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  • Politique et argumentation I

    Par Pierre Béguin

    On argumente beaucoup dans les tragédies de Racine (ou plutôt, on plaide, surtout contre Dieu). On argumente beaucoup dans les comédies de Molière. Mais c’est surtout dans les Fables qu’on trouve le tableau le plus complet du statut de l’argumentation. J’y pensais récemment lors des débats sur la baisse du taux de conversion du IIe pilier. Car on argumente beaucoup dans nos sphères politiques. Jusqu’à l’absurde. Surtout quand deux camps radicalement opposés se déchirent en s’appuyant sur le même argument, ou – devrais-je préciser – sur les mêmes peurs. Mais est-ce encore de l’argumentation? Oui, si l’on appelle argumentation toute conduite humaine, individuelle ou collective, produisant un discours dans le but de modifier les dispositions ou le comportement d’un récepteur singulier ou pluriel. Les Fables de la Fontaine posant donc clairement toutes les données du statut de l’argumentation jusque dans ses contradictions, nous pouvons y relever un certain nombre de principes dont semblent s’être emparés nos politiciens:

    1. L’argumentation est toujours l’arme du faible. Le plus faible – ou celui qui se trouve en situation de faiblesse – a recours à la parole parce que sa force n’est pas suffisante (une seule exception: le Loup et l’Agneau, mais pouvons-nous considérer comme argumentation la maladresse et la mauvaise foi évidente du loup dont l’objectif est de museler sa conscience de prédateur). La parole reste donc essentiellement un substitut à un comportement de force, quand elle ne correspond pas uniquement à un projet de ruse. Le fort – ou celui qui se trouve en situation de force (cf. Le Lion et le Rat) – n’argumente pas, il impose ses désirs ou ses instincts. Le cadre démocratique a précisément pour fonction de gommer cette donnée naturelle. Mais elle ne l’efface pas complètement. Lorsque l’argumentation correspond à une donné inégalitaire – ce qui est presque toujours le cas – le coercitif l’emporte systématiquement sur l’argumentatif. Ainsi crie-t-on haro sur le baudet non pas parce que l’âne est le plus coupable – il ne l’est pas – mais simplement parce qu’il est le plus faible (Les Animaux malades de la peste). Dans sa tourmente économique et diplomatique actuelle, par exemple, la Suisse en sait quelque chose. Au niveau national ou cantonal, les médecins, sous la puissance du lobby des assurances, commencent à le comprendre, comme l’ont compris les enseignants dans les années 90.

    2. Un argument pertinent n’est jamais efficace. Ou s’il l’est, il ne s’impose pas par sa cohérence. L’agneau raisonne de manière parfaitement cohérente et imparable; pourtant, le loup le mange «sans autre forme de procès». Lorsque la situation est inégale – ce qui, je le répète, est presque toujours le cas –, et qu’elle correspond à une situation de vie ou de mort (au propre comme au figuré), une argumentation pertinente, visant l’intellect et non l’affect, est sans effet sur le comportement du destinataire.

    3. Un argument inepte peut être efficace. Le cerf, sur le point d’être condamné à mort par le lion (Les Obsèques de la lionne), se sort à son avantage du péril par une argumentation totalement loufoque, sans cohérence ni pertinence rationnelle, mais qui a parfaitement cerné les postulats – disons plutôt les croyances – et la vanité du lion. Il n’y a donc aucun lien de causalité directe entre la pertinence interne – ou la non pertinence – d’un argument et son efficacité – ou son inefficacité. Les débats politiques en sont une parfaite illustration.

    4. Le plus souvent, le «parler vrai» est non seulement inefficace mais il peut être dangereux. Tout simplement parce que, comme le dit Céline, «la vérité c’est pas mangeable». Le cerf pourrait-il dire au lion en deuil que, s’il ne pleure pas la mort de la lionne à ses obsèques, contrairement à tous les courtisans hypocrites, c’est parce qu’elle a fait tuer sa femme? Le cygne pourrait-il expliquer au cuisinier sur le point de l’égorger que, s’il le confond avec un oiseau, c’est parce qu’il est complètement saoul et idiot (Le Cygne et le cuisinier)? La vérité n’étant pas acceptable, il faut mentir. Puisqu’il faut mentir, autant que le mensonge soit le plus agréable. Et tout mensonge n’est agréable que s’il touche la vanité et les intérêts du destinataire. Nos politiciens ont adopté ce raisonnement; dès lors, prenant résolument le contrepied de cette affirmation de Camus dans L’Homme révolté: «Nous n’avons pas besoin d’espoir, nous n’avons besoin que de vérité», ils semblent adopter cette maxime: «Le citoyen n’a pas besoin de vérité, il a besoin d’espoir». Il en va de leur réélection.

