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  • Lettre à mon fils


    par Pierre Béguin

     

     

    C’est dans le conditionnel que se loge désormais la blessure...

    Tu aurais eu dix ans en ce début d’automne même. L’âge du petit voisin au maillot bleu grenat de Lionel Messi qui ne cesse d’envoyer son ballon dans mon jardin, et de perturber mon travail d’écriture pour récupérer son bien. Est-ce parce que je t’imagine, maillot blanc de Cristiano Ronaldo, jouer avec lui que je supporte ainsi sans broncher le bruit lancinant du ballon frappé qui martyrise ma concentration?

    Tu aurais eu dix ans et je ne sais rien de toi. Après ton décès, pour me consoler, certains ont prétendu que la blessure d’une mort aux premiers jours de l’existence, puisqu’exempte de vie commune et de souvenirs, se cicatriserait rapidement. Mais c’est précisément cette absence, ce vide, ce manque du partage qui est parfois douloureux. Qui étais-tu? Que serais-tu devenu? Quel chemin commun aurions-nous parcouru? Etrange sensation que de penser à quelqu’un sans pouvoir le visualiser, ni même savoir qui il est! Grand? Chétif? Studieux? Rebelle? Tu n’existeras jamais que dans ce halo d’interrogations...

    Oui, c’est dans le conditionnel que la cicatrice peine à se refermer. Dans le présent, il y a tes deux sœurs et c’est le bonheur. Souvent, tu nous rejoins en silence. On n’en parle pas, mais on sait. «On dit qu’il est avec nous même si on ne le voit pas» avait conclu sentencieusement l’aînée quand on lui a expliqué qu’elle avait un grand frère au ciel.

    Car elles savent. Elles ont toujours su. Ainsi va l’air du temps. Hier au mutisme, le postulat est aujourd’hui à l’aveu. On tient en grande suspicion tout secret de famille. On redoute les effets terrifiants du moindre non-dit. Plus de squelettes dans les placards! On ouvre tout. Ce qui est révélé devient par miracle inoffensif. Les mots, écrits ou simplement prononcés, auraient-ils ce mystérieux pouvoir cathartique?

    Ainsi du moins n’es-tu pas qu’un conditionnel. Tu accompagnes tes sœurs de cette note grave qui donne le ton et prévient la cacophonie, conséquence de la légèreté de l’être et de son pathétique besoin de délire quotidien. Puisses-tu devenir dans leur conscience, comme tu l’es déjà dans la mienne, ce repère, ce retour à l’essence qui leur permettra de sortir des autoroutes de la facilité, des errances inutiles, des chemins amers, des impasses dangereuses. Cette borne qui ordonne et hiérarchise les valeurs. Cette permanence de l’essentiel dans ce défilé de futilités et de faux-semblants qui polluent l’air du temps et menacent de les emporter. Apprends-leur, comme tu me l’as appris, qu’il y a un futur après les pires douleurs, un lendemain radieux après les plus grandes obscurités, parce que chaque événement finit toujours par trouver sa place et sa fonction.

    C’est le rôle que je t’ai accordé. C’est le pari que j’ai fait en écrivant ton histoire, cette histoire qu’on s’apprête à rééditer pour tes dix ans et par laquelle tu continues de vivre en moi...

     

    Et nunc maneas in eis

     

    Jonathan 2002, L'Aire bleue

     

  • Sâdhu

     

    Par Alain Bagnoud

     

     

    Il faut courir, toutes affaires cessantes, aux cinémas Scala pour voir le dernier film de Gaël Métroz. Amateurs d'exotisme, de spiritualité, de belles images, d'histoire prenante, de personnages humains, amateurs de cinéma enfin, ceci est pour vous: Sâdhu.

     

    De Gaël Métroz, on a déjà pu goûter Nomad's Land, dans lequel il se mettait sur les traces de Nicolas Bouvier. Ce jeune réalisateur voyageur avait traversé l'Iran en crise, le Pakistan, le Sri Lanka, avant de suivre sa propre route. Son nouveau film nous emmène en Inde.

     

    Près des sources du Gange, il a rencontré Suraj Baba, un ermite qui vivait depuis huit ans dans une grotte. C'est un sâdhu, un sage, un saint homme, de ceux qui renoncent à tout, vivent dans le dénuement pour se libérer des illusions, se dissoudre dans le divin, avec pour but ultime d'arrêter le cycle des renaissances.

