Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Eric Masserey, Une si belle ignorance (généalogies) et autres histoires

    Par Alain Bagnoud

    une_si_belle_ingnorance_poche_grand.jpgLes rentrées littéraires ont ceci de plaisant qu'elles nous offrent toutes sortes de productions d'amis dont il est agréable de parler. Vous vous en êtes aperçu, d'ailleurs, si vous lisez régulièrement ce blog.

    Aujourd'hui, Eric Masserey. Bernard Campiche, qui sait faire bien les choses, republie en édition de poche un de ses livres paru primitivement aux Edition d'Autre Part, à quoi il adjoint des récits de voyage dont certains, si je ne m'abuse, avaient été pris par la revue Ecriture.

    Le premier récit, Une si belle ignorance (généalogies), est tout ce qu'il y a de bouleversant. Adressé à un fils qui n'a pas survécu, il fait le lien entre les morts d'une famille, unit les générations dans cette mémoire qui reste d'eux. Dense, lacunaire, juste, riche, le court texte vaut une autobiographie complète et pose l'auteur au bord de l'indicible, comme sur un cap avancé, apaisé face aux ténèbres et à la tempête.

    Les autres textes sont le résultat de vingt ans d'écriture, de voyages et d'expériences. Là aussi, écriture très maîtrisée, sensibilité à fleur de peau... Médecin (on l'entend beaucoup ces temps-ci dans la presse à propos du virus H1N1: il est le porte-parole du canton de Vaud sur le sujet), Eric Masserey a été chargé de mandats pour des organisations internationales. Il était par hasard à Beyrouth en guerre, à Mogadiscio, en Asie centrale, à Madagascar. Il a recueilli des documents familiaux sur l'immigration en Amérique du Sud. Et d'ailleurs, une bouteille de vin le fait autant voyager qu'un Boeing 747...

    Qu'on ne s'attende pas à des reportages. Le livre est fait d'éclats. Ces moments où la sensibilité se ramasse autour d'une scène, d'un spectacle, d'une vue. Ces instants où le passé se noue avec le présent et donne le vertige.

    Je vous vois venir. Vous pensez peut-être, à lire tous ces compliments, que j'enjolive, que l'amitié m'emporte? Mais attendez un peu: je publierai ici un de cet textes. Vous verrez, alors, si j'exagère.

    Eric Masserey, Une si belle ignorance (généalogies) et autres histoires, Campoche

    Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud

  • Les extrêmes

     

    par Pascal RebetezGeneveSiegRolexBroRou.jpg

     

     

    J’aime marcher dans la ville pour aller à mon travail. Ce matin, je passe sur le trottoir au milieu de la Cour des Miracles devant le Service des tutelles. Il y a là une faune interlope de gens attendant leur pension quotidienne ou hebdomadaire, je ne sais pas trop, je n’ose pas vraiment leur demander ; chacun de ces requérants semblant enfermé dans son propre monde, emballé par sa misère et sa précarité. Même entre eux, ils ne parlent pas. Alors je passe. Au retour du travail, sur le trottoir d’en face, je verrai les jeunes banquiers et autres traders arroser leurs bénéfices dans ces nouveaux « lounges » et bars à vin dans lesquels je n’entre pas davantage, les riches protégeant leur bonne fortune par des prix prohibitifs et des attitudes rédhibitoires pour le simple pékin.

    Mais ce matin, une dame n’ayant pas pu toucher son pactole, me demande 2 ou 3 francs pour des cigarettes. Je ne fume plus, je peux bien lui payer un paquet. Nuage de fumée de la compassion. Je tousse un peu. Ça tombe bien, je passe par la rue de l’Ecole-de-Médecine. Stupeur ! Il y a une autre perspective : les arbres au bord de l’Arve ont été coupés et laissent voir tout au fond de la rue… l’immeuble Rolex, dont la fondation offre à la Ville l’opulence architecturale d’une nouvelle passerelle en construction. En échange, vue du siège en verre depuis la plaine de Plainpalais !

