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  • Fan zone

    Par Alain Bagnoud

     

    Donc, ce grand terrain vague en losange qu'est la Plaine de Plainpalais, au milieu de Supporters de footGenève, accueillera une Fan zone pendant l'Euro 2008. Ce qui ne peut que réjouir les voisins dont je suis. Déjà le nom. Fan zone. 
    Quelques chiffres pour se rendre compte. Deux écrans géants de 60 mètres carrés. 5 événements musicaux... 40 lieux de restauration. Une zone VIP sur deux étages en dur. Multiples stands des sponsors. Un grand restaurant de supermarché avec 320 sièges.  35'000 à 40'000 places debout. La bière à cinq francs. Les supporters avec drapeaux qui défilent en beuglant les noms des pays et les klaxons autour de la Plaine jusqu'à trois ou quatre heures du matin
    Et puis l'aménagement. Des cailloux par terre.  Des barrières. Un poste de police. Une fouille à l'entrée. Tout ça, nous assure l'organisateur, provoquera une ambiance très «fête de village».
    On s'en serait douté.
    Tiens, je vais m'écouter une petite chanson de Brassens pour me préparer à tout ça. Ça s'appelle Le Pluriel. Avec un joli refrain. Vous vous en souvenez ?:
    Le pluriel ne vaut rien à l'homme et sitôt qu'on
    Est plus de quatre on est une bande de cons...

  • Requiem pour une révolution...

    Par Serge Bimpage916782172.jpg

    Pas plus tard qu’hier j’ai rencontré Paul, un de mes vieux potes de 68. Je veux dire un type de ma génération, un mec bien : cadre, créatif et fumeur. Justement, il en grillait une sur le trottoir mais il avait vraiment pas l’air cool. Ca va pas, brother ? je lui ai lancé jovial, ayant abaissé ma vitre. Plaisante pas, il a dit, tu ne sais pas ce qui m’arrive : comme directeur j’ai été contraint de voter une directive pour interdire aux employés de fumer ! J’ai compati en souriant. Alors, il a ajouté : On est cernés, mon vieux. Et ça n’est encore rien. Ah bon, quoi d’autre, Paul ? Il s’est penché vers moi, et en aparté : J’ai été dénoncé à la police par un cinglé qui estimait que je roulais mal ; il a noté mon numéro de plaques et envoyé un sms au 939 pour se procurer mon identité… Là, je suis resté muet. Dans ses yeux humides j’ai lu le requiem pour une révolution perdue, le deuil d’une époque où l’on jouissait sans entraves – toute la douleur de la commémoration. Non parce qu’elle balise le temps qui passe. Parce qu’elle signe l’irrépressible montée mac’cartiste qui sévit. T’en fais pas, on va bientôt redescendre dans la rue, j’ai dit sans conviction. Une vague lueur dans ses yeux, comme il écrasait sa clope. Et hop, on est retourné dans nos bureaux.  

     

  • "Le sexe des douces profondeurs"

    960602921.jpgPar Antonin Moeri


    Bagnoud eut la gentillesse de me prêter le livre de Carlo Jansiti sur Violette Leduc. Il y a longtemps que je ne lisais plus de biographies. Mais celle-ci est remarquable. Faut dire que le personnage (Violette Leduc) mérite le détour : une bâtarde née dans la misère aima follement sa mère puis d’autres femmes, dont Simone de Beauvoir qui reconnut aussitôt la patte de cette écrivain hors norme. Surtout, cette bio vous communique l’envie de lire les textes de Violette Leduc. Quelques phrases brèves, rédigées dans l’urgence d’un désir qui étrangle les entrailles, et vous êtes happé, si j’ose dire. Vous suivez deux adolescentes dans une pension sinistre, entrez furtivement dans la chambre qu’elles loueront pour une heure.  « Ma bouche rencontra sa bouche comme la feuille morte la terre… Nous avons récité nos litanies sans paroles ».
    Vous entendrez les gémissements du sommier dans la chambre voisine, la plainte qui monte jusqu’à l’étoile polaire. Rares sont les écrivains qui savent dire l’amour, trouver les sons, les mots, les paroles, les images qui entraînent le lecteur, le font frissonner, haleter, apprécier. L’érotisme en littérature est vite lassant : comment représenter la jouissance qui accompagne le vertige des douces profondeurs? Avec ses métaphores florales, aquatiques et mystiques, Violette Leduc rappelle un écrivain pour qui elle vouait la plus grande admiration : Jean Genet.
    Lire à l’ombre fraîche des vieux platanes, quand le soleil chauffe les tuiles des maisons et que le martinet termine sa course effrénée sous une poutre, lire alors L’Asphyxie, L’Affamée, Ravages, La Bâtarde et La Folie en tête est une perspective qui me réjouit. Merci Alain de m’avoir rappelé l’existence et les livres de Violette Leduc, cette femme qu’on disait laide, cette amoureuse rejetée qui « vivait perpétuellement dans la fiction et aimait sentir sur elle le regard des autres », qui aurait voulu naître statue et qui se considérait comme « une limace sous son fumier », qui s’éprit de Maurice Sachs et de l’auteur du Miracle de la rose.

