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Journaliste, écrivant et écrivain

Par Pierre Béguin

 

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C’est Théophile Gautier qui a commencé. En 1836 dans la préface de Mademoiselle de Maupin: «Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien; tout ce qui est utile est laid». Cette phrase, qui se voulait partie d’un manifeste contre l’orientation politique que certains, Lamartine en tête, voulaient imprimer au romantisme – orientation qui se brisera dans la révolution de 1848 – cette phrase, donc, initie en France un mouvement dont les racines remontent au «dandysme» anglais professant la valeur suprême de la Beauté et le désintéressement absolu de l’Art à toute cause morale ou politique. D’où la primauté de l’esthétisme sur l’éthique et la condamnation de la littérature engagée. A la suite de Gautier défileront Flaubert, Leconte de Lisle, Baudelaire, Barbey-d’Aurevilly, tous les parnassiens et symbolistes qui vont bientôt savourer, entre élites, le goût de la décadence et les subtils plaisirs de l’Art pour l’Art. Le «Tout art est complètement inutile» d’Oscar Wilde fait écho, à la fin du siècle, à la position de Gautier, soulignant ainsi l’importance d’un mouvement dont le surréalisme et les ready made constituent un des sommets et que seule la deuxième guerre mondiale mettra à mal. A partir de Gautier, l’écrivain, qui avait trouvé au 19e siècle, dans l’essor des journaux, un substitut aux pensions révolues de l’Ancien régime, se voit cataloguer irrémédiablement: il y a celui qui consacre chacun de ses jours, s’il n’a pas de rentes familiales, dans la bohème, voire le dénuement total, le renoncement monacal à la médiocrité de l’existence, à cette cause sacrée qu’est la littérature, quitte à en mourir martyr; et il y a l’autre, le suspect, le méprisable qui a profané sa plume – ce goupillon – en la plongeant dans l’encre impure du journalisme, se  vautrant vulgairement dans les besognes fangeuses de l’écrivant, poussant même le sacrilège jusqu’à dévoyer l’instrument divin à des finalités pratiques.

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Cette problématique se retrouve concentrée en pamphlet dans une nouvelle du baron Philippe Auguste Villiers de L’Isle-Adam – appelons-le Villiers puisqu’ainsi le nommaient ses amis – Deux Augures (in Contes cruels, 1883) racontant, par antiphrases, le dialogue d’embauche entre un très sérieux directeur de journal et un (faux) aspirant journaliste. Une scène à valeur universelle destinée, selon l’auteur, à «se passer toujours» (les jeunes journalistes apprécieront). L’aspirant journaliste commence par vanter ses mérites: «Je suis sans l’ombre d’un talent. Ce qu’on appelle un crétin dans le langage du monde (…) un terne et suffisant grimaud, doué d’une niaiserie d’idées et d’une trivialité de style de premier ordre». Incrédule devant l’heureux augure du candidat idéal, le directeur le traite de jeune présomptueux: «Si j’avais du talent, je ne serais pas ici» répond l’aspirant journaliste. Ebranlé par l’argument, le directeur lui définit les contours de la profession: «Tout journaliste vraiment digne de ce grand titre doit n’écrire qu’au trait de la plume, n’importe ce qui lui passe par la tête, et surtout sans se relire! Va comme je te pousse! Et avec des convictions dues seulement à l’humeur du moment et à la couleur du journal. Il est évident qu’un bon quotidien, sans cela, ne paraîtrait jamais! On n’a pas le temps, cher Monsieur, de perdre du temps à réfléchir à ce que l’on dit, lorsque le train de la province attend nos ballots de papier (…) Le public ne lit pas un journal pour penser, que diable! – On lit comme on mange.» A l’aspirant qui surenchérit sur les fautes d’orthographe, les coquilles et l’illisibilité de son premier article, le directeur, convaincu, répond: «Le citadin aime les coquilles, Monsieur! Cela le flatte de les apercevoir (…) Sois médiocre! C’est ma devise. De là ma notoriété». Finalement, il lui délivre cet ultime conseil: «En ne travaillant pas, vous arriverez peut-être».

Mais au fait, pourquoi ce long développement? Où veux-je en venir? Aurais-je repéré dans l’orientation de la presse actuelle, sans m’en rendre compte, des relents de médiocrité qui feraient écho à l’ironie de Villiers? Comme une troublante similitude entre les propos du directeur des Deux Augures et ceux, par exemple, de Peter Rothenbühler, rédacteur en chef du quotidien Le Matin? Ou encore, dans les humeurs aigres de certains journalistes, genevois de préférence, à l’égard de la littérature romande, quand elle n’est pas pratiquée par un des leurs bien entendu, comme un mouvement de balancier, un retour de manivelle de l’écrivant à l’écrivain? Ou d’autres obscures raisons? Je ne sais plus. Peu importe. De toute façon, mon article est trop long. Personne ne lira sa conclusion: «On lit un blog comme on mange, cher Monsieur, en vitesse, sur le pouce! On n’a pas le temps de penser!»