    Je regarde ma montre à 200 francs et accélère pour couper court à d’autres rêveries. Je suis un homme de la classe moyenne dans une Ville qui déroule les extrêmes. Qui s’ignorent et ainsi se tolèrent.

  • Le guide

    Par Antonin Moeri

    TITIEN.jpg




    Elle est curieusement coiffée. On pourrait dire “à la diable”. Ce qui serait inexact, car cette coiffure, travaillée, offre l’apparence du désordre. Elle n’est pas coiffée n’importe comment. Mais le client a le sentiment qu’elle sort du lit. Dans sa démarche, ses gestes, ses paroles à la fois précises et lyriques, il y a je ne sais quoi de relâché, de négligé. Les mèches, longues devant, tombent le long des joues. A l’arrière du crâne, ce ne sont pas des mèches, mais des cheveux coupés court. Cette impression de laisser-aller se retrouve dans la tenue apparemment débraillée. Mais attention, à y regarder de plus près, on voit que la mise est étudiée. Les trous dans le jean, c’est voulu. On m’a dit que ce genre de pantalon valait une fortune dans les boutiques du centre-ville. Elle y a mis une partie de son salaire, cette vendeuse que j’aimerais appeler Corinne. Je me verrais bien skier avec elle dans les Alpes, quelque part là-haut, quand il y a beaucoup de neige et que le soleil vous lèche les joues. Mais pour quelle raison allais-tu dans ce commerce, joyeux drôle? Ah oui! J’oubliais! Je venais là pour acheter un guide. Un guide de Florence plus précisément. Corinne m’en a présenté une vingtaine, du meilleur marché au plus cher, du plus succinct au plus complet. Elle vantait les mérites de tel ou tel. Tout dépend de ce que vous cherchez. Pour les restaurants, je vous conseille celui-ci. Pour le shopping celui-ci. Pour la vie nocturne et les hôtels celui-là. Si vous voulez approfondir le sujet, y rester plus longtemps, n’hésitez pas une seconde, c’est celui-ci qu’il vous faut, on le garde ensuite dans sa bibliothèque, regardez comme il est classe. Les bras m’en tombaient. Qu’allais-je faire exactement à Florence? J’ai opté pour le guide des restaurants, car j’aime la cuisine italienne. Il contient une mise en garde. Le touriste n’est pas à l’abri des pickpockets, y compris dans les cafés et les restaurants. Après quoi sont vantés: la soupe de haricots, la panade à la tomate, les paupiettes en cocotte et les tripes à la toscane. Il est conseillé de consulter la liste des prix avant de commander.

  • La Mort du prince bleu, de Reynald Freudiger

    Par Alain Bagnoud

    image_miniUn premier roman. Reynald Freudiger, La mort du prince bleu.

    Reynald Freudiger, jeune auteur né en 1979, je l'ai rencontré. C'est lui qui animait le débat sur les journaux intimes (voyez ici et ici), au Palais de Rumine (une Aire de liberté). Comme il a bien géré l'affaire et qu'on sentait dans la présentation et ses questions un homme sérieux, littéraire, avec cette étoffe riche que donne un rapport indispensable aux textes, j'ai lu son livre.

    Il est en trois parties. La première est dense, intéressante. On se trouve dans une petite ville d'Urugay, plus précisément dans un quartier de prostitution. Le héros, appelé Le Gringo parce que né d'un Européen totalement inconnu par ailleurs, et pourvu de cheveux blonds grâce à son ascendance paternelle, noue une histoire d'amour avec une photographe de bonne famille qui shoote les graffitis. Elle s'installe avec lui. Dans ce quartier, ce n'est pas facile: la bourgeoise ne maîtrise pas les codes et passe pour la voleuse du jeune Esteban, chouchou des putains, sur qui une d'entre elles mettrait bien le grappin.