  • Top slurp, à quoi qu'on sert?

    C’est marrant comme il faut à tout prix se marrer, vous avez remarqué ? Deux exemples qui m’ont frappé, ces derniers temps. D’abord, l’émission « Aqua concert ». Le principe est excellent, y en avait marre de ces émissions compassées sur l’opéra où l’animateur chuchote sur un ton doctement élitaire les arcanes du livret et des mouvements, vous propulsant du coup dans la posture de l’auditeur idiot (ou premier de classe, c’est selon). Les deux comparses Simon et Lapp, dans le genre Qui sait tout et Gros bêta sont épatants. Ils ont trouvé un style unique, celui qui nous fait aimer l’opéra en nous autorisant à s’en moquer et qui se fiche de la radio elle-même. Très fort. Il m’arrive de rester scotché dans ma voiture et de débouler en retard à un rendez-vous tellement les gaillards sont désopilants. Itou de la chronique de Jérôme Estèbe « Top Slurp » dans la Tribune de Genève. Là, c’est la gastronomie, œnologie comprise, que ce Toulousin exilé à Genève accent compris est parvenu à dépouiller de son ésotérisme sémantique précieux. Aucun dépressif ne résiste à son humour, il a les mots pour nous faire saliver. Il m’arrive de déchirer la page dans une salle d’attente pour reproduire l’une de ses recettes et éblouir mes convives. Pas de doute, il faudrait les décorer ces gars-là qui ont révolutionné ce qu’il y avait à la fois de plus de rasoir et de plus désiré dans les médias ! Désacralisons, désacralisons, il en restera toujours quelque chose, bientôt on va se poiler à la lecture de la rubrique nécrologique. En même temps, c’est curieux, il y a un petit mais. Quelque chose, dans ce trend iconoclaste, qui flirte un peu pas mal avec la société du spectacle et me pousse à m’interroger sur ce quoi qu’on sert… Bon, je m’arrête là, je ne veux pas cracher dans la soupe. Bonne semaine à tous et bravo aux nominés !

    Serge Bimpage

  • Ubu au Grütli

    Par Pierre Béguin

     

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    «Ubu Roi. La journée d’enthousiasme finit dans le grotesque. Dès le milieu du premier acte on sent que ça va devenir sinistre. Au cri de «merdre», quelqu’un répond: «Mangre!» Et tout sombre. Si Jarry n’écrit pas demain qu’il s’est moqué de nous, il ne s’en relèvera pas» écrit Jules Renard dans son journal, le 10 décembre 1896, au soir même de la première représentation d’Ubu Roi au Théâtre de l’Œuvre, un théâtre qui se distinguait alors par son esprit de recherche, ses choix novateurs et souvent risqués. «Un scandale ! – Il n’y a pas d’autre mot. Les premières répliques déchaînèrent le chahut. Des spectateurs s’en allèrent dès le début; certains révoltés restèrent. Courteline, debout sur un strapontin, criait: «Vous ne voyez pas que l’auteur se fout de nous!» Jean Lorrain, également furieux, s’enfuit. On se mit à brailler, à hurler» précise Lugné-Poe, le metteur en scène et directeur du Théâtre de l’Œuvre. Et encore Catulle Mendès: «Des sifflets? oui; des hurlements de rage et des râles de mauvais rires? oui; des loges vociférantes et tendant les poings? oui; et, en un mot, toute une foule furieuse d’être mystifiée, bondissante en sursaut vers la scène.» Jarry aurait par ailleurs contribué à attiser le scandale en demandant à des amis de jeter des projectiles sur les fauteuils d’orchestre. Hormis cette fameuse représentation du 10 décembre 1896, la pièce ne fut plus jamais jouée au Théâtre de l’Œuvre. Elle restera dans l’histoire du théâtre français comme sa troisième bataille après celles du Cid (1637) et d’Hernani (1830).

