TRIBUNAL (07/12/2014)

 

 

par antonin moeri

 

 

 

 

 

Pour avoir assisté à des mises en accusation, des auditions de témoins, des plaidoieries et des lectures de jugements, je peux dire avec le narrateur de «Un exemple» que, dans un tribunal, défilent chaque jour «le vraisemblable, l’invraisemblable et même l’à peine croyable et l’absolument incroyable». Si ce narrateur affirme que «c’est le chroniqueur judiciaire qui approche le mieux la misère humaine et son absurdité», on peut raisonnablement le croire. On pourrait en conclure que la fréquentation des tribunaux est une excellente école pour qui désire raconter des histoires..

Mais le chroniqueur judiciaire gagne sa vie «en écrivant sur des crimes réels ou supposés». Il doit rendre des comptes à la direction du journal qui l’emploie et ne peut se permettre de déraper en désarticulant les faits, en mettant en discussion le moindre événement ou la moindre situation. Le chroniqueur doit obéir à des règles extrêmement précises qu’il ne peut, sous peine de licenciement, transgresser.

 

C’est précisément cette transgression qui excite la verve de l’écrivain Thomas Bernhard. Il laisse entendre qu’il serait devenu fou s’il avait dû, toute sa vie, exercer le métier de chroniqueur judiciaire. Dans «Un exemple», l’auteur-narrateur quitte l’espace sévèrement gardé des rédactions de journaux en convoquant le président Zamponi, «depuis des années le personnage le plus imposant de la Cour d’Appel de la Province de Salzbourg».

Ce président Zamponi vient de condamner à douze ans de réclusion criminelle un «vulgaire maître chanteur». Après lecture du jugement, il se lève et déclare qu’il va faire un exemple. Il sort de sa poche un revolver armé et se loge une balle dans la tête. Le président Zamponi est tué sur le coup.

«Un exemple» est un des textes (réunis dans «L’Imitateur») où le pronom JE est utilisé. Le plus souvent, c’est un NOUS qui prend la parole. «JE vais faire part d’un incident unique». Avec ce JE, le chroniqueur devient tout à coup personnage de fiction. Démêler fiction et «réalité» ne résout rien, puisque l’auteur éprouve un vrai plaisir à déplacer cette frontière, à jouer avec elle.

Exprimer la vérité du réel est impossible en littérature. Le dédoublement permet à TB de se placer à distance des faits à rapporter et d’adopter, à l’égard de ces faits rapportés, un détachement qu’on pourrait appeler ironie. En effet, le métier de chroniqueur judiciaire l’aurait rendu fou s’il avait dû l’exercer toute sa vie.

 

 

Thomas Bernhard: L’Imitateur, Gallimard, 1981


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