     

    Le premier jour, le Suisse a aidé l'ermite silencieux à consolider le chemin de la grotte rongé par le fleuve. Le deuxième jour, Suraj Baba lui a dit trois mots. Petit à petit, la relation s'est consolidée au point que le réalisateur s'est installé dans une grotte adjacente qui servait au sage pour sa méditation.

     

    Cette amitié improbable a eu des suites: les deux associés se sont rendus ensemble à la Kumbha Mela, la fête de la cruche, une rencontre qui réunit tous les 12 ans plus de 70 millions de pèlerins dans une ville sainte au bord du Gange.

     

    METROZ-GAEL-249x300.jpgVoilà ce qu'on voit dans le film: Baba dans sa grotte, ses gestes quotidiens, puis son départ vers la fête. C'est ensuite que l'histoire bascule.

     

    En se rendant à la Kumbha Mela, Sujar Baba avait pour but de confirmer ses vœux. Mais au lieu d'apaiser ses doutes, le pèlerinage les attise plutôt. Il faut dire qu'on se retrouve dans un capharnaüm incroyable,où se mêlent mysticisme, charlatanisme, rouerie, sainteté, apparence, rôles et profondeur spirituelle, un mélange détonnant.

     

    Baba, troublé, décide alors de ne pas remonter dans sa grotte et de faire un autre pèlerinage, individuel celui-là, vers les lacs sacrés du Tibet.

     

    Gaël Métroz le suit, caméra sur l'épaule. Leur compagnonnage dure finalement dix-huit mois. Une année et demie de voyage, à pied, en train, en bus, dans le dénuement, la pauvreté et les rencontres. Une année et demie qui se termine de façon bouleversante devant les lacs sacrés enfin atteints.

     

    Un des grands intérêts du film est Suraj Baba lui-même, un homme lumineux, fraternel, qui se voulait chanteur de rock dans son adolescence et qui voyage avec sa guitare. On n'entend et ne voit que le Sâdhu, qui s'adresse à la caméra ou l'oublie. Gaël Métroz, lui, a pris le parti de ne pas apparaître dans le film et réussit à la perfection à trouver la distance juste avec celui qu'il accompagne.

     

    Bien construit, bien filmé, émouvant, serein, profond, Sâdhu a tout pour ravir chaque spectateur. Voici sa présentation officielle :

     

    « Après 8 ans passés dans une grotte dans l’Himalaya, Suraj Baba, le protagoniste, cherche encore son chemin entre occident et orient, société de consommation et dépouillement, vie familiale aisée et solitude austère, réussir dans la vie et réussir sa vie. Assimilant ces apparents contraires, il désamorce nos clichés sur ce que l’on nomme généralement «l’orient» ou «la spiritualité orientale». Sa quête initiatique ne l’emmène justement pas à choisir entre la solitude ou le monde, entre son passé au sein de la société et l’austérité de son présent. Il cherche plutôt à concilier les deux, à être «à la fois dans et hors du monde».

     

    C'est tous les jours aux Scalas : 14:30, 16:45, 19:00, 21:10.

     Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud

  • Rendez-vous au Rameau d'Or

    jeudi 27 sept-1.jpgComment appelle-t-on la sortie d'un livre ? Vernissage ? Naissance ? Suspension de crémaillère ?

    En tout cas, c'est une fête. Orgie de mots et de vins du terroir…

    Elle aura lieu jeudi soir dès 18 heures à la librairie du Rameau d'Or (17 boulevard Georges-Favon, à Genève) et sera par l'excellente Anne-Catherine Clément, journaliste à radio-Cité, qui mettra à la question trois auteurs de l'Âge d'Homme : l'écrivain (et musicien) lausannois Antonio Albanese, pour Le Roman de Don Juan, Olivier Vanghent pour L'Entresort, et votre serviteur, pour Après l'Orgie, second volet de L'Amour nègre, paru en 2010.

    L'entrée est libre, bien sûr, et les vins délicieux.

  • angot scandale

     

    par antonin moeri

     

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    Je n’avais jamais lu un livre d’Angot. On m’en avait parlé. Je ne fus donc pas surpris en lisant d’une traite, entre trois et quatre heures et demie du matin, ce récit fulgurant qui vient de sortir sous le titre «Une semaine de vacances». Je fus plutôt aspiré dans un tourbillon de phrases courtes au présent, autant de coups de fouet sur mon épiderme délicat. Expérience saisissante, unique dans la littérature actuelle de langue française. Mais comment parler de cette longue scène de sexe interrompue par des repas fins, l’achat du «Monde» dans un kiosque et d’un tube de vaseline dans une pharmacie? D’abord le point de vue. Un narrateur externe donne à voir ce huis-clos où un personnage domine l’autre en prétendant l’éduquer, le former, l’ouvrir au monde. Le lecteur assiste à un rite d’initiation pervers qui n’est pas sans rappeler «La philosophie dans le boudoir» du divin Marquis.