    Jarry expliquait le scandale par le fait que cet horrible bonhomme nous ressemblait. Le public aurait contemplé dans le miroir du théâtre, non pas, comme Narcisse, sa face idéale, mais son double ignoble. On comprend dès lors les réactions de rejet: Ubu, avec son insatiable désir de posséder, sa goinfrerie, sa couardise, sa grossièreté et son sadisme, ne ferait qu’incarner nos pulsions inconscientes et refoulées, celles que l’on ne veut surtout pas voir et que, pour la première fois vraiment, selon Jarry, on exposait impudiquement sur scène: «L’éternelle imbécillité humaine, l’éternelle luxure, l’éternelle goinfrerie, la bassesse de l’instinct érigé en tyrannie; des pudeurs, des vertus, du patriotisme et de l’idéal des gens qui ont bien dîné» (Catulle Mendès). Des contemporains de Jarry virent dans Ubu l’image à peine caricaturale d’un anarchiste (à la fin du XIXe siècle, l’Europe connaissait une vague d’attentats anarchistes) qui ne tolère aucune loi, sauf celles qu’il édicte lui-même à son avantage, aucune limite, aucune règle de société. D’autres virent dans ce gros bonhomme la figure la plus radicalement opposée à celle de l’anarchiste: le bourgeois, figure consacrée par le XIXe siècle et systématiquement dénoncée par les artistes, avec son gros ventre, sa canne (son bâton à physique) et, surtout (selon ses détracteurs), ses attributs psychologiques: la bêtise, l’avidité et l’avarice. D’autres encore virent dans celui qui s’emparait illégitimement de territoires une satire de Bismarck ou de Guillaume 1e, ce que confirment quelques répliques renvoyant directement à l’une ou l’autre de ces figures historiques (la défaite de 1870 face à la Prusse est encore dans tous les esprits). D’autres enfin virent dans cette satire une métaphore même de la machine à décerveler (le bourgeois), élément principal de la chanson qui clôt la pièce en l’inscrivant dans la mouvance de la contre-culture ouvrière. Pour nous, avec le recul, Ubu revêt une dimension prophétique: ce comploteur qui s’empare de la Pologne avant de mener une folle politique de destruction systématique annonce le plus sinistre chef d’Etat du XXe siècle. Ubu devient alors l’incarnation du tyran absolu et universel, évoluant dans un univers dépourvu de toutes nos valeurs, de tous nos repères habituels: plus de distinctions entre le beau et le laid, le bien et le mal; la vie et la mort même ont volé en éclats et, avec elles, le temps, l’espace, les règles d’orthographe, de syntaxe et de lexique usuel. Aucune logique ne subsiste, aucun sens. Première figure de l’absurde, Ubu annonce aussi Dada et la dimension iconoclaste que prend l’art au début du XXe siècle.

    J’ai pensé à tout cela, début mai, au Théâtre du Grütli. J’ai pensé à tout cela en voyant Phèdre sur scène incarnée en homme nu, à l’instar des autres personnages: vaine provocation à laquelle je ne parvenais pas à donner sens, hors clichés ou niaiseries. J’ai pensé à tout cela en lorgnant du coin de l’œil les quelques spectateurs dociles, immobiles, respectueux, attendant impatiemment la fin du spectacle (ou alors n’était-ce que l’effet d’une projection toute personnelle?) J’y pensais encore lorsque l’assistance est sortie lentement, sans bruit, sans réaction, en ordre dispersé. Mais où sont les théâtres d’antan? Au Grütli, ce soir-là, je me suis ennuyé avec Phèdre et distrait avec Ubu au milieu d’une salle amorphe.

    Le Théâtre du Grütli est une salle d’expérimentation dédiée à la création locale. Un lieu de recherche, de travail… peut-on lire sur son site internet. Et si le Théâtre du Grütli s’était tout simplement trompé d’époque?

