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chronique

  • Mon ami Germain

    DownloadedFile.jpegIl y a longtemps, dans l’autre siècle, mais c’était hier, je musardais dans une librairie de Genève. J’étais jeune étudiant. J’avais des maîtres prestigieux : Jean Starobinski, Michel Butor, Georges Steiner. À l’Université, il n’y avait de bonne littérature que française. Ramuz mis à part, l’on ne connaissait pas un seul nom d’écrivain romand. « La honte ! » dirait ma fille.

     C’était à la librairie du Rond-Point, sur Plainpalais. Je flânais parmi les nouveautés françaises, les seules dignes d’intérêt pour un étudiant genevois. C’était l’époque du Nouveau Roman. Tout le monde lisait donc Alain Robbe-Grillet ou Nathalie Sarraute, les Marc Lévy de ces temps-là. On n’avait pas le choix. On est toujours l’esclave de son époque.

    Un inconnu m’a abordé. Il portait une veste à carreau. Il avait les cheveux en bataille, un accent rocailleux et chantant. Il m’a demandé si je connaissais Georges Haldas ? Hein ? Et Maurice Chappaz ? Pardon ? Et la sublime Corinna Bille ? Pour moi, de parfaits inconnus. Il s’est brusquement animé, m’a emmené dans un recoin secret de la librairie, a sorti des rayons plusieurs livres qu’il a étalés sur la table.

     « Il faut les lire tout de suite ! m’a-t-il dit. S’ils ne sont pas meilleurs que vos Français, au moins sont-ils différents. Et c’est cette différence qui nous constitue, nous autres Suisses romands. Et vous verrez : quelle langue ! Quelle musique ! »

    Je n’avais pas d’argent. Il a souri avec douceur. DownloadedFile-1.jpegIl est allé chercher dans les rayons un roman d’Étienne Barillier, un autre de Gaston Cherpillod et de Nicolas Bouvier et, finalement, un livre intitulé Un Hiver en Arvèche*, d’un auteur (de moi) parfaitement inconnu.

    « Je m’appelle Germain Clavien. C’est moi qui l’ai écrit. Vous verrez, je suis sûr qu’il vous parlera. Pour comprendre la Suisse, il faut lire ses écrivains. »

    L’homme a payé la pile de livres, une petite dizaine, il s’est tourné vers moi : « Je vous les offre, m’a-t-il dit. À une condition : il faut que vous les lisiez tous ! »

    Pendant des années, je n’ai pas revu Germain Clavien. Il est parti vivre à Paris, puis il est retourné dans son Valais natal, une région qu’il adorait. Il s’est occupé de ses vignes, de son verger. Il a écrit des livres magnifiques. Son grand œuvre, c’est la Lettre à l’imaginaire, (22 volumes publiés à ce jour) une chronique de la vie quotidienne, en Valais et ailleurs, une vie en état de grâce et de poésie, un regard affûté sur notre époque obsédée par l’argent, le tintamarre médiatique, la destruction de la Nature.

    J’ai revu Germain des dizaines de fois. C’était un bon vivant et un fin connaisseur des vins de sa région. Nous sommes devenus des amis. Une amitié née grâce aux livres et poursuivie pendant vingt ans. Toujours, en lui, il a gardé ce feu de la révolte et de la poésie. Il est mort dans la nuit de samedi à dimanche dernier, entouré de sa femme et de sa fille. C’était un écrivain qui compte et un homme épatant, drôle, passionné, généreux. Germain va nous manquer terriblement. Heureusement, il nous reste ses livres.

     * Germain Clavien, Un Hiver en Arvèche, Poche Suisse, L’Âge d’Homme, 1995.