    Deuxième partie: on se retrouve en Suisse. La narration change. Il s'agit ici de lettres, mails. De nouveaux personnages apparaissent. La réceptionniste du journal. Une journaliste qui se ballade en Amérique du Sud et publie des chroniques dont un jeune homme devient avide.

    Autant le dire tout de suite: j'ai moins aimé cette partie. Il y a là-dedans un côté un peu exercice de style, et l'intrigue se fait filandreuse.

    Mais tout se renoue par la suite. Troisième partie. De nouveau un bon moment. Les personnages se rencontrent, il y a une surprise finale, Reynald Freudiger attache ses pousses comme une gerbe et se paie le luxe d'unifier sa narration dans un effet final. Impeccable construction. Bravo.

    Vous découvrirez tout ça. Car je vous conseille le roman. La mort du prince bleu. N'hésitez pas. Il est toujours passionnant de lire un jeune auteur qui promet.

     

    Reynald Freudiger, La mort du prince bleu, L'Aire

    Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud

  • Trois journaux

    Par Alain Bagnoud

    Les trois journaux publiés par les Editions de L'Aire cet automne, il est d'usage de les traiter ensemble, si on en croit la presse, ou l'intéressant débat qui a été mené par Reynald Feudiger le jeudi 8 octobre au Palais de Rumine, à l'occasion du vernissage de l'exposition Une Aire de liberté (voir ici).
    Qui sommes-nous pour déroger à un usage désormais si établi? Donc, obéissons à la coutume. Petit répertoire.
    Des trois, celui de Raphaël Aubert a été le plus violemment attaqué, notamment dans une pseudo émission culturelle donc l'incurie n'a pas fini de faire du bruit (voir par exemple ici, ici et ici - particulièrement les volées de bois vert assénés à son animateur dans les commentaires).
    Peut-être parce que Chronique des treize lunes est ce qui se rapproche le plus du journal traditionnel. Il y a une entrée pour chaque jour, dans un travail constant de discipline et d'expression. « Je voulais savoir où passe la vie », a dit AubePierre Aubert, bois gravért dans le débat dont je parlais ci-dessus.
    Cette démarche quotidienne produit toutes sortes de textes dont la variété ou l'abondance laissent bien sûr des latitudes à la critique. Il est possible par exemple de dire de l'auteur ce que disait Léon Bloy de Huysmans: « Il ne se hait point. » On peut avec la plus mauvaise foi du monde recenser quelques maniérismes dans le projet. Je citerai cette manie de décrire chaque jour le temps qu'il fait. (Raphaël Aubert s'en est d'ailleurs expliqué: il s'agit d'une référence personnelle au journal de son père, qui faisait de même sur un agenda.)
    Mais il serait tout à fait injuste de réduire son livre à quelques aspects finalement mineurs. Chronique des treize lunes n'est d'abord pas un journal psychologique. Raphaël Aubert y décrit plus son emploi du temps et ses réflexions qu'il n'analyse son moi.
    Outre le compte-rendu des événements politiques de l'année 2008, qui nous semble déjà, à la lecture, étonnement lointaine (c'est l'année d'investitude américaine, les luttes entre Hillary Clinton et Obama, la désignation par MacCain de sa colistière Sarah Palin...), une grande part de ce journal est consacrée à l'art.
    Raphaël Aubert est le fils de l'artiste Pierre Aubert (1910 – 1987), dont on voit un bois gravé en illustration de cet article.