Commentaires

  • Justement, ce blog. Ni Villiers ni Rothenbühler. Engagé. Ambigu?

  • Dans ses entretiens avec Georges Charbonnier, Jacques Audiberti distinguait trois catégories de plumassiers: l'écriveur, l'écrivant et l'écrivain. L'écriveur serait celui qui écrit par simple nécessité de communiquer, du rapport de police à l'article de journal purement factuel. L'écrivant, lui, y ajouterait un zeste de sa personnalité cultivée d'historien, d'avocat, de lettré, ou de journaliste soignant sa phrase. L'écrivain enfin serait celui qui s'approprie la langue pour la faire jouir ou souffrir. Bien entendu, les catégories ne sont pas étanches, puisque certains écrivants s'expriment mieux que des écrivains présumés. Ceci dit, notre époque est-elle mieux dotées, en matière d'écriveurs et d'écrivants, que celle de Villiers ? Je le lui ai demandé par SMS. J'attends sa réponse par mail que je te transmettrai fissa.

  • Gautier était feuilletoniste, lui-même. Et il a beaucoup supplié les gens importants pour entrer à l'Académie française. Il ne faut pas prendre ce qu'il dit au pied de la lettre. Une voiture est d'abord utile, mais beaucoup en achètent parce qu'elles sont belles. Et puis qui peut se passer de ce qui lui est nécessaire ? Or, on pourrait aussi bien dire que l'artiste voudra que même dans ce qui lui est nécessaire, le beau règne. Ce n'est pas ce qui est utile, qui est laid, mais ce qui ne se pose que comme seulement cela.

    André Breton, se promenant à New York avec Charles Duits, écouta quelque temps son jeune disciple fulminer contre l'utilisation de l'art qu'il voyait dans une pancarte publicitaire : c'était de l'art dévoyé. Mais Breton, soudain, déclara que l'artiste faisait abstraction de l'intention commerciale, et justement regardait l'art utilisé pour lui-même, en soi : qu'il était même au-dessus de la condamnation du capitalisme, car il pouvait apprécier l'art jusque dans les intentions de vente, indépendamment de l'intention vile. Les communistes n'ont cessé de condamner en lui cette espèce de superbe qui méprisait en réalité l'opposition entre les partis.

    Il est donc faux, à mon avis, qu'il faille entrer dans une opposition politique, ou apparentée, à ce sujet. C'est un faux débat. L'art apparemment inutile est utile pour l'âme, l'art apparemment exploité à des fins commerciales a aussi sa valeur "abstraite". L'utilité de la voiture est souvent un prétexte pour en acheter une qu'on trouve belle.

  • Bonsoir !

    Une seule chose me tient à coeur. " J'AIME les ECRIVANTS, les ECRIVAINS, les JOURNALISTES proféssionnels qui vont vers l'information à la source par souci de vérification pour l'élucidation de la vérité au lieu de recevoir ou de subir l'information, la photographie d'anton en son temps, les paysages d'écrivains et leurs façons de faire pour le lire-écrire et créer un acte artistique authentique proche du pédagogique et de l'académique comme logique mais pas du politique démagogique jusqu'à promettre des oeuvres qu'on ne réalise pas.

    Tout horizon confondu, je vous dis mon salut.

  • Je v

  • Ne vous inquietez pas, Monsieur. Votre article n'est pas long et j'ai lu sa conclusion. Je partage votre opinion et vos idees. L'art n'est pas considere comme un etre independant dans tous les periodes. Seulement nous, de vrais amateur de la culture, l'exprimons comme un bien-etre.

  • Merci pour votre article. Je m'irteresse beaucoup a ce sujet. Je pense que cette information peut etre utile pour moi. Si vous avez encore queque chose, ecrivez-vous.

  • c'est comme vous voulezb ! lol en tous cas moi j'aime bein votre billet.

  • Sympathique blog, je vous remercie pour les conseils et je suis d'accord avec vous... J'insiste, votre travail est excellent, votre blog m'a ouvert les yeux. NB : Merci encore !

  • Merci de votre sympathique soutien, Lucie. Je ne vous demanderai pas sur quoi vos yeux se sont ouverts. L'important est qu'ils le soient...

  • Thanks for this read mate. Well, this is my first visit to your blog! But I admire the precious time and effort you put into it, especially into interesting articles you share here!

  • great to read about him. well, thank you for sharing.

  • I have read about him before. Great.

  • thanks for the informative and helpful post. You have good expertise on the topic and have presented it in a very professional way. Thanks for sharing! :)

  • i don't now this facts. Very interesting article. i like it much. thanks for posting.

  • Wow
    It was so exciting to discover new facts about these historical personalities. Thank you for posting!

  • The post is very well presented and thought out
    Thank you
    Keep it up!

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