  • Le quatuor d'Alexandrie, de Lawrence Durrell

    Par Alain Bagnoud

    Lawrence Durrell (1986)           
    Un de  mes amis est revenu d’Alexandrie stupéfié. Pour ses vacances, il avait choisi cette ville à cause d’Alexandre le Grand, son fondateur, de Cléopâtre, César et Marc Antoine, etc. Il a eu l’impression d’une ville sans présent, sans avenir, toute hantée par ses siècles de gloire disparus.
     

                Une impression de nostalgie qui n’est pas isolée, depuis les érudits pleurant sa grande bibliothèque jusqu’à un petit chanteur français décédé qui gigotait et chantonnait, sur un air de disco, «Alexandrie, Alexandra».

                La ville est un lieu surchargé, une superposition d’Histoire. «...une des grandes capitales du coeur, la Capitale de la Mémoire», comme l’écrit Lawrence Durell à son ami Henry Miller. Durell y avait fui l’invasion de la Grèce par l’armée allemande en 1941. Il y est resté comme journaliste pour la Gazette égyptienne, puis correspondant de presse à l’ambassade britannique. Une dizaine d’années plus tard, à Chypre, il commence «Le quatuor d’Alexandrie», situe l’action avant et pendant la deuxième guerre mondiale.  Mais comme si la ville ne pouvait susciter que de l’histoire ancienne, le Quatuor est un envoi nostalgique à un passé mouvant, indéfini, multiple, qui prend des significations complètement différentes d’après le regard de celui qui s’y penche.

                C’est une Alexandrie de la décadence que dépeint Durell, une ville qui est en train de se perdre, de perdre son importance. Une ville de débauche, de fièvre, d’ennui, de mutilation et de sociétés secrètes, mystiques, conspiratrices ou religieuses. Une ville où se croisent les Européens, les Juifs, les Musulmans, les Coptes chrétiens (le «Quatuor» raconte entre autres la décadence de ces derniers, au profit des Musulmans).

                Ces quatre livres, on pourrait les lire séparément. Bien qu’ils traitent tous des mêmes personnages, et souvent des mêmes actions, ils visent à jouer l’un par rapport à l’autre «comme un mobile de Calder» (toujours de Durell à Miller). Leurs titres: «Justine», «Balthazar», «Montolive», «Cléa». Des noms de personnages.

                La magnifique Justine, par exemple, est une nymphomane de haut vol, ardente et désespérée, une juive mariée à un riche copte, Nessim. Elle collectionne frénétiquement les aventures sordides, devient la maîtresse de Darley, le narrateur falot de trois des livres. Il subit la jalousie de Nessim, puis découvre qu’il s’est fait mystifier. En fait, Justine aimait un autre écrivain, Pursewarden, et Darley servait de leurre. Et finalement, peut-être que non, qu’elle ne l’aimait pas, qu’elle se servait de lui pour la cause de l’Etat juif. Car sous les jeux de l’amour, du désir et de la perte, se  révèle une doublure politique, dans le jeu de complots qui se fait entre Anglais, Coptes et Musulmans....

                Une foule d’autres personnages sont là, des diplomates, des danseuses de cabaret, des pornographes, des mystiques, toute une foule bigarrée et dense. Certains disparaissent mystérieusement, réapparaissent, tous se transforment d’après le regard qui est porté sur eux.  Ainsi Scoby, un vieil Anglais pédéraste, engagé dans la police égyptienne. Après avoir été assassiné par des marins alors qu’il se promenait sur le port, travesti en femme, il se retrouve par une bizarre transformation vénéré comme un saint de l’Eglise Copte, sous le nom d’El Scob, et possède son propre sanctuaire. Le présent est trompeur, le passé  l’éclaire toujours d’une autre manière.

                Les couches sont denses, à Alexandrie, oignon de la mémoire. Le «Quatuor», ce «poème symphonique», y reflète peut-être la réalité de la ville toujours liée au passé. On y explore encore, par exemple les fragments du phare, 3000 blocs dans les eaux tranquilles du port, où ils reposent depuis 1302. La nostalgie s’en nourrit déjà. «Alexandrie, Alexandra!» 

    Lawrence Durell, Le Quatuor d’Alexandrie, Le livre de poche

    (Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud.)