    Ses réflexions sur la peinture, l'art contemporain, la création sont tout à fait intéressantes. Il défend avec ardeur ses admirations littéraires (BHL, Houellebecq...) Son journal a en plus une singularité: il est le miroir du très bon roman publié en même temps que lui: La Terrasse des éléphants, dont on reparlera bientôt ici. Aubert y consigne l'avancée de son travail et ses inflexions. De la matière, donc, à se mettre sous la dent...
    Quant au reproche de nombrilisme... Bien évidemment, quand on laisse publier un journal intime, on court le risque d'en être accusé. Le genre veut qu'on parle de soi. On s'affiche en public et il faut évidemment s'attendre à des réactions. Une telle publication affirme en effet l'importance que l'auteur prête à sa vie (que celui qui n'a jamais péché lui jette la pierre). Il prétend que celle-ci peut intéresser, à cause de la singularité des actes ou des, pensées ou de la sensibilité, ou à cause de l'importance de l'œuvre. C'est le cas des journaux d'écrivains, que l'usage est en général de rendre public quelques années après la mort de l'auteur.
    Si on n'aime pas ce genre, il vaut mieux éviter l'irritation qu'un tel étalage de moi peut provoquer. Personnellement, je suis amateur, et je me rappelle avec le plaisir d'un gastronome qui évoque un repas savoureux aux plats variés les journaux des Goncourt, de Benjamin Constant, Jules Renard, Gide, Léautaud, Ramuz, Kafka...
    Le Journal de Michel Moret, lui, évite les écueils dont nous parlions.
    Danser dans l'air et la lumière est plus précisément une suite. En 2006, Moret avait publié Beau comme un vol de canards, ou cent jours dans la vie d'un éditeur à un moment charnière, quand il se demandait s'il allait poursuivre son activité professionnelle. Le succès de ce premier opus (édition rapidement épuisée, nombreuses lettres de lecteur...) l'a encouragé à reprendre la plume et c'est tant mieux.
    Journal en grande partie professionnel, Danser dans l'air et la lumière tourne autour de l'édition et fourmille de notes passionnantes sur la réalité du métier d'éditeur. Ce n'est pas son seul intérêt. On y découvre un homme serein face à l'avancée de l'âge et de la mort qui approche, irénique, généreux, doué d'un grand appétit de la vie, passionné par le livre, l'édition. Un être recommandable en tous points et un écrivain juste et ensoleillé.
    Quant au dernier journal dont on va parler ici, il s'agit d'un ouvrage de Gérard Delaloye, Le Voyageur (presque) immobile. Ce livre contient les notes de lectures prises entre 1998 et 2008. Et c'est passionnant! Impossible de lâcher le bouquin avant de l'avoir terminé.
    Intéressé par les journaux intimes qu'il lit à grand flux, Gérard Delaloye montre à quel point ils peuvent dire une situation historique, l'éclairer de l'intérieur (la condition des juifs en Allemagne pendant la guerre, des Roumains sous Ceaucescu...) mieux que les études historiques. Intéressé surtout par les diaristes  Gérard Delaloye Image © Sabine Papilloud liés aux événements de la vie publique, Delaloye y trouve un terreau pour l'historien qu'il est. Il nous parle de ses auteurs fondamentaux, Ernest Jünger, Günter Grass, André Malraux, Robert Walser surtout, avec un goût et une saveur qui nous donnent précisément envie de nous ruer sur leurs œuvres. Tout ceci servi par une grande culture historique et littéraire, des mises en relation avec les époques... Palpitant, on vous dit.

