Par Alain Bagnoud
Un de mes amis est revenu d’Alexandrie stupéfié. Pour ses vacances, il avait choisi cette ville à cause d’Alexandre le Grand, son fondateur, de Cléopâtre, César et Marc Antoine, etc. Il a eu l’impression d’une ville sans présent, sans avenir, toute hantée par ses siècles de gloire disparus. Une impression de nostalgie qui n’est pas isolée, depuis les érudits pleurant sa grande bibliothèque jusqu’à un petit chanteur français décédé qui gigotait et chantonnait, sur un air de disco, «Alexandrie, Alexandra».
La ville est un lieu surchargé, une superposition d’Histoire. «...une des grandes capitales du coeur, la Capitale de la Mémoire», comme l’écrit Lawrence Durell à son ami Henry Miller. Durell y avait fui l’invasion de la Grèce par l’armée allemande en 1941. Il y est resté comme journaliste pour la Gazette égyptienne, puis correspondant de presse à l’ambassade britannique. Une dizaine d’années plus tard, à Chypre, il commence «Le quatuor d’Alexandrie», situe l’action avant et pendant la deuxième guerre mondiale. Mais comme si la ville ne pouvait susciter que de l’histoire ancienne, le Quatuor est un envoi nostalgique à un passé mouvant, indéfini, multiple, qui prend des significations complètement différentes d’après le regard de celui qui s’y penche.
C’est une Alexandrie de la décadence que dépeint Durell, une ville qui est en train de se perdre, de perdre son importance. Une ville de débauche, de fièvre, d’ennui, de mutilation et de sociétés secrètes, mystiques, conspiratrices ou religieuses. Une ville où se croisent les Européens, les Juifs, les Musulmans, les Coptes chrétiens (le «Quatuor» raconte entre autres la décadence de ces derniers, au profit des Musulmans).
Ces quatre livres, on pourrait les lire séparément. Bien qu’ils traitent tous des mêmes personnages, et souvent des mêmes actions, ils visent à jouer l’un par rapport à l’autre «comme un mobile de Calder» (toujours de Durell à Miller). Leurs titres: «Justine», «Balthazar», «Montolive», «Cléa». Des noms de personnages.
La magnifique Justine, par exemple, est une nymphomane de haut vol, ardente et désespérée, une juive mariée à un riche copte, Nessim. Elle collectionne frénétiquement les aventures sordides, devient la maîtresse de Darley, le narrateur falot de trois des livres. Il subit la jalousie de Nessim, puis découvre qu’il s’est fait mystifier. En fait, Justine aimait un autre écrivain, Pursewarden, et Darley servait de leurre. Et finalement, peut-être que non, qu’elle ne l’aimait pas, qu’elle se servait de lui pour la cause de l’Etat juif. Car sous les jeux de l’amour, du désir et de la perte, se révèle une doublure politique, dans le jeu de complots qui se fait entre Anglais, Coptes et Musulmans....
Une foule d’autres personnages sont là, des diplomates, des danseuses de cabaret, des pornographes, des mystiques, toute une foule bigarrée et dense. Certains disparaissent mystérieusement, réapparaissent, tous se transforment d’après le regard qui est porté sur eux. Ainsi Scoby, un vieil Anglais pédéraste, engagé dans la police égyptienne. Après avoir été assassiné par des marins alors qu’il se promenait sur le port, travesti en femme, il se retrouve par une bizarre transformation vénéré comme un saint de l’Eglise Copte, sous le nom d’El Scob, et possède son propre sanctuaire. Le présent est trompeur, le passé l’éclaire toujours d’une autre manière.
Les couches sont denses, à Alexandrie, oignon de la mémoire. Le «Quatuor», ce «poème symphonique», y reflète peut-être la réalité de la ville toujours liée au passé. On y explore encore, par exemple les fragments du phare, 3000 blocs dans les eaux tranquilles du port, où ils reposent depuis 1302. La nostalgie s’en nourrit déjà. «Alexandrie, Alexandra!»
Lawrence Durell, Le Quatuor d’Alexandrie, Le livre de poche (Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud.)