  • La rage des ados

    par Pascal Rebetez

    On parle ici et là de la violence des jeunes, de leur propension à la castagne. Et on tord le cou des statistiques. Et on en fait une raison de partir en guerre contre quelques ethnies à la lame facile.
    Plus rare, me semble-t-il, est d’aller à l’intérieur du malaise adolescent. C’est ce que réalise magistralement l’écrivain neuchâtelois Thomas Sandoz. J’ai lu d’une traite son livre La Fanée qui vient de paraître aux éditions G d’Encre et, caramba, me sens tout remué. Tant son portrait par l’acte de son adolescente des montagnes est criant de vérité autant que de douleur.
    Désolation de la famille monoparentale, premier flirt obligatoire, bal de village glauque et alcoolisé, détresse villageoise au cul du monde, on est loin du charme bucolique que les citadins sur le retour trouvent à nos vertes et flamboyantes montagnes. Sapin. Ça pine. Ça sent le sapin, la mort lente, ça poisse l’ennui et le mal-être.
    C’est terriblement efficace et rendu dans une langue riche et rythmée.
    A noter aussi que des illustrations signées Catherine Louis parsèment le chemin de croix du texte, en des stations hypnotiques, elles désignent les lieux mais aussi l’absence. Ce que l’ado en rupture de ban craint le plus : l’ignorance du monde à son égard.

    Un livre qui vaut bien quelques dossiers sur le malaise. Déconseillé par l'office du tourisme des montagnes neuchâteloises.

  • Jour du Seigneur

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    PAR ANTONIN MOERI


    Le dimanche est un jour épatant. Tout le monde, ou presque, partage cet avis. En effet, c’est le jour de la détente. Les uns montent sur leur Kawasaki pour traverser la Suisse, d’autres vont cueillir des narcisses dans le Jura. Il sont de plus en plus nombreux ceux qui enfourchent leur bicyclette pour s’échapper sur les routes de campagne. Je fais partie de cette dernière catégorie. Les cyclistes forment une communauté fort sympathique. Si vous stationnez au bord de la route et que votre présence à cet endroit signale un quelconque incident, un cycliste s’arrêtera et vous offrira ses services, voire une chambre à air en cas de besoin. Et si, dans votre élan enthousiaste, vous croisez un autre vélocipédiste, il vous adressera un « tchô » joyeux, auquel vous répondrez par un « tchô » jubilant.
    Et quand vous vous reposerez au bord du lac, sur un banc muni d’un enregistreur que l’Office du Tourisme a discrètement installé sous un accoudoir, vous écouterez la voix grave d’un comédien lisant un texte de Jean-Jacques Rousseau, un texte d’un pathétique à couper le souffle qui vous reste dans la poitrine, et dont vous retiendrez ces quelques bribes. « L’instant où je découvris le lac de Genève fut un instant d’extase et de ravissement. Ce paysage unique, le plus beau dont l’œil humain fut jamais frappé, l’air des Alpes si salutaire et si pur, l’aspect d’un peuple heureux et libre, tout cela me jetait dans des transports que je ne puis décrire ». Alors un grand-père s’arrêtera devant votre bécane pour la montrer à son petit-fils. « Tu vois, Kevin, c’est une pédale, tu peux la toucher ». « Oh ben non, elle est au môssieur ». « Mais tu peux la toucher, ça lui fera plaisir, au môssieur, que tu la touches ». Le gamin au regard effarouché hésitera, puis tendra un doigt tremblant vers la pédale qu’il fera tourner en surveillant votre réaction. Et quand ils s’en iront, le gosse et son pépé, vous adresserez au moutard un petit signe de la main. Sur quoi, l’enfant vous dira timidement : « Tchô ! »

  • Journaliste, écrivant et écrivain

    Par Pierre Béguin

     

