Journaliste, écrivant et écrivain (18/05/2008)

Par Pierre Béguin

 

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C’est Théophile Gautier qui a commencé. En 1836 dans la préface de Mademoiselle de Maupin: «Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien; tout ce qui est utile est laid». Cette phrase, qui se voulait partie d’un manifeste contre l’orientation politique que certains, Lamartine en tête, voulaient imprimer au romantisme – orientation qui se brisera dans la révolution de 1848 – cette phrase, donc, initie en France un mouvement dont les racines remontent au «dandysme» anglais professant la valeur suprême de la Beauté et le désintéressement absolu de l’Art à toute cause morale ou politique. D’où la primauté de l’esthétisme sur l’éthique et la condamnation de la littérature engagée. A la suite de Gautier défileront Flaubert, Leconte de Lisle, Baudelaire, Barbey-d’Aurevilly, tous les parnassiens et symbolistes qui vont bientôt savourer, entre élites, le goût de la décadence et les subtils plaisirs de l’Art pour l’Art. Le «Tout art est complètement inutile» d’Oscar Wilde fait écho, à la fin du siècle, à la position de Gautier, soulignant ainsi l’importance d’un mouvement dont le surréalisme et les ready made constituent un des sommets et que seule la deuxième guerre mondiale mettra à mal. A partir de Gautier, l’écrivain, qui avait trouvé au 19e siècle, dans l’essor des journaux, un substitut aux pensions révolues de l’Ancien régime, se voit cataloguer irrémédiablement: il y a celui qui consacre chacun de ses jours, s’il n’a pas de rentes familiales, dans la bohème, voire le dénuement total, le renoncement monacal à la médiocrité de l’existence, à cette cause sacrée qu’est la littérature, quitte à en mourir martyr; et il y a l’autre, le suspect, le méprisable qui a profané sa plume – ce goupillon – en la plongeant dans l’encre impure du journalisme, se  vautrant vulgairement dans les besognes fangeuses de l’écrivant, poussant même le sacrilège jusqu’à dévoyer l’instrument divin à des finalités pratiques.

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Cette problématique se retrouve concentrée en pamphlet dans une nouvelle du baron Philippe Auguste Villiers de L’Isle-Adam – appelons-le Villiers puisqu’ainsi le nommaient ses amis – Deux Augures (in Contes cruels, 1883) racontant, par antiphrases, le dialogue d’embauche entre un très sérieux directeur de journal et un (faux) aspirant journaliste. Une scène à valeur universelle destinée, selon l’auteur, à «se passer toujours» (les jeunes journalistes apprécieront). L’aspirant journaliste commence par vanter ses mérites: «Je suis sans l’ombre d’un talent. Ce qu’on appelle un crétin dans le langage du monde (…) un terne et suffisant grimaud, doué d’une niaiserie d’idées et d’une trivialité de style de premier ordre». Incrédule devant l’heureux augure du candidat idéal, le directeur le traite de jeune présomptueux: «Si j’avais du talent, je ne serais pas ici» répond l’aspirant journaliste. Ebranlé par l’argument, le directeur lui définit les contours de la profession: «Tout journaliste vraiment digne de ce grand titre doit n’écrire qu’au trait de la plume, n’importe ce qui lui passe par la tête, et surtout sans se relire! Va comme je te pousse! Et avec des convictions dues seulement à l’humeur du moment et à la couleur du journal. Il est évident qu’un bon quotidien, sans cela, ne paraîtrait jamais! On n’a pas le temps, cher Monsieur, de perdre du temps à réfléchir à ce que l’on dit, lorsque le train de la province attend nos ballots de papier (…) Le public ne lit pas un journal pour penser, que diable! – On lit comme on mange.» A l’aspirant qui surenchérit sur les fautes d’orthographe, les coquilles et l’illisibilité de son premier article, le directeur, convaincu, répond: «Le citadin aime les coquilles, Monsieur! Cela le flatte de les apercevoir (…) Sois médiocre! C’est ma devise. De là ma notoriété». Finalement, il lui délivre cet ultime conseil: «En ne travaillant pas, vous arriverez peut-être».

Mais au fait, pourquoi ce long développement? Où veux-je en venir? Aurais-je repéré dans l’orientation de la presse actuelle, sans m’en rendre compte, des relents de médiocrité qui feraient écho à l’ironie de Villiers? Comme une troublante similitude entre les propos du directeur des Deux Augures et ceux, par exemple, de Peter Rothenbühler, rédacteur en chef du quotidien Le Matin? Ou encore, dans les humeurs aigres de certains journalistes, genevois de préférence, à l’égard de la littérature romande, quand elle n’est pas pratiquée par un des leurs bien entendu, comme un mouvement de balancier, un retour de manivelle de l’écrivant à l’écrivain? Ou d’autres obscures raisons? Je ne sais plus. Peu importe. De toute façon, mon article est trop long. Personne ne lira sa conclusion: «On lit un blog comme on mange, cher Monsieur, en vitesse, sur le pouce! On n’a pas le temps de penser!»

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