    Raphaël Aubert, Chronique des treizes lunes, L'Aire, 2009
    Michel Moret, Danser dans l'air et la lumière, Journal d'un éditeur romand, L'Aire 2009
    Gérard Delaloye, Le Voyageur (presque) immobile, L'Aire 2009

     

  • Jean-Christophe Aeschlimann à La Compagnie des mots

    user_2439835.jpgDimanche 18 octobre, 17 h Jean-Christophe Aeschlimann présentera Ce présent qui revient, (récits, L’Aire, 2007) à La Compagnie des mots, arcade « Au bonheur des mots », 33, rue Vautier, 1227 Carouge. Une bonne occasion de rencontrer cet écrivain, qui est également rédacteur en chef de la revue Coopération.

  • Pierre est mort. Jacques aussi.

     

    par PASCAL REBETEZ

    Une bise froide nettoie le ciel genevois. Je roule à bicyclette à travers le bois de la Bâtie, revenant de la cérémonie funéraire de Pierre Lometto, mort d’un cancer et d’un trop-plein de vie. Je l’ai connu dans une salle des maîtres il y a trente ans puis retrouvé en voisin de quartier, une jambe en moins, une fausse jambe en plus. Autrefois, il avait publié, à compte d’auteur je crois, quelques petits livres de nouvelles dont je me rappelle l’étrangeté et la sensibilité. On pourrait dire ainsi : un écrivain est mort et personne n’en a parlé et n’en parlera jamais.

    Sauf que Jacques Chessex est mort le même jour et qu’on en parle beaucoup, énormément même. Hier soir, en sixième édition, le TJ ressortait des films de classe avec témoignages d’anciens élèves, on attend les numéros spéciaux des hebdomadaires… Jamais la littérature de ce pays n’avait connu une telle couverture médiatique ! Il y a eu il y a quelques semaines le phénomène Metin Arditi, interrogé lui aussi en tant que frère d’arme de Chessex ( !?)… et je me demande en regardant le paon de la Bâtie se pavaner dans son jardin si on n’assiste pas à une sorte de gigantesque méprise, ou plutôt à un cirage généralisé de pompes funèbres… Une consoeur journaliste et écrivaine stipule sans barguigner que ne pas aimer Chessex, c’est prouver qu’on est un mauvais écrivain ! Mais puisque c’est écrit dans Le Matin, c’est que ça doit être vrai ! Et les autres, non je ne citerai pas tout le monde, d’autant que chacun aime à être le plus proche possible du défunt dont le génie définitif rejaillit forcément sur ses thuriféraires.

    Chessex, je l’ai lu un peu. Comme tout le monde. J’en ai surtout entendu parler. Provocateur l’artiste ? Certes, mais surtout préoccupé principalement par l’édification de la statue de Saint Soi-Même. Et pour cette édification, Chessex était un battant, et mieux encore : un winner ! Je l’ai reçu à la télévision, je pense même qu’il s’agit de sa dernière interview télévisée. Il parle de Dieu en lequel il sera bientôt et, hors caméra, insiste à réitérées reprises pour qu’on lui rembourse sa course en taxi. C’est aussi le seul invité qui n’a eu de cesse de regarder l’image de lui-même dans la boîte à souvenir. Génial, certes, mais aussi vaniteux, un peu mesquin et finalement tellement humain dans son inlassable besoin de consolation.

    Je vais tenter ce soir de retrouver le petit bouquin de Lometto.

  • Femme sous influence

    Par ANTONIN MOERI

     

    CARVER; 11.jpg







    J’aime les récits conduits par un personnage féminin. Décrire l’engloutissement du point de vue d’une femme est particulièrement excitant pour l’imagination d’un écrivain. Il ne pourra alors raconter que ce qui peut être saisi par la conscience de la narratrice. Cette restriction du champ des perceptions ouvre les plus réjouissantes perspectives. Dans “Tant d’eau si près de la maison” de Carver, c’est Claire qui prend en charge la narration.
    Stuart, son mari, mastique des aliments dans la cuisine, le regard vide. Tout à coup, il se fâche. Il parle d’une fille morte. Le nom de Stuart s’étale sur la première page des journaux. Claire fait volontairement tomber toute la vaisselle par terre. Voici ce que Stuart lui avait raconté, juste après lui avoir fait l’amour avec ses mains épaisses et ses jambes poilues. Le vendredi précédent, il est allé pêcher avec trois copains. Avant d’installer leur camp, ils ont vu le cadavre d’une fille dans la rivière. Ils n’annoncèrent cette découverte à la police que deux jours plus tard.
    Claire propose à Stuart d’aller faire un tour pour détendre l’atmosphère. Ils traversent la ville et s’arrêtent près d’un ruisseau. Elle parle d’un crime horrible perpétré par les frères Maddox quand elle était gamine. Stuart croit qu’elle le soupçonne du pire. Elle se voit, morte, au milieu du ruisseau. Elle se demande pourquoi son mari est si nerveux. Le lendemain, elle apprend par le journal que le corps de la victime a été identifié et remis à sa famille. Elle se rendra à l’enterrement. Une inconnue lui apprendra que le tueur a été arrêté. Claire ne se sent pas bien. Chez elle, dans la cuisine, elle imagine subitement qu’il est arrivé quelque chose à son fils. Stuart, avec ses gros bras lourds, va lui faire l’amour à la sauvette, sur la table. Vite, vite, dépêchons-nous, avant que Dean ne rentre. Elle n’entend plus rien avec tout ces bruits d’eau dans les oreilles.
    Manifestement, Claire n’en peut plus: tête qui tourne, eau menaçante, vision de son propre cadavre dans le ruisseau. Son Stuart est bien gentil avec ses passions: poker, bowling, pêche. C’est un homme comme il faut, père de famille, travailleur honnête et consciencieux. Il est persuadé que faire l’amour à sa chérie suffit à lui calmer les esprits, à lever son angoisse. Il croit savoir ce qu’il lui faut. Son système de pensée ne peut être remis en question, il est légitimé par le groupe, puisque c’est également celui de Gordon, Mel et Vern, ses copains qui sont, eux aussi, des hommes comme il faut.