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    C’est Théophile Gautier qui a commencé. En 1836 dans la préface de Mademoiselle de Maupin: «Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien; tout ce qui est utile est laid». Cette phrase, qui se voulait partie d’un manifeste contre l’orientation politique que certains, Lamartine en tête, voulaient imprimer au romantisme – orientation qui se brisera dans la révolution de 1848 – cette phrase, donc, initie en France un mouvement dont les racines remontent au «dandysme» anglais professant la valeur suprême de la Beauté et le désintéressement absolu de l’Art à toute cause morale ou politique. D’où la primauté de l’esthétisme sur l’éthique et la condamnation de la littérature engagée. A la suite de Gautier défileront Flaubert, Leconte de Lisle, Baudelaire, Barbey-d’Aurevilly, tous les parnassiens et symbolistes qui vont bientôt savourer, entre élites, le goût de la décadence et les subtils plaisirs de l’Art pour l’Art. Le «Tout art est complètement inutile» d’Oscar Wilde fait écho, à la fin du siècle, à la position de Gautier, soulignant ainsi l’importance d’un mouvement dont le surréalisme et les ready made constituent un des sommets et que seule la deuxième guerre mondiale mettra à mal. A partir de Gautier, l’écrivain, qui avait trouvé au 19e siècle, dans l’essor des journaux, un substitut aux pensions révolues de l’Ancien régime, se voit cataloguer irrémédiablement: il y a celui qui consacre chacun de ses jours, s’il n’a pas de rentes familiales, dans la bohème, voire le dénuement total, le renoncement monacal à la médiocrité de l’existence, à cette cause sacrée qu’est la littérature, quitte à en mourir martyr; et il y a l’autre, le suspect, le méprisable qui a profané sa plume – ce goupillon – en la plongeant dans l’encre impure du journalisme, se  vautrant vulgairement dans les besognes fangeuses de l’écrivant, poussant même le sacrilège jusqu’à dévoyer l’instrument divin à des finalités pratiques.

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    Cette problématique se retrouve concentrée en pamphlet dans une nouvelle du baron Philippe Auguste Villiers de L’Isle-Adam – appelons-le Villiers puisqu’ainsi le nommaient ses amis – Deux Augures (in Contes cruels, 1883) racontant, par antiphrases, le dialogue d’embauche entre un très sérieux directeur de journal et un (faux) aspirant journaliste. Une scène à valeur universelle destinée, selon l’auteur, à «se passer toujours» (les jeunes journalistes apprécieront). L’aspirant journaliste commence par vanter ses mérites: «Je suis sans l’ombre d’un talent. Ce qu’on appelle un crétin dans le langage du monde (…) un terne et suffisant grimaud, doué d’une niaiserie d’idées et d’une trivialité de style de premier ordre». Incrédule devant l’heureux augure du candidat idéal, le directeur le traite de jeune présomptueux: «Si j’avais du talent, je ne serais pas ici» répond l’aspirant journaliste. Ebranlé par l’argument, le directeur lui définit les contours de la profession: «Tout journaliste vraiment digne de ce grand titre doit n’écrire qu’au trait de la plume, n’importe ce qui lui passe par la tête, et surtout sans se relire! Va comme je te pousse! Et avec des convictions dues seulement à l’humeur du moment et à la couleur du journal. Il est évident qu’un bon quotidien, sans cela, ne paraîtrait jamais! On n’a pas le temps, cher Monsieur, de perdre du temps à réfléchir à ce que l’on dit, lorsque le train de la province attend nos ballots de papier (…) Le public ne lit pas un journal pour penser, que diable! – On lit comme on mange.» A l’aspirant qui surenchérit sur les fautes d’orthographe, les coquilles et l’illisibilité de son premier article, le directeur, convaincu, répond: «Le citadin aime les coquilles, Monsieur! Cela le flatte de les apercevoir (…) Sois médiocre! C’est ma devise. De là ma notoriété». Finalement, il lui délivre cet ultime conseil: «En ne travaillant pas, vous arriverez peut-être».

    Mais au fait, pourquoi ce long développement? Où veux-je en venir? Aurais-je repéré dans l’orientation de la presse actuelle, sans m’en rendre compte, des relents de médiocrité qui feraient écho à l’ironie de Villiers? Comme une troublante similitude entre les propos du directeur des Deux Augures et ceux, par exemple, de Peter Rothenbühler, rédacteur en chef du quotidien Le Matin? Ou encore, dans les humeurs aigres de certains journalistes, genevois de préférence, à l’égard de la littérature romande, quand elle n’est pas pratiquée par un des leurs bien entendu, comme un mouvement de balancier, un retour de manivelle de l’écrivant à l’écrivain? Ou d’autres obscures raisons? Je ne sais plus. Peu importe. De toute façon, mon article est trop long. Personne ne lira sa conclusion: «On lit un blog comme on mange, cher Monsieur, en vitesse, sur le pouce! On n’a pas le temps de penser!»