     

    Ça débute comme ça: un type assis sur la lunettes des chiottes. Il place sur son sexe érigé une tranche de jambon. «Tu veux goûter?» qu’il demande à sa fille (environ 15 ans, elle lit Cesbron). Elle s’agenouille et croque dans la viande jusqu’à la garde. Le type donne des ordres qui devront être suivis à la lettre: lever les yeux, le regarder en serrant le goulot avec les lèvres, saisir les testicules par en-dessous, se retourner, présenter ses fesses. Il compare les seins de sa fille à ceux de sa femme, de sa maîtresse, d’anciennes amantes. Il en compare les qualités et les défauts. «Continue, ne t’arrête pas, c’est bon, mhhhh». La fille obtempère sans dire mot. Elle est sous la coupe de ce linguiste brillant qui considère avec mépris les masses incultes et blablateuses. Un homme qui n’est jamais décrit mais dont le lecteur connaîtra les vêtements et les grosses lunettes de myope. Un intellectuel qui maîtrise parfaitement la langue française, qui notait dans un carnet, dès l’enfance, les expressions des paysans, collabore à la revue Vie et Langage, écoute Albinoni et Mozart en voiture, condamne toute vulgarité, lit des livres en italien et en allemand, ne supporte pas les écarts de langage ni les prononciations fautives.

     

    «Tu vas voir, c’est très bon, tu vas aimer. C’est pour toi. Pour ton plaisir», répète souvent le singulier pédagogue à sa fille au cours de cette semaine de vacances en Isère. Il lui apprend les différentes postures à adopter (comme celle du 69) après l’avoir emmenée dans une librairie à Grenoble et avoir attiré son attention sur un roman de Thomas Mann et un livre de Robbe-Grillet. Un accord est conclu entre elle et lui. Il ne la déflorera pas mais il lui demande de dire «Je t’aime papa» quand il fourre son nez, puis sa langue dans le vagin humide. La fille prend peur quand les exigences du père se précisent. C’est que son rêve, à lui, est d’enfoncer sa gaule dans l’anus étroit de l’adolescente. Elle lui dira qu’elle l’aime et l’admire quand il aura réalisé son rêve. Il le lui répète. Il ne veut que son bonheur, à elle. 

     

    Toutes ces scènes, comme d’ailleurs les visites d’églises et les repas pris dans de bons restaurants, sont décrites au scalpel, sans la moindre complaisance ni la moindre intervention du narrateur ni la moindre explication psychologique. Le lecteur est sommé de coller son oeil au trou de serrure, si j’ose dire, et d’éprouver les frissons glacés d’une Eugénie soumise, obligée de consentir aux exigences d’un maître en érection quasi perpétuelle.


    J’ai entendu une lectrice dire de Christine Angot «C’est une nymphomane qui gratte sa plaie». Je trouve la formulation un peu hâtive, car cet auteur nous confronte, en tout cas dans ce petit livre, à une violence courante, qui est celle de la domination d’un individu sur un autre. En l’occurrence celle d’un intellectuel qui avoue à sa fille qu’elle est la seule personne au monde en qui il ait confiance, la seule avec qui il ne joue pas un rôle, la seule qui méritât sa précieuse présence et sa non moins précieuse semence, un intellectuel qui, au moment où sa fille prend enfin l’initiative de parler d’elle-même en racontant un rêve qu’elle a fait la nuit précédente, s’emporte et conduit l’impertinente à la gare «pour qu’elle prenne un train et rentre chez elle». En osant raconter ce rêve, elle ouvre pour la première fois la bouche. Et elle parlera désormais. À son sac de voyage posé dans le hall de gare. Ce qui ouvre ce récit sidérant sur un espace possible, peut-être celui de l’écriture qui permettra de dire la violence infligée. Le profil de ce «papa» devrait intéresser les psychiatres. Angot en fait le personnage abject, monstrueux d’un compte-rendu clinique qui laisse le lecteur pantois, l’ayant fait chavirer, ce lecteur, dans sa dévoration des courtes phrases au présent.

     

     

    Christine Angot: Une semaine de vacances, Flammarion, 2012


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  • Deorum offensae diis curae


    Par Pierre Béguin

     

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    «C’est aux dieux seuls à se soucier des offenses faites aux dieux».

    Tel était le grand principe du sénat et du peuple chez les anciens romains. Et voilà pourquoi on n’y trouvait pas un seul homme persécuté pour ses sentiments (les martyrs chrétiens le furent avant tout en réponse à leur propre intolérance).

    Mais le latin et sa culture se perdent. Dommage en ces temps de caricatures comiques ou de court métrage imbécile...

     

  • Au temps de l'adolescence de Candide Rossier

    Par Alain Bagnoud

     

    Candide Rossier, né en 1930, n'est pas un inconnu pour moi. Dans la fin des années 70, au collège de Sion, il était un de mes enseignants. Mais il était difficile de se douter, à l'époque, que, sous la cuirasse professorale, il dissimulait une sensibilité proustienne.

    Celle-ci le fait se retourner aujourd'hui sur les années de son adolescence, qui s'est déroulée à la fin des années quarante, en Valais. Dans une langue maîtrisée, il relate cette période où son amour de la lecture et de l'écriture s'est développé.

    Le livre raconte en effet une trajectoire personnelle liée aux livres. Il est donc d'abord un chant d'amour à la langue française, qui passe par Ramuz principalement et conduit l'adolescent à l'écriture.

    Fils de paysan qui a créé son domaine et compte sur ses rejetons pour lui servir de bras, Candide Rossier n'était pas destiné à une autre carrière que celle de la terre. Ce sont les textes approchés et lus à l'école primaire qui lui ont fait aspirer à des études, ce qui n'allait pas de soi.

    Finalement, son père lui a permis l'Ecole normale, qui le formerait comme instituteur. Question de classe sociale.

    On voit dans son livre les fils méritants du peuple, destinés à devenir régents, qui arrivent à Martigny par le train. Quand ils descendent, leurs places dans les wagons sont reprises par les fils de bourgeois de la ville, qui partent eux jusqu'à Saint-Maurice pour étudier au Collège de l'Abbaye, devenir avocats ou médecins et occuper ensuite les positions qui leur reviennent de droit.

    Cet exemple des mœurs de l'époque n'est pas le seul à nous faire revivre l'esprit d'une période révolue. Car Au temps de l'adolescence est également un document, un témoignage fourmillant de petits faits significatifs, qui illustrent une société disparue.

    Ce qui frappe en effet dans le livre, c'est le contexte de l'époque et ses valeurs, habilement suggérées au travers des épisodes qui construisent le récit. On y sent une rigidité sociale, donc, mais également un enracinement des gens dans leur culture et leur terroir, des relations familiales serrées, une manière de vivre axée sur les valeurs du travail et de la religion. Une forte méfiance de la culture aussi, et principalement des livres, livres libérateurs, livres proposant une ouverture, qui sont, pour cela, interdits aux écoliers ou aux étudiants, sauf à passer par le contrôle d'un professeur censeur qui vérifie leur forme, leur contenu, et confisque sans état d'âmes tout ce qui ne correspond pas aux critères de la morale bien-pensante qui règne sur le canton.

    A noter que ce livre a été précédé par un premier volet autobiographique, également paru aux Editions de L'Aire, et qui racontait les années précédentes de Candide Rossier. Son titre: Au pays de l'enfance.



    Candide Rossier, Au pays de l'enfance, Editions de L'Aire

    Candide Rossier, Au temps de l'adolescence, Editions de L'Aire


    Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud

  • Hommage à Yvette Z'Graggen

     

    images.jpegL’un de mes grands regrets, c’est d’avoir peu connu Yvette Z’Graggen (née en 1920, de père suisse-allemand et de mère hongroise, et décédée ce printemps). Bien sûr, nous nous sommes rencontrés plusieurs fois. Je l’ai invitée à venir parler de ses livres devant mes élèves du collège. Je l’ai croisée, ici et là, lors d’une rencontre d’écrivains. Je garde d’elle le souvenir d’une femme constamment à l’écoute, sur le qui-vive, si j’ose dire, élégante, à l’œil brillant de curiosité et de malice. Mais je n’ai pas le sentiment de l’avoir véritablement connue.

    Heureusement, il y a ses livres !

    Nombreux, divers, originaux. Une œuvre militante, mais jamais limitée, qui vivifie la mémoire des femmes.

    Car toute l’œuvre d’Yvette Z’Graggen, qui a trouvé un grand écho en Suisse romande, est un questionnement minutieux du passé. Et en particulier de l’histoire des femmes, si souvent méconnue ou refoulée.

    Passé commun dans Un Temps de colère et d’amour (1980) ou Changer l’oubli (1989), quand l’écrivaine genevoise se penche sur le silence des sombres années de guerre. Mémoire individuelle, aussi, quand Yvette cherche à revisiter, pour mieux en comprendre les secrets, le passé de sa propre famille.

        C’est bien de cela qu’il s’agit dans Mémoire d’elles*, paru en 1999. Dans ce récit, tout commence par deux lettres exhumées du silence, et datées de 1915 et 1916, dans lesquelles Jeanne, la grand-mère maternelle, écrit à sa fille Lisi (la propre mère d’Yvette Z’Graggen). images-1.jpegDes lettres exaltées, bouleversantes, pathétiques, qui disent à la fois le malaise de vivre et la souffrance d’aimer. Lisant et relisant ces lettres, les seules sauvées d’une correspondance perdue, Yvette Z’Graggen va se glisser peu à peu dans le corps de Jeanne pour comprendre son tourment : la maladie inexorable (et encore sans nom) qui l’éloigne des siens et la rend étrangère à elle-même.

        Bien vite, le drame se dessine : c’est celui d’une fille « née trop tôt dans une société rigide, corsetée de conventions et d’interdits ».

    Son destin est tracé : il ressemble au destin de toutes les femmes de cette époque : le mariage avec un homme ayant une bonne situation, les enfants à élever, les tâches ménagères. Mais Jeanne rêve d’autre chose : du grand amour d’abord, « un don total, un partage sans réserve », de voyages, de liberté. Le plus étrange sans doute (mais il n’y a jamais de hasard), c’est qu’elle rencontre cet amour dans la personne d’un dentiste viennois, jeune et séduisant, qu’elle va aimer jusqu’à la déchirure.

        Élevée dans la peur, entre un père irascible et une mère effacée, Jeanne va bientôt donner naissance à une petite fille, Lisi, qui bouleverse son existence. Une nouvelle terreur l’habite. Elle peuple ses nuits de cauchemars. Elle l’empêche de s’occuper, comme elle le désirerait, de son enfant. Comme elle s’éloigne de cette petite fille qu’elle chérit, elle s’enferme lentement dans le silence, devient méconnaissable, est internée à plusieurs reprises.

    C’est cette folie à jamais mystérieuse dont Yvette Z’Graggen essaie de démêler les fils, en renouant, comme elle le dit, avec sa mère et sa grand-mère.

    Autrement dit : une part mystérieuse d’elle-même.

    On retrouve ces thèmes (le secret, la douleur, l’aspiration et le combat pour la liberté) dans tous les livres d’Yvette Z’Graggen. Au fil des ans, l’écrivaine genevoise a bâti une œuvre riche et solide, qui ne cesse d’interroger ses racines invisibles, et l’Histoire.

        images-3.jpegIl n’y a pas si longtemps, au tournant du siècle,Yvette Z'Graggen nous livre son journal de bord de l'an 2000. Il porte un beau titre, emprunté à un poème d'Eluard : La Nuit ne sera jamais complète**. C'est l'occasion, pour elle, de réfléchir non seulement sur le temps qui passe, les événements politiques (les élections yougoslaves, les tueries en Palestine, les catastrophes écologiques), mais aussi sur sa propre vie, — une vie constamment à l'épreuve de l'Histoire.

    C'est ainsi qu'Yvette Z'Graggen revient sur les fameuses années silencieuses de la drôle de guerre : cette Suisse qui accueille d’un côté, souvent généreusement, ceux qu'elle rejette de l'autre sans pitié. Chaque événement de l'an 2000, minime ou gigantesque, résonne toujours intérieurement : c'est l'occasion pour Yvette Z'Graggen de s'interroger sur son œuvre, les rencontres fugitives de sa vie, les rapports familiaux, en particulier avec sa fille et son petit-fils, les ennuis de santé qui la privent peu à peu de cette liberté de mouvement à laquelle elle tient tant. Mais si le corps s'engourdit lentement, la liberté de pensée et d'écriture est toujours souveraine.

    Son dernier livre, Juste avant la pluie***, paru l’année dernière, reprend sur le mode ludique ce jeu entre réalité et fiction, mémoire et imagination. images-2.jpegOn peut le lire, également, comme une manière de testament littéraire.

    De construction singulière, le livre se compose de deux parties. Dans la première, l'auteur imagine une ultime « autobiographie du possible ». Comme elle le fait ailleurs, elle met en scène, en 1938,  une jeune fille de dix-huit ans (c’est l’âge d’Yvette cette année-là), juste avant la tourmente nazie. Cette jeune femme, éprise de liberté, va braver les interdits de la morale bourgeoise avec la même détermination intrépide que les nombreuses « sœurs de papier » qui l'ont précédée. Ces « sœurs de papier », qui peuplent toute son œuvre, Yvette Z’Graggen les convoque dans la seconde partie du livre pour les soumettre à un questionnement impitoyable.

    DownloadedFile.jpegYvette nous offre ainsi, au travers de ses héroïnes, cinquante ans de réflexion sur la condition féminine en milieu bourgeois, ses heurs et ses malheurs au fil du temps, et « une conclusion originale, comme l’écrit justement Pierre Béguin (photo de gauche), à une œuvre qui ne l'est pas moins. »

    J’ai peu connu Yvette Z’Graggen, et je le regrette. Mais elle laisse derrière elle une œuvre riche et singulière, composée de récits, d’essais et de romans, une œuvre qui n’a pas fini de nous interpeller, et qui nous accompagnera longtemps.

     

      * Yvette Z’Graggen, Mémoire d’elles, l’Aire, 1999.

    ** Yvette Z’Graggen, La Nuit ne sera jamais complète, L'Aire, 2001.

    *** Yvette Z’Graggen, Juste avant la pluie, récit, L’Aire, 2011.

     


  • on rigole pas

     

    par antonin moeri

     

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    Comment ne pas être d’accord avec Philippe Muray lorsqu’il dit que la transformation du monde s’est accélérée à un rythme fou ces quinze dernières années et qu’on ne peut plus utiliser les habituels concepts ou catégories pour décrire ou parler de ce monde en mutation? J’observe cette accélération quand je séjourne dans un village vigneron que j’aime. Ainsi un local où travaillait un oenologue a-t-il été transformé, modernisé. Le nouveau locataire, homme énergique aux cheveux gris, levé à l’aube, on le voit, à toute heure du jour et du soir, à sa table de travail. Il est chargé de vendre dans le monde entier de gigantesques portes ultra-sécurisées pour les garages d’avions à réaction. Un peu plus bas dans la ruelle, un magasin où le client trouvait de délicieuses tommes de chèvre et des pains succulents a également changé de locataire. Deux femmes robustes, fumeuses invétérées de Marlboro, très sûres d’elles et parlant fort se sont installées dans ce lieu. Elles aussi sont très disciplinées. Elles sont chargées de recruter des jeunes filles au corps souple et aux mensurations idoines qui veulent gagner quelque argent en exhibant leurs bras, leurs épaules et leurs jambes sur le capot rutilant des voitures exposées dans tel ou tel salon. Les deux fumeuses de Marlboro examinent également avec beaucoup d’attention les dossiers de danseuses et autres créatures de rêve qui désirent poser devant l’objectif d’un photographe mandaté par telle ou telle revue de mode.

     

    Et ce matin, sur la terrasse du Café du Port, trois demoiselles ont pris place derrière moi. Je venais de boire un délicieux ristretto et voulais lire «Le Monde des Livres». Peine perdue. La conversation des demoiselles m’empêcha de lire. J’aurais pu changer de place. J’ai choisi de rester. Registre de langue actuel avec les «genre», «entre guillemets», «cool», «booster», «finaliser», «un truc de ouf», «produit/service» et les intonations qui accompagnent désormais ces mots. Chacune un bloc devant elle. Un stylo à la main. Elles devaient minutieusement préparer des journées de découverte pour un groupe de touristes. On leur ferait visiter, à ces touristes, une cave de vigneron (on y boirait un verre, c’est compris dans le forfait), une cabane de pêcheur (on y mangerait un filet de féra au chasselas), plusieurs vignobles (il faudrait plusieurs bouteilles d’eau minérale dans le petit train qui emmènerait le groupe à flanc de coteaux), une fromagerie sur les hauts (ceux qui le veulent pourraient y goûter un morceau de Gruyère). Il ne fallait surtout pas oublier le questionnaire qui sera remis à chaque touriste avec un stylo pour répondre aux questions, le tout emballé avec quelques cartes postales et des bonbons à la menthe dans une jolie chemise cartonnée qu’une des jeunes filles se chargerait de réaliser dans les plus brefs délais. Et attention à ne pas poser des questions trop précises comme: Qui est le Major Davel? Qu’est-ce que le chasselas? Il faut des questions plus générales, dit une des demoiselles qui venait de faire une mauvaise expérience avec des groupes de touristes visitant les chutes du Rhin. Des questions du style: Quelle est la capitale de ce beau pays? Que produit-on surtout dans ce pays? Comment s’appelle le lac? Fallait vraiment faire attention à ça pour ne pas commettre d’impair. Une des trois demoiselles, à propos du Rhin, avait eu le culot de demander à des touristes hindous dans quel canton ce fleuve avait sa source. Les demoiselles étaient très concentrées, très compétentes. Pas le moindre humour ou la moindre ironie mais un esprit tendu vers l’objectif à atteindre.


