleville, son hâvre maternel.
Rimbaud, « aux semelles de vent » et de sel, qu’as-tu vécu à Java ? Toi l’ex explosé de Verlaine, le jeune gars aux traits passe-partout. Comment as-tu pu jouer au plus fin avec le clair-obcur de cette île équatoriale, sans faire de vagues ? La crainte de la sanction te rendit invisible. Peut-être as-tu trouvé refuge dans une fumerie d’opium à Jakarta mais ton goût de l’aventure était sans doute plus fort que l’interdit. La survie ne fut-elle pas ta priorité ? Nombreux sont ceux qui ont cru (mais la croyance est illusoire) t’entrevoir dans la jungle javanaise, à l’aise au milieu des bêtes sauvages, faisant l’homme-singe au bout d’une liane.
Moi, je t’imagine curieux de l’Autre en toi. Vivre à Java était peut-être une aubaine. Au détour d’une rencontre, tu as observé la feuille de lontar qui sert de parchemin aux écrits immémoriels des Indonésiens. Peut-être y as-tu gravé une lettre, une missive ou un poème avant de reprendre le large ?
© illustration dans le petitjournal Jakarta (https://lepetitjournal.com/vivre-a-jakarta/rimbaud-java-une-histoire-meconnue-85998)
Le Bateau ivre (http://mirylscrap.eklablog.com/art-journal-c625135/7)
NADERA Ida Bagus Made, Scene of the Balinese jungle.
[1]. Jamie James, Rimbaud in Java, The Lost Voyage (Paris / Singapour, Didier Millet, 2011).





A
Ce paysage entre curieusement en résonance avec l’axe kaja (la direction de la montagne sacrée) et kelod (la direction de la mer) des Balinais : les trois pics de l’île dont le volcan Agung émergent avec ses innombrables rivières qui séparent les vallées et irriguent les rizières jusqu’à la mer. Un espace vertical où l’horizontalité s’incarne dans les nombreux ponts qui chevauchent les torrents et relient les villages et les terrasses cultivées. Là-bas, les esprits flottent ou errent en haute altitude comme en basse jusqu’à ce qu’ils se déifient ou s’incarnent dans un nouveau-né. Ici au bord du lac, ils se matérialisent en végétaux, en Flottins suspendus dans l’équilibre précaire d’un coucher de soleil.
Mon regard examine la surface caillouteuse des rives, il se met au niveau du sol et se laisse entraîner dans les fonds lacustres. Là où mon corps épouse la ligne horizontale et peu profonde, allongé les pieds dans les algues, le nez sous-marin à la recherche d’une aire lumineuse. Les cailloux sont rutilants imprégnés par les innombrables intempéries. Ils racontent au fond des eaux des histoires invisibles et énigmatiques que j’essaie de lire.
Nous sommes réunis (famille, amis et membres de la Fondation) afin de découvrir le Bali que Marc JURT, l’artiste suisse d’exception, a tant aimé. La nature luxuriante de cette île indonésienne faite de contrastes et de contradictions l’a profondément inspiré, telles les célèbres rizières de Jatiluwih cultivées sur les flancs d’une montagne où l’on perçoit au loin une lisière sans doute sauvage et débridée. Cette architecture captivante, qui n’a rien de naturel, ressemble fort aux terrasses travaillées du vignoble de Lavaux, toutes deux inscrites au patrimoine mondial de l’UNESCO.
Je ne sais pas si Marc croyait aux esprits et en la réincarnation. C’est possible, car le doute a souvent raison des esprits même rationnels. Marc avait certainement l’esprit scientifique dans son travail. Il aimait la précision et la minutie de l’artisan comme l’exercice du chercheur qui classe et répertorie son travail tout en posant un regard articulé sur sa production. Il était l’observateur du monde qu’il créait. Peut-être un poète aussi. Il a d’ailleurs écrit des textes jusqu’à l’âge de 20 ans sans jamais les montrer.
En quoi ton esprit créateur, Marc, espère-t-il se réincarner ? Désire-t-il prolonger l’œuvre intarissable de ta source : dessiner, peindre, sculpter, graver, inlassablement dans un état proche de la transe comme une patineuse voltigeant sur des plaques en acier ? Mais aimer organiquement le monde en observateur et en poète ou voler librement dans le cercle des gypaètes à l’abri des démons et des frontières alpines, lui suffirait-il ? Voudrait-il inscrire à nouveau ton empreinte dans un paysage de jets d’ombre et de lumière, de masse horizontale et de gerbe verticale ? Ici, dans la finesse d’un bassin d’eau entre illusion et réel ?
Pramoedya Ananta Toer
C’est en 1954 que paraît Corruption. Ce roman se situe dans les premiers temps de l’indépendance indonésienne. Le pays est en train de se construire. Les tentations de corruption sont d’autant plus grandes que le fossé entre les classes sociales se creuse. Bakir est un fonctionnaire de l’État. Il est marié et vit avec ses 4 enfants. C’est un bon père de famille et un chef respecté, mais peu ordinaire par les temps qui courent, car il roule avec un vieux vélo rouillé, porte toujours les deux mêmes chemises et ses souliers sont éculés. Sa famille occupe deux pièces d’une petite maison qu’elle doit partager avec des commerçants chinois, car il faut bien arrondir les fins de mois. De plus, les enfants réussisent bien à l’école et le passage au niveau supérieur va coûter très cher. Comment leur assurer une vie digne ? C’est alors que la tentation de s’enrichir commence à le travailler. Faut-il tout avouer et faire confiance à sa femme pourtant d’une loyauté exemplaire ? Faut-il garder ou renvoyer l’employé studieux, à qui il autorise de lire et d’étudier pendant les heures de bureau, mais qui semble l’espionner et décèler dans ses gestes le moindre signe de corruption ?
À quoi sert d’être honnête si sa probité ne lui offre pas des conditions de vie décentes ? Avec une nouvelle cravate, du cirage et la location d’un taxi, il pourra en imposer. Plusieurs hauts fonctionnaires possèdent déjà une voiture et une maison dans les beaux quartiers, fument le cigare et boivent de l’alcool. Il est si facile pour lui de prendre au passage une commission sur les commandes passées par l’État aux entreprises internationales. Les Chinois sont les premiers clients sur sa liste. Le moyen de s’enrichir est donc simple, il lui suffit de passer à l’action.