  • Femmes

    Par Alain Bagnoud

    218448872.jpgIl y a quelque chose d’étonnant dans Viola, le texte que Silvia Ricci Lempen a donné au recueil Rencontre (éditions de L’Aire). Un texte, je le précise tout de suite, qui a d’indéniables qualités littéraires. C’est autre chose qui me trouble.

    Le regard que l’auteur pose sur les hommes. Les mâles. Voici une citation prise à la fin de la première page: « Les membres du Département de langues modernes, auquel j’étais provisoirement rattachée, étaient pour la plupart des femmes de la génération de mes filles, dont j’admirais l’intelligence, l’énergie, l’ambition et la terrifiante compétence. Je souhaitais de tout cœur qu’elles arrivent à leurs fins, aux fins qu’elles poursuivaient en percutant avec ardeur les touches de leurs ordinateurs, en galopant dans les couloirs sur leurs petits talons qui faisaient un bruit de castagnettes. Les quelques mâles grisonnants du Département se garaient prudemment sur leur passage – mais c’est pour mieux vous manger, pensais-je, c’est pour mieux vous broyer. »

    Le texte se présente comme autobiographique. L’auteur réside pendant cinq semaines dans le Nord du Pays de Galles. Elle y rencontre une jeune femme qu’elle renomme Viola. Lourde symbolique dans ce nom. Viola, 28 ans, « docteure en biologie marine ». Une femme brillante qui  a été écartée des postes qu’elle méritait par la conjuration des mâles. Elle occupe un poste à mi-temps de documentaliste à l’université et complète son salaire minable en surveillant un foyer d’étudiants. A la fin, son poste est supprimé. Mais Viola n’est pas révoltée, n’a aucun désir de gagner sa vie autrement, n’a aucun autre projet.
    Certes, il s’agit ici de littérature à idées, ce qui explique l’utilisation de clichés rebattus. On est quand même surpris que sous la plume d’une féministe, ceux-ci soient exactement les mêmes que ceux des machistes. Viola, c’est la femme fragile, soumise, incapable de se débrouiller, de prendre son destin en main. La femme incapable, sans réaction devant le complot masculin, qui ne sait finalement pas se défendre seule, qui aurait besoin d’un appui, de quelqu’un qui la guide, la soutienne.

    Mon expérience du monde est limitée, mais dans le milieu de l’enseignement que je fréquente depuis plus de vingt ans, je n’ai pas l’impression que ce portrait corresponde à celui de mes collègues femmes. Certes, je ne connais pas le monde de l’entreprise et Silvia Ricci Lempen, ancienne rédactrice en chef de Femmes suisses, a probablement une vision plus globale que la mienne.

    Mais je me demande quand même si continuer à colporter de tels poncifs est bien utile à la cause féministe. Il me semblerait dommage que les jeunes filles se voient comme ces êtres fragiles et forcément victimes inéluctables du mâle forcément dominateur et prédateur. Qu’elles voient en tous les hommes forcément des ennemis naturels et implacables à qui elles devront forcément se soumettre en fin de compte.

    Elles vont avoir à lutter, contre les inégalités de traitement, mais aussi contre des individus, mâles ou femelles, qui voudront s’approprier les places disponibles, et il me semble qu’il y a peut-être des qualités autres que la faiblesse féminine à mettre en valeur, par exemple dans ce futur roman dont rêve Ricci Lempen et dont elle parle abondamment.

    Une fiction sur les femmes. « J’aimerais écrire sur elles un roman d’un million de pages où leurs histoires proliféreraient et s’enchevêtreraient, envahissant l’espace de l’imagination, prenant la place, dans l’imagination, des histoires de garçons qui grimpent à la proue et hurlent à l’océan « I am the king of the world ! »

    J’espère que ce roman se fera, mais qu’il y aura autre chose dedans que la déception, le découragement, le ressassement des vieux stéréotypes, et l’illustration du désir féminin d’auto-anéantissement dont parle Ricci Lempen en citant Christa Wolf1). Qu’il y aura aussi là-dedans des femmes résolues hurlant : « I am the queen of the world. »



    1) « J’affirme que chaque femme qui, dans notre aire culturelle, s’est aventurée dans les institutions marquées par les représentations masculines, a dû éprouver le désir de l’auto-anéantissement. » 


    Rencontre, collectif, Editions de l’Aire 

    (Publié aussi dans Le blog d’Alain Bagnoud.)