on rigole pas (18/09/2012)

 

par antonin moeri

 

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Comment ne pas être d’accord avec Philippe Muray lorsqu’il dit que la transformation du monde s’est accélérée à un rythme fou ces quinze dernières années et qu’on ne peut plus utiliser les habituels concepts ou catégories pour décrire ou parler de ce monde en mutation? J’observe cette accélération quand je séjourne dans un village vigneron que j’aime. Ainsi un local où travaillait un oenologue a-t-il été transformé, modernisé. Le nouveau locataire, homme énergique aux cheveux gris, levé à l’aube, on le voit, à toute heure du jour et du soir, à sa table de travail. Il est chargé de vendre dans le monde entier de gigantesques portes ultra-sécurisées pour les garages d’avions à réaction. Un peu plus bas dans la ruelle, un magasin où le client trouvait de délicieuses tommes de chèvre et des pains succulents a également changé de locataire. Deux femmes robustes, fumeuses invétérées de Marlboro, très sûres d’elles et parlant fort se sont installées dans ce lieu. Elles aussi sont très disciplinées. Elles sont chargées de recruter des jeunes filles au corps souple et aux mensurations idoines qui veulent gagner quelque argent en exhibant leurs bras, leurs épaules et leurs jambes sur le capot rutilant des voitures exposées dans tel ou tel salon. Les deux fumeuses de Marlboro examinent également avec beaucoup d’attention les dossiers de danseuses et autres créatures de rêve qui désirent poser devant l’objectif d’un photographe mandaté par telle ou telle revue de mode.

 

Et ce matin, sur la terrasse du Café du Port, trois demoiselles ont pris place derrière moi. Je venais de boire un délicieux ristretto et voulais lire «Le Monde des Livres». Peine perdue. La conversation des demoiselles m’empêcha de lire. J’aurais pu changer de place. J’ai choisi de rester. Registre de langue actuel avec les «genre», «entre guillemets», «cool», «booster», «finaliser», «un truc de ouf», «produit/service» et les intonations qui accompagnent désormais ces mots. Chacune un bloc devant elle. Un stylo à la main. Elles devaient minutieusement préparer des journées de découverte pour un groupe de touristes. On leur ferait visiter, à ces touristes, une cave de vigneron (on y boirait un verre, c’est compris dans le forfait), une cabane de pêcheur (on y mangerait un filet de féra au chasselas), plusieurs vignobles (il faudrait plusieurs bouteilles d’eau minérale dans le petit train qui emmènerait le groupe à flanc de coteaux), une fromagerie sur les hauts (ceux qui le veulent pourraient y goûter un morceau de Gruyère). Il ne fallait surtout pas oublier le questionnaire qui sera remis à chaque touriste avec un stylo pour répondre aux questions, le tout emballé avec quelques cartes postales et des bonbons à la menthe dans une jolie chemise cartonnée qu’une des jeunes filles se chargerait de réaliser dans les plus brefs délais. Et attention à ne pas poser des questions trop précises comme: Qui est le Major Davel? Qu’est-ce que le chasselas? Il faut des questions plus générales, dit une des demoiselles qui venait de faire une mauvaise expérience avec des groupes de touristes visitant les chutes du Rhin. Des questions du style: Quelle est la capitale de ce beau pays? Que produit-on surtout dans ce pays? Comment s’appelle le lac? Fallait vraiment faire attention à ça pour ne pas commettre d’impair. Une des trois demoiselles, à propos du Rhin, avait eu le culot de demander à des touristes hindous dans quel canton ce fleuve avait sa source. Les demoiselles étaient très concentrées, très compétentes. Pas le moindre humour ou la moindre ironie mais un esprit tendu vers l’objectif à atteindre.


Une leçon pour qui voudrait mieux connaître l’individu ultra sérieux en phase avec les nouveaux impératifs. Quant au fabricant d’événementiel qui loue un appartement avec cuisine agencée en face du bureau de placement des divines créatures féminines, je vous en parlerai une autre fois, car il mérite à lui seul un papier.


 

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