    L’engloutissement de Claire rappelle celui de Mabel, l’inoubliable personnage du film “Une femme sous influence” de John Cassavetes.



    R.Carver: “Parlez-moi d’amour”, Livre de poche 2007

  • Barbey d'Aurevilly ou l'impossible connaissance du réel

    Par Pierre Béguin

     

    Mes filles commencent à percevoir, dans le jardin, les mêmes réalités que moi. Elles grandissent. L’année dernière encore, je me plaisais à imaginer tout ce que j’y percevais et dont elles n’avaient pas même conscience. Surtout, cette perception très fragmentaire de la réalité me renvoyait à la mienne: je m’amusais à imaginer tout ce que moi, à leur image et à peine un échelon au-dessus d’elles, je ne voyais pas dans ce jardin pourtant si familier, mais que je n’eusse certainement pas reconnu si ma perception eût pu être plus complète. Dans tout ce que mes sens n’appréhendent pas, dans «le peuple de l’herbe», dans l’infiniment petit, dans les possibles forces occultes qui échappent à ma raison. Nous barbey3[1].jpgsommes tous «des aveugles qui s’ignorent» persuadés pourtant de l’acuité de leur vision. 

    Cette dichotomie irréductible – le désir (ou la nécessité) de construire une image cohérente et compréhensible du réel et l’impossibilité d’une telle entreprise – fonde l’univers des six nouvelles qui composent Les Diaboliques (1874) de Jules Barbey d’Aurevilly. D’où le recours à l’imagination pour combler les interstices d’une connaissance forcément fragmentaire ou parcellaire du monde. En ce sens, les nouvelles sont construites comme des énigmes:  la symbolique des personnages, dont l’apparence insaisissable derrière le masque ou les silences fait à tel point douter de leur réalité intérieure qu’elle semble n’ouvrir que sur le vide, le rien, l’abîme, exprime l’opacité du réel, la conscience de son impossible perception (sinon fragmentaire) et, finalement, l’aveu d’ignorance – ou d’impuissance – du narrateur. Faute de comprendre et d’expliquer les événements qu’il vit ou qu’il observe, il substitue à sa logique défaillante la puissance de son imagination en établissant, loin de toute justification rationnelle, des liens entre des éléments ou des signes en apparence disparates. Ainsi en est-il, par exemple dans Les dessous de cartes d’une partie de whist, du rapprochement entre le flacon, la toux et le diamant, duquel le narrateur déduit le lent empoisonnement d’Herminie et la relation diabolique entre sa mère et Karkoël, rapprochement qui se transforme en une certitude absolue que rien, pourtant, ne vient confirmer. Mais l’originalité de Barbey d’Aurevilly est d’avoir construit, à partir de cette vision du réel, une conception esthétique du récit. Le jeu de cartes (la partie de whist) fonctionne comme une métaphore du texte: de même que l’intérêt du jeu de whist réside dans l’ignorance des dessous de cartes, de même celui du récit réside dans son non-dit, ses zones d’ombre, ses hypothèses ou ses déductions. Ce qui doit être imaginé vaut mieux que ce qui est effectivement raconté: «A moitié montré, il (ce récit) fait plus d’impression que si l’on avait retourné toutes les cartes et qu’on eût vu tout ce qu’il y avait dans le jeu». Tout comme les silences font l’expression