    5. Un argument est donc efficace s’il réunit les conditions suivantes:

    a) Il n’est pas sincère.

    b) Il joue sur l’affectif (par exemple les peurs) davantage que sur l’intellect.

    c) Il parvient à cerner les postulats, les croyances ou les attentes du destinataire.

    d) Il vise la vanité ou les intérêts du destinataire.

    En ce sens, il s’apparente au discours publicitaire dont il retient les caractéristiques essentielles (le Renard ferait un bon publicitaire). Les politiciens actuels ont parfaitement intégré ces données et calqué en conséquence leur argumentaire sur ce modèle. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’on trouve de célèbres publicitaires reconvertis en conseillers politiques. Le politicien est devenu un produit de marketing qu’on vend comme on fait la promotion d’un film ou d’une lame de rasoir. Une votation itou, quel qu’en soit l’objet. A la télévision, nombreuses sont les émissions qui mélangent allégrement politique et variété.

    Le statut de l’argumentation dans les Fables met donc en évidence une vérité élémentaire: dans un monde mené par l’instinct (l’intérêt et la vanité sont les instincts les plus répandus), où les seuls rapports sont les rapports de force, le cas échéant de ruse, où la seule raison est la raison du plus fort, le rationnel, le raisonnement, reste l’arme du faible, et une arme complètement inefficace tant qu’elle se veut sincère. La parole vraie est non seulement sans effet, elle est avant tout dangereuse lorsque le mensonge est une nécessité absolue pour survivre. Donc, puisqu’il faut mentir, autant que le mensonge soit agréable au destinataire (jugez de la stratégie suisse dans le conflit avec la Lybie à l’aune de ce raisonnement!) Dans les Fables, la seule argumentation efficace est, soit celle qui s’apparente à un beau mensonge qui aurait cerné les caractéristiques du destinataire (c’est-à-dire le discours publicitaire et son avatar, le discours politique), soit une «argumentation» de type extra langagière comme le chant du cygne au cuisinier qui aurait remplacé la parole par un comportement ou une production de pure séduction. En ce sens, le «parler doux» est bien plus efficace que le «parler vrai». Les politiciens qui se «peopolisent» ou qui ouvrent de plus en plus leur cour aux artistes et aux chanteurs l’ont bien compris. Bientôt, le concert remplacera la campagne politique, la chanson se substituera au débat. Le pire, c’est qu’on y gagnera. Après tout, puisqu’ils doivent mentir, autant qu’ils nous fassent rire. Et en Suisse, à ce niveau, nous sommes particulièrement mal servis…

     

  • Sommes nous tous des criminels?

     

    Par Alain Bagnoud

     

    grafitti-fun-crime.jpgCe n'est pas moi qui pose la question. C'est André Kuhn, qui a un cv long comme le bras: professeur de criminologie et de droit pénal aux Universités de Lausanne et de Neuchâtel, ancien juge d'instruction, directeur d'études scientifiques, collaborateur scientifique à l'Office fédéral de la justice, etc.

    A toute question, réponse. Celle-ci prend la forme d'un petit livre passionnant publié par les Editions de l'Hèbe, et qui remet en question quelques clichés sur le crime.

    Il y a bien sûr certains renseignements qui ne sont pas des surprises. Le profil type du criminel, par exemple répond à deux caractéristiques. 1: c'est un homme. 2: il est jeune. Peu de délits avant 15 ans, et ça baisse significativement dès 25 ans.

    La déviance juvénile des garçons serait donc normale, dit notre auteur. Et elle se termine un jour. Sauf si on fout les ados en prison. Le système judiciaire « a une fâcheuse tendance à « stigmatiser » les gens, c'est-à-dire à les étiqueter comme criminels, faisant ainsi perdurer le statut de criminel dans le temps. »

    D'ailleurs, les prisons sont pleines d'étrangers. Mais oui, en fait, pourquoi surpeuplent-ils nos geôles? Et c'est partout la même chose! En France, ce sont les maghrébins, en Suisse les Albanais, au Canada les Mexicains, etc. Ces individus respectent-ils moins les lois que nous?

    Pas du tout, dit André Kuhn. Les statistiques montrent que ceux qui commettent des délits sont, on l'a vu, jeunes et du genre masculin, mais aussi de niveau socio-économique défavorisé, de formation modeste et plus grands que 175 centimètres. Or, la migration est majoritairement composée de gens qui satisfont à ces critères. Les vieux et les riches restent chez eux (sauf Johnny, d'accord, et deux ou trois de ses copains). Donc, écrit Kuhn, « si l'on compare le taux de criminalité des étrangers à celui des nationaux du même sexe, de la même classe d'âge, de la même catégorie socio-économique et du même niveau de formation, on observe qu'il n'existe aucune différence entre eux. »

    Ce petit livre démontre aussi en passant que durcir la loi ne sert pas à grand chose en matière de prévention. Il vaut mieux par exemple augmenter la rapidité avec laquelle une sanction est prononcée. Il s'interroge sur les châtiments, montre les manières diverses qu'ont les différentes sociétés de résoudre les conflits nés d'une infraction pénale...

    Je ne vais pas tout résumer. Juste ce qu'il est nécessaire de savoir pour répondre à la question du titre. Car on ne peut rester sur un tel suspense. Surtout quand la chose est si claire: oui, nous sommes tous des criminels.

    Nous commettons tous des actes déviants, incivilités par exemple, ou infractions à la circulation routière. Mais « chacun d'entre nous est persuadé que lui-même ne commet pas d'acte criminel, puisqu'il ne vole rien et n'agresse pas physiquement autrui ». Conclusion: « la plupart d'entre nous appliquons deux définitions différentes à la notion de criminalité, selon que nous considérons celle qui nous vise ou celle que nous sommes susceptibles de commettre ». N'est-ce pas?

    Sommes-nous tous des criminels? André Kuhn, La question, Editions de l'Hèbe

  • Thierry Vernet, dans l'ombre de Bouvier

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    Par Jean-Michel Olivier

    Du mythique voyage vers l’Orient entrepris en 1953 par deux Genevois intrépides et rebelles, on n’avait que le témoignage de l’un d’entre eux : l’extraordinaire Usage du monde de Nicolas Bouvier, devenu la bible des routards et des globe-trotters. Aujourd’hui, on découvre l’autre visage de ce périple, grâce à Thierry Vernet, peintre, mais aussi écrivain, compagnon de route de Bouvier. C’est un éblouissement*.

    Un volume imposant, tout d’abord, plus de sept cents pages, illustré de dessins magnifiques, dans lequel on se lance comme dans un voyage au long cours. Des lettres envoyées à ses proches, restés en Suisse, qui sont parfois de véritables romans, alternant les descriptions de lieux, de visages, de musiques, et les instantanés de la vie quotidienne du routard : les rencontres, les incidents, les surprises, les découvertes. Quand Vernet entreprend son périple, il a vingt-six ans, laisse à Genève une fiancée prénommée Fioristella (elle-même peintre de talent) et voyage seul. C’est à Belgrade, en juillet 1953, qu’un ami genevois le rejoindra, Nicolas Bouvier, surnommé Nick. Ensemble, ils vont entreprendre un grand voyage qui les mènera jusqu’à Ceylan, à bord de la fameuse Topolino. Là-bas, leurs routes se sépareront, Vernet rentrant en Suisse pour se marier et Bouvier poursuivant seul son périple vers le Japon. Du séjour à Ceylan, Bouvier rédigera, pendant plus de seize ans, dans la sueur et le whisky, le très beau Poisson Scorpion, véritable entreprise de désenvoûtement.

    Mais Thierry Vernet ? Souvent dans l’ombre de Bouvier, qui s’est approprié ce voyage entrepris pourtant à deux, il se révèle un écrivain de la meilleure veine, multipliant les bonheurs d’expression et jouissant d’un don d’observation hors du commun. Dessinant, écrivant tous les jours (ses croquis étonnants ont illustré L’Usage du monde), il garde en toutes circonstances — à la différence de son compagnon cyclothymique — un moral d’acier. Son mot d’ordre est toujours le même : « sortir de soi-même ». Il l’appliquera jusqu’au terme du voyage, ornant ses lettres de dessins ou d’aquarelles qui en font de véritables œuvres d’art.

    C_VERNET_Noces_MY.jpgUn second volet de l’œuvre écrite de Vernet est aujourd’hui disponible, à l’Âge d’Homme, sous le beau titre de Noces à Ceylan.** On connaît les péripéties qui ont mené l’auteur du Poisson-Scorpion sur l’île maléfique de Ceylan. Son ami Thierry doit le rejoindre, mais il tarde un peu. Il a une bonne raison pour cela : il vient d’épouser sa fiancée, Fioristella Stephani. C’est précisément cet épisode que Vernet raconte, par le texte et le dessin, dans cet ouvrage qui est le complément de Peindre, écrire, chemin faisant.

    Au voyage de Bouvier, dont L’Usage du monde offre un témoignage décanté et stylisé, les lettres de Thierry Vernet forment une sorte de contrepoint. Comme un autre regard, à la fois généreux et profus, étonné et radieux. Parallèlement aux lettres publiées par L’Âge d’Homme, paraît un magnifique ouvrage, aux Éditions Somogy et Galerie Plexus***, qui rend justice (enfin !) au talent du peintre Vernet. Accompagné d’une présentation subtile et fouillée, signée Jan Laurens Siesling, ce livre contient de nombreuses reproductions de portraits et de natures mortes, réellement exceptionnels. Un ouvrage indispensable pour mieux connaître ce Genevois discret, mais intrépide et épris d’absolu, qui est décédé d’un cancer en octobre 1993.

     

    * Peindre, écrire chemin faisant par Thierry Vernet, illustré de nombreux dessins, introduction de Richard Aeschlimann et texte de Nicolas Bouvier, L’Âge d’Homme, 708 pages, 2006.

    *** Thierry Vernet, Noces à Ceylan, L’Âge d’Homme, 2010.

    ** Thierry Vernet, peintre par Jan Laurens Siesling, Éditions Somogy et Galerie Plexus, Paris et Chexbres, 2006.

  • PSYCHOSE ??

    Par Antonin Moeri




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    Imaginons une chambre à coucher, un bébé dans un berceau entouré de deux femmes (la grand-mère et la mère nommée Phyllis) et de trois fillettes (Alice, Carol et Clara). Tout ce petit monde s’excite autour du nouveau-né. On lui chatouille le menton, on lui pose un baiser sur le front, on lui caresse un bras, on se demande à qui il ressemble. De qui a-t-il hérité le nez, les lèvres, les yeux, les petites mains si fines? Clara affirme qu’il ressemble à papa. Mais alors, à qui ressemble papa? Alice prétend que papa ne ressemble à personne. Les larmes aux yeux, la mère dit: “Mais il faut bien qu’il ressemble à quelqu’un”. Phyllis et ses trois filles se retournent pour regarder le géniteur attablé à la cuisine, qui leur présente un visage exsangue, dépourvu de toute expression.
    C’est une des nouvelles les plus énigmatiques de Carver. Le père ne participe pas à la joie de la famille. Aurait-il de graves soucis? Ne désirait-il pas ce quatrième enfant? Et pourquoi la mère se met-elle à sangloter lorsqu’on évoque la présence de son mari? Serait-il alcoolique? Au chômage? Malade? Il a pourtant repeint le berceau de frais. Pourquoi ne vient-il pas s’amuser avec le bébé? Et pourquoi la mère s’étonne-t-elle que son enfant soit en si bonne santé?
    Un petit détour par Google s’impose. On y apprend que Phyllis est le nom d’un personnage légendaire. Il s’agit d’une femme qui se fige, à un moment donné, devant l’immensité de la mer. L’attirance est trop forte. Un abîme insondable s’ouvre à ses pieds et Phyllis entre dans un état catatonique. L’état d’inertie motrice et psychique du personnage de Carver est suggéré, et le prénom qu’il lui attribue permet de mieux comprendre le sens de cette scène. Imaginons un père exsangue fixé dans son univers et une mère figée au bord de l’abîme, incapables tous deux de reconnaître le caractère morbide de leur syndrome. Peut-être une manière de mettre en scène un cas de psychose?

  • Mafia rouge

    Par Pierre Béguin

    La Panaméricapreuve[1].jpgine, au carrefour de la route de Matamoros, quelque part en Amérique latine.

    Un camion transportant des produits congelés au logo d’une multinationale européenne ne peut éviter une voiture dont la conductrice n’a pas respecté le stop. Devant l’attroupement qui se forme inévitablement, le chauffeur du camion, pourtant dans son bon droit, propose spontanément un arrangement à l’amiable plutôt curieux: il paie lui-même les dégâts si la conductrice étourdie renonce à appeler la police. Cette dernière, un peu étonnée, refuse, alléguant être au bénéfice d’une assurance qui nécessite le témoignage d’un policier pour s’activer. Alors, à la grande stupeur des badauds par l’accident alléchés, le chauffeur monte dans son camion, s’empare d’une arme et se tire une balle dans la tête…

    Le geste reste inexplicable jusqu’à ce que la police, arrivée sur les lieux du drame, ouvre le compartiment frigorifique du camion et découvre 10 cadavres d’enfants vidés de leurs organes.

    Les autorités n’ont pas communiqué le fait divers à la presse, peut-être pour éviter un mouvement de panique, précise la personne qui, sur le net, rapporte ce drame en espagnol. Cette anecdote atroce, tragique, mais qui ferait un excellent incipit de roman ou de film, me renvoie exactement dix-huit ans en arrière.

    1992. Je réside alors pour plusieurs mois à Barranquilla, en Colombie. A l’époque du carnaval, cette ville côtière plutôt paisible, où Garcia Marquez a fait ses premiers pas de journaliste, est brusquement secouée par un énorme scandale: des dizaines de cadavres vidés de leurs organes sont retrouvés dans la morgue de la faculté de médecine de la mal nommée Université Libre. Les victimes sont principalement des cartoneros – des sans-papiers vivant du recyclage. L’enquête met à jour un énorme trafic d’organes à l’échelon international, impliquant mafieux, médecins, policiers, avocats et, probablement, politiciens. Très vite, le scandale s’étouffe, la presse se tait, l’histoire est oubliée. Seuls quelques sous fifres porteront le chapeau. Deux ans plus tard, je retourne à Barranquilla pour enquêter sur cette affaire dont s’inspirera mon roman Joselito Carnaval. Trois semaines durant, dans un cabinet d’avocat, j’ai pu consulter à ma guise tout le dossier de l’instruction (rien n’est impossible en Colombie si l’on sait comment ouvrir les portes). Des milliers de pages édifiantes qu’on aurait pu croire teintées d’humour très noir pour autant qu’on oubliât un instant qu’elles relataient des faits dramatiquement réels. Une page plus particulièrement s’est ancrée dans ma mémoire: on y précisait la destination des organes prélevés sur les victimes. Si la plupart était envoyée à la frontière mexicaine avant d’être acheminée – on peut le supposer – dans des cliniques privées américaines, les autres partaient pour l’Europe dans des laboratoires privés de recherche scientifique. Au service de la science, donc!

    Je suis toujours étonné du silence suspect qui entoure la mafia rouge. Personne n’ignore pourtant son existence, pas davantage qu’on ignore les énormes profits retirés du commerce illégal d’organes. Car le paradoxe reste saisissant: un homme sans aucune valeur pour la société ou l’économie est estimé pour ses organes à plus de cent mille dollars. Cherchez l’erreur. Ou quand le nettoyage social rejoint le recyclage social...

    Au début des années 90, une journaliste française enquête dans le monde entier sur les cas les plus édifiants de trafics d’organes. Le documentaire filmé fait grand tapage. Il obtient le prix Albert Londres. Avant d’être rapidement décrédibilisé et relégué aux oubliettes sous l’accusation que la journaliste aurait payé des témoignages de victimes. Vrai ou faux, je confirme par expérience, en Colombie du moins, qu’il est très difficile de faire parler un témoin ou une victime sans contre partie financière. Parfois, quelques bières suffisent. Ce qui, dans tous les cas, n’enlèvent rien à la pertinence ni à la véracité d’un témoignage qui constitue souvent la seule richesse de victimes en ce sens tout à fait légitimées à le monnayer. D’autant plus que le témoignage n’est pas sans risque. Dans le cas du documentaire cité plus haut, on peut se demander qui a obtenu la preuve du bidonnage, comment est obtenue cette preuve, et pourquoi elle est autant montée en épingle au point d’évacuer le contenu même du film. Poser ces questions, c’est y répondre.

    organes[1].jpgDans certaines banlieues de Bogota, à la limite où commencent les territoires des tugurios – les bidonvilles – le passant peut s’étonner d’un alignement de petites cliniques ophtalmologiques guère plus grandes qu’une devanture de magasin. Pourquoi autant de petites cliniques? Pourquoi précisément à cet endroit? L’humanité frapperait-elle aux portes de la pauvreté? Prendrait-on autant soin de la cornée des déshérités, surtout de celle des enfants? Il est vrai que les problèmes ophtalmologiques sont légions dans les tugurios de Bogota. En insistant un peu, ce même passant pourra croiser des enfants aux yeux brouillés regardant on ne sait où. Comme chez les aveugles de Baudelaire, «la divine étincelle est partie». A cause d’une fièvre pernicieuse pourtant dûment soignée dans ces cliniques, prétend la rumeur…

    La dernière fois que je me suis rendu à Bogota, il y a certes plusieurs années, ces cliniques existaient toujours, au su et au vu de tout le monde…

     

     

     

  • Enrique Vila-Matas, Bartleby et compagnie

    Par Alain Bagnoud

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    Bartleby et compagnie est une suite de notes de bas de pages. Le corps du texte n'existe pas. C'est bien normal quand il s'agit de dire l'impossibilité d'écrire.

    Bartleby , on le sait, est un personnage de Melville, un employé de bureau qui ne lit rien, ne fait rien. Quand on lui demande un récit ou un geste, le plus simple soit-il, il répond invariablement:

    - Je préfèrerais ne pas le faire.

    Vila-Matas en fait le symbole des écrivains qui renoncent à écrire. Ces gens victimes de « ce mal endémique des lettres contemporaines, cette pulsion négative ou cette attirance envers le néant qui fait que certains créateurs, en dépit (ou peut-être précisément à cause) d'un haut niveau d'exigence littéraire, ne parviennent jamais à écrire; ou bien écrivent un ou deux livres avant de renoncer à l'écriture; ou encore, après avoir mis sans difficulté une œuvre en chantier, se trouvent un jour littéralement paralysés à jamais. ».

    Ces personnages abondent dans l'histoire de la littérature. Villa-Matas, les recense par l'entremise de son narrateur, un bossu qui a commis un roman sur l'impossibilité de l'amour 25 ans plus tôt – puis a cessé d'écrire.

    Son incroyable érudition sort de toute la littérature mondiale des Barleby en masse. On retrouve par exemple Kafka, Walser, B.Traven, Hofmannsthal, Beckett, Hölderlin, Marbœuf, Rimbaud, Salinger. Mais aussi bien d'autres auteurs dont on n'a jamais entendu parler.

    Au point qu'assez rapidement, le doute s'installe. Qui parmi ces écrivains surgis de l'inconnu existe? Qui est une création de Vila-Matas? Quelle citation est correcte, quelle est inventée de toutes pièces?

    Impossible, bien entendu de tout vérifier. Vila-Matas nous perd ainsi dans un labyrinthe de papier et de littérarité. Ça ne ressemble à rien. C'est fascinant, érudit, savant, ludique et jubilatoire.

     

    Enrique Vila-Matas, Bartleby et compagnie, Titre 98

  • Evaristo Perez en trio

    images.jpegComme elle est fertile en écrivains, la Suisse romande est aussi une terre incroyablement riche en musiciens. Elle a hébergé les plus grands, comme Stravinski, et accueille, chaque été, le plus important festival de jazz du monde à Montreux. C'est là, précisément, que le pianiste genevois Évariste Perez a joué, comme il s'est déjà produit à Cully, à Rome ou au Paleo. Excusez du peu !

    Né en Suisse en 1969 d’une famille originaire de Barcelone. diplômé du Conservatoire de Genève, il découvre le jazz à l’AMR avec Michel Bastet, puis se perfectionne en Italie avec Franco D’Andrea, Enrico Pieranunzi et Paolo Fresu, ainsi qu’en Suisse avec Misha Mengelberg, Fred Hersh. Il joue ensuite avec la Fanfare du Loup, Diana Miranda et l'extraordinaire Erik Truffaz.

    Si je vous parle de lui aujourd'hui, ce n'est pas parce qu'il a été mon élève (au collège de Saussure, si !). Mais parce qu'il vient de sortir un disque fantastique. Ça s'appelle Why. Sans point d'interrogation. Il comporte une dizaine de morceaux, tous très réussis, qui sont autant dde compositions personnelles ou de reprises de standards. Évariste est accompagné de Cédric Gysler à la contrebasse et de Tobie Langel à la batterie. Il y invite même l'excellent saxophoniste new-yorkais Ohad Talmor.

    Pourquoi Why ? Tout simplement parce qu'Évariste Perez y déploie une musicalité rare, que ce soit dans le sublime Nicole, aux harmonies evansiennes, ou encore dans Les moutons volants ou le subtil et décalé Tous les chats sont gris. images-1.jpegDans chaque morceau, on est au cœur du vivant, du sensible, de l'essentiel. On pense à Keith Jarrett ou Bille Evans pour les envolées lyriques. Mais il ne faut pas écraser Perez sous les références inutiles. Sa musique déploie ses propres ailes. Et ces ailes nous emmènent loin, et très haut.

    Un dernier mot sur les standards : rien de plus périlleux, pour un pianiste, que de livrer sa propre version de morceaux entendus mille fois. Et bien, là encore, Evariste Perez s'en sort très bien. J'adore son Ain't Misbehavin' de Fats Waller, joué ici sur un tempo très lent et bluesy. Et ces Feuilles mortes sont riches en inventions et en couleurs. Vraiment un très beau disque !

    On peut se le procurer sur le site de l'artiste ici.

     

  • CAP AU PIRE

    Par Antonin Moeri

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    Raconter des histoires est un don. Il y a des gens qui savent vous captiver en racontant des histoires. Je ne sais pas à quoi cela tient. Mais ce don n’est pas donné à tout le monde. Le père d’un ami m’a raconté que Charles-Albert Cingria était capable de tenir un auditoire en haleine pendant des heures. Cette prouesse fascinait le père de mon ami et, tout en écoutant le conteur, il observait attentivement les mains du truand qui sortait de prison, le profil du tailleur de chemises, les épaules du voleur à la sauvette qui tenait sous son charme l’auteur de La Reine Berthe. Même si ces deux auteurs n’ont strictement rien à voir sur le plan du style et des sujets, je ne peux m’empêcher de songer à Charles-Albert lorsque je lis certaines nouvelles de John Cheever.
    Dans une petite ville proprette de l’Est des Etats-Unis débarque un jour un couple qui a l’air sympa. Pour l’accueillir, le voisin Charlie l’invite à boire un verre. Gigi, le nouvel arrivant sombre dans l’ivresse. Il enlève la plupart de ses vêtements. On le chasse. En ramassant les habits de son mari, madame avoue en gémissant que c’est toujours comme ça. Et pourtant, Gigi gagne peu à peu le respect des habitants. Un soir, invité chez des gens, il monte sur la table et se lance dans une gigue. Un autre soir, chez d’autres gens, il jette au plafond le plateau de fromages et se pend au lustre. Malgré tous ces débordements, Charlie se prend d’amitié pour Gigi. Il aimerait l’aider.
    Ayant déménagé au bout d’un an à peine, Gigi se casse la hanche. Charlie rend visite à cet ami qui se déplace sur un chariot d’enfant. L’épouse de Gigi est partie pour Noël avec les mômes. Les deux larrons boivent du whisky. Charlie craint pour cet homme charmant qui pourrait refaire une chute ou mettre le feu à la maison. Cas de conscience. Comment pourrait-il laisser cet estropié à sa solitude? Or il doit rentrer malgré la neige abondante. Trois heures de route difficile. À la maison, le téléphone sonne. C’est Gigi qui appelle au secours. Charlie raccroche et remplit son verre. Sa conscience le tourmente. La détresse de Gigi le hante, le ronge, le détruit peu à peu. Il refuse de parler à un psy ou à un pasteur. Il perd son travail et finit par appeler le camion de déménagement rouge écarlate.
    Cette descente aux enfers est racontée avec un humour placide, beaucoup de grâce, de légèreté et un désespoir apaisé. Une implacable fatalité pèse sur ces pages. Une fatalité qu’il faut accepter, la nature humaine étant ce qu’elle est. Cheever ne décrit pas des individus tels qu’ils devraient ou pourraient être, tels qu’il voudrait qu’ils soient, mais tels qu’ils sont. Qu’il suffit de croiser ou d’écouter dans les ruelles, au café, au garage ou sur la plage. Mais alors, me direz-vous le sourcil tremblant, pourquoi cet auteur ne se révolte-t-il pas contre cette situation?

    Pourquoi ne nous invite-t-il pas à rendre le monde meilleur?




    John Cheever: Déjeuner de famille. Edition Joëlle Losfeld 2007