    Une leçon pour qui voudrait mieux connaître l’individu ultra sérieux en phase avec les nouveaux impératifs. Quant au fabricant d’événementiel qui loue un appartement avec cuisine agencée en face du bureau de placement des divines créatures féminines, je vous en parlerai une autre fois, car il mérite à lui seul un papier.


     

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  • Candide et le CEVA

     

    Par Pierre Béguin

     

    CEVA1.PNGC’est comme ça à Genève: on s’attend au pire, on est encore surpris. Avec le début des travaux du CEVA, on réalise qu’en matière de trous, on n’avait encore rien vu.

    Moi, j’ai particulièrement apprécié cette feuille d’information, signée conjointement par le canton de Genève et les CFF, et distribuée aux automobilistes à leur sortie forcée de l’autoroute de contournement. On nous y explique brièvement les raisons des perturbations engendrées par les travaux du CEVA au Bachet, perturbations qui vont durer près d’une année, avant de nous réconforter par la présentation des incroyables avantages que nous procurera ce nouveau RER «performant, confortable et rapide» qui nous permettra, fin 2017, d’atteindre Annemasse en 13 minutes depuis la nouvelle gare.

    En voilà une nouvelle qu’elle est bonne! Parce que vous vous rendez souvent à Annemasse, vous? Pas moi, sauf en de rares occasions dans la zone industrielle où, justement, le RER ne se rend pas. Annemasse, où personne ne va, en 13 minutes donc, mais Rive, où tout le monde va, toujours à 30 minutes en tram. Ça c’est de la bonne politique! Et pourquoi pas dans la foulée éventrer toute la Côte pour y installer un RER permettant aux genevois d’atteindre Goumoins-le-Jus en 20 minutes?

    Heureux qui comme les genevois auront un beau CEVA! Ou ironie extrême dans la définition du bonheur? Je pense à Cunégonde, grosse et laide désormais après avoir été réduite en esclavage, violée, éventrée et laissée pour morte, mais devenue, par voie de conséquence, une excellente pâtissière. Résultat bien dérisoire en regard des malheurs traversés. Amère leçon. Sûr que Voltaire se serait délecté de la sottise du CEVA et qu’il n’aurait pas manqué de tourner en dérision la plus énorme des Genferei.

    En attendant, comme Candide dans sa métairie, on se consolera en songeant qu’après tous ces trous, ces éventrements, ces perturbations, ce vacarme, ces énervements et ce gouffre à milliards qui monopolise toutes les dépenses de l’Etat, on pourra enfin, à l’aube 2018, se rendre à Annemasse en 13 minutes...

    Non, vraiment! On se réjouit...

     

  • Après l'orgie de Jean-Michel Olivier

     

    Par Alain Bagnoud


    olivier_orgie_270-z.jpgAprès le succès de son roman L'amour nègre, Prix interallié 2010, Jean-Michel Olivier continue avec délectation son exploration de la société du spectacle. Avec Après l'orgie, il signe un deuxième volet sur des thèmes proches de son précédent livre, mais dans une forme assez différente, dialoguée, et avec des épisodes qui visent à creuser satiriquement les choses jusqu'à l'excès.

     

    D'abord les parentés entre les deux romans. Ce terme de parenté est à prendre dans un sens propre puisque Après l'orgie raconte l'histoire de la sœur adoptive du personnage principal de L'amour nègre. On se souvient que celui-ci, Adam, avait été arraché à l'Afrique par un couple d'acteurs célèbres ressemblant étrangement à Brad Pitt et Angelina Jolie, puis avait été envoyé chez un autre acteur qui rappelait assez précisément Georges Clooney. Cet exil lui avait été imposé à la suite de quelques frasques. Il avait notamment couché avec sa sœur adoptive, Ming, qui était tombée enceinte de ses œuvres.