de la musique, ces nouvelles s’organisent davantage autour de leurs «silences» – leurs non-dits – que de leurs «accords». Des silences qui renvoient aussi aux relations troubles unissant le narrateur et son auditoire, métaphore du couple écrivain lecteur. Les nouvelles mettent en scène un jeu entre un lecteur entretenu dans l’espérance d’une histoire extraordinaire et un récit qui se dérobe à ces espérances par des retards, des silences, des digressions qui génèrent des frustrations et des tensions. En ce sens, le titre Les Diaboliques souligne, davantage que les personnages eux-mêmes, la nature de la relation narrateur lecteur, et surtout la stratégie perverse des narrateurs successifs qui, à chaque nouvelle, affirment leur pouvoir, convoquent leur public pour mieux le tenir dans l’évidence de leur dépendance, l’attirent par la promesse non tenue de l’extraordinaire, jouissent de l’attente et de la demande du public en manipulant son désir. Et l’auditoire (le lecteur) se trouve pris au piège de sa fascination (répulsion) pour le monstrueux, ce qui l’oblige à se demander ce qu’il voulait trouver dans une histoire (ou derrière un titre) qui se présente comme un fruit défendu... auquel il ne goûtera jamais."- Hypocrite lecteur - mon semblable, - mon frère!" disait Baudelaire, un des maîtres de Barbey.

     

     

  • Bête que je suis, de Gilbert Pingeon

    Par Alain Bagnoud

    1401394024.jpg« Plus je connais les hommes, plus j'aime les bêtes. » Gilbert Pingeon pourrait retourner le dicton: « plus j'aime les bêtes, et plus je connais les hommes. »

    C'est en parlant de nos amis les animaux qu'il réussit en effet un joli traité de réflexions personnelles sur des sujets tels que le cerveau, la conscience, l'animalité, le goût de l'ordre, le vivant, la reproduction, la communication, la nourriture, la loi, la souffrance...

    Je vous entends. Ces thèmes sont un peu vagues, vous trouvez. Un peu bateaux.

    Mais justement, le biais trouvé par Pingeon, son angle d'attaque leur donne une approche tout à fait concrète. « Quelle sorte d’animal suis-je? » se demande-t-il avant de s'exhorter: « Les animaux t’offrent le reflet de ta part animale. A toi de la reconnaître ! »En interrogeant leur condition et en la comparant avec la nôtre, l'auteur touche à des points sensibles.

    Alors, livre de philosophie que ce Bête que je suis? Gilbert Pingeon n'est pas métaphysicien et il le sait. Il avoue avoir fait de nombreuses lectures, avoir hésité longtemps avant d'empoigner le sujet, se demandant s'il était capable de le traiter.

    Bête que je suis est en fait surtout un livre d'écrivain, qui use de toutes les ressources de son art, mêle prose, poèmes, dialogues théâtraux entre le narrateur et la grenouille, l’éléphant, le chien, l’âne… La vivacité et le ressort de ces derniers est particulièrement à relever. Mais l'ensemble du texte, tenu par une interrogation lancinante, intéresse à cause de la sincérité de l'auteur, de la cohérence de la démarche, de la tenue des réflexions, de la variété des procédés et de la qualité du style.

     

    Gilbert Pingeon, Bête que je suis, Editions de L'Aire

    Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud