SAUVE-QUI-PEUT (30/03/2010)

 

Par Antonin Moeri

 

 

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Deux huis clos dans “Cours du soir”: un bar, un living-room. Le type qui nous raconte l’histoire sirote une bière. Son mariage vient de capoter. Il est au chômage, n’a rien mangé de la journée. Quelques tabourets plus loin, deux femmes de quarante ans environ. Elles ne savent pas lire. Elles suivent des cours d’alphabétisation. Le narrateur, lui, sait lire. Il dit qu’il veut devenir prof, qu’il suit des cours au Collège d’Etat. Ces deux mots font tilt dans la tête d’une des deux quadras qui dit à l’inconnu qu’il ressemble à Patterson, le prof qui enseigne là-bas et qui leur donne des cours d’alphabétisation. Elle a une idée: Si on lui rendait visite? Il faut une voiture. L’inconnu dit qu’il en a une, “mais je l’ai pas là”. Comme il n’a plus un rond, il se fait offrir à boire. Il propose d’aller chercher l’auto chez ses parents.

Dans le living-room, le père du narrateur est assis en pyjama devant la télé. La mère est absente, elle travaille dans une brasserie. Les deux quadras s’impatientent dans la rue. “Laisse-les attendre, d’ailleurs, ta mère a emporté les clés”, dit le père. Le fils de l’ex-bûcheron songe au passage d’un livre qui l’a fortement impressionné: l’histoire d’un type qui fait un cauchemar. Plus tard, le chômeur ira dans la brasserie où travaille sa mère, pour y manger un sandwich. “Les deux bonnes femmes n’étaient plus là quand je suis sorti, et il n’y avait guère de risques pour qu’elles soient là à mon retour”.

Les paroles prononcées par les personnages assis au bar relèvent d’un discours socialement admissible. Elles servent plutôt à frimer. Ce que le chômeur n’ose dire dans le cadre d’échanges autorisés, il le chuchote à l’oreille du lecteur: “J’ai vidé mon verre en espérant qu’elles allaient me payer le coup”. Si le chômeur accepte de bavarder avec les deux inconnues, c’est parce qu’elles ont un peu d’argent. Le reste est balivernes. Les paroles autorisées ne servent qu’à voiler les stratégies qu’on élabore pour survivre. Dans la débandade, chacun se tire d’affaire comme il peut. Heureusement, il y a des écrivains comme Carver pour le raconter.

 

 

“Cours du soir”, in”Tais-toi, je t’en prie”, de R.Carver, Livre de Poche, 2004

 

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