     

    Ces faits sont rappelés au début d'Après l'orgie, ainsi que leur prolongement. Adam, à la fin de L'amour nègre, avait retrouvé le pensionnat suisse où Ming avait été conduite après son avortement. Mais leur rencontre attendue échoue et Ming se lance dans toutes sortes d'aventures.

     

    Accidentée, elle va être transformée par la chirurgie esthétique qui en fait une femme superbe et méconnaissable. Devenue un top model de haut niveau, elle est l'égérie d'un couturier génial et provocateur, petit homme malingre dans lequel on reconnaît sans peine John Galliano. Sa route aléatoire l'amène à rencontrer de nombreux amants (elle couche même avec son père adoptif), qui convoitent son image refaçonnée et sans fond, des amants dans lesquels le lecteur averti reconnaît pas mal de personnalités.

     

    Car Après l'orgie est aussi un roman à clés. Cet aspect est encore plus sensible dans la deuxième partie du livre. Ming se retrouve dans la sphère de Papi, le chef du gouvernement transalpin, septuagénaire et lissé par la chirurgie esthétique, devient veline, présentatrice de télévision à succès, est bombardée Ministre italienne de la Communication, s'occupe des plaisirs du chef et lui organise une dernière orgie démesurée et fellinienne, dans laquelle errent tous les people de la planète, pour exciter les sens du vieillard qui veut encore jouir.

     

    On tique parfois devant ces épisodes outranciers avant de se rendre compte qu'ils ne sont même pas exagérés : chacun peut y reconnaître des personnalités et des nouvelles du monde transmises par le bavardage des médias. A travers eux, Jean-Michel Olivier brasse avec euphorie des thèmes très contemporains : mode, politique spectacle, perfection physique, chirurgie esthétique, tyrannie de l'image, désir de jeunesse, sexualité débridée, starification, adoption, inceste... Des thèmes qui prolongent son précédent livre et rangent son écrit parmi les satires (« écrit dans lequel l'auteur fait ouvertement la critique d'une époque, d'une politique, d'une morale ou attaque certains personnages en s'en moquant » - dictionnaire du cnrtl).

     

    Jean-Michel-Olivier-est-l-auteur-d-une-vingtaine-d-ouvrages_-%2528Photo-AFP%2529.jpgMais contrairement à L'amour nègre, qui racontait l'histoire d'un Candide moderne que l'on suivait au jour le jour, la vie de la jeune Ming est livrée au lecteur dans une forme différente. Elle est racontée par le personnage principal lors d'une suite de séances où elle confie les divers épisodes de son parcours à un psychiatre, qui ne sait s'il doit la croire ou non. Un psychiatre qui va se faire manipuler par Ming jusqu'à un retournement de situation final. Un psychiatre qui, entre parenthèses, va faire bondir tous ceux de sa profession tant ses interventions sont atypiques.

     

    Mais l'essentiel, pour Jean-Michel Olivier, on le sent, n'est pas le réalisme psychologique mais une description du présent qu'il mène avec jouissance et entrain. Le présent non tel qu'il existe dans notre quotidien personnel, évidemment, mais tel qu'il est offert dans les potins de Voici, Gala, Public, Entrevue, ou les pages people des journaux. Le présent tel qu'il est proposé par ces médias comme un idéal de fête et de réussite.

     

    La citation de Jean Baudrillard qui est mise en exergue du livre explique d'ailleurs le projet :

     

    « Ce fut une orgie totale, de réel, de rationnel, de sexuel, de critique et d’anti-critique, de croissance et de crise de croissance.
    Nous avons parcouru tous les chemins de la production et de la surproduction virtuelle d’objets, de signes, de messages, d’idéologies, de plaisirs.
    Aujourd’hui, tout est libéré, les jeux sont faits et nous nous retrouvons collectivement
    devant la question cruciale : QUE FAIRE APRÈS L’ORGIE ? »

     

    La réponse, justement, d'après Jean-Michel Olivier, est à la fin de celle que Ming organise pour Papi, et dans lequel elle lui fait un cadeau... disons ultime.


    Jean-Michel Olivier, Après l'orgie, Editions de Fallois/L'Age d'Homme


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