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Lettres romandes - Page 10

  • Portraits d'artistes par Claude Dussez

    images-6.jpegVous cherchez désespérément un cadeau à faire à votre bien-aimé(e) en cette période d'échanges symboliques de Noël ?

    Eh bien, ne cherchez plus, vous avez trouvé !

    C'est un livre magnifique de portraits d'artistes (suisses) réalisé par un grand photographe valaisan, Claude Dussez, qui est aussi peintre, graphiste, caricaturiste, et j'en passe. DownloadedFile.jpegOn y retrouve tous celles et ceux qu'on aime, de A comme  Pascal Auberson à Z comme Zep, de Mélanie Chappuis à Georges Haldas (dit Petit Georges), de Brigitte Rosset à Yves Dana, et tant d'autres.

    images-5.jpegClaude Dussez n'a pas son pareil pour jouer de toutes les nuances du noir et blanc et pour saisir le geste, l'expression du visage ou de la main, la parole silencieuse des corps glacés dans la photographie. Précédé d'une excellente préface d'Antoine Duplan, ce livre exceptionnel par sa richesse et la beauté de ses images se doit de faire partie de votre bibliothèque — ou de celle de votre bien-aimé(e) !

    * Claude Dussez dédicacera son livre jeudi 19 décembre à partir de 18h à la librairie Payot Rive Gauche (dans les Rues basses, à

  • L'Ami barbare (4)

    par Jean-Michel Olivier

    DownloadedFile.jpegJe me rappelle votre stupeur, Roman, votre stupeur et votre joie, ce jour de novembre 1989, quand le Mur est tombé.

    Nous étions à Moscou, dans l’arrière-boutique de la librairie, fascinés par l’écran de la télévision : sous nos yeux, à des milliers de kilomètres, un petit homme armé d’une pioche creusait un trou dans la muraille qui jusqu’alors coupait le monde en deux. Impossible ! La brèche s’élargissait de minute en minute. Une foule immense, armée de pelles et de marteaux, venait lui prêter main-forte. Les pierres volaient dans tous les sens.

    Bientôt, la brèche fut si large qu’elle offrit le passage à des centaines d’hommes et de femmes massés en longues files joyeuses de chaque côté de la frontière. Les gens se serraient dans les bras. On s’embrassait. On versait des torrents de larmes.

    Vous l’aviez prédit plusieurs fois : un jour, le monde serait réunifié.

    Ce soir-là, devant l’écran lumineux, votre stupeur était profonde et votre joie était celle de la résurrection. La foi sans faille dans le Sauveur. Le mépris des dangers et de la mort. Ce même mépris qui vous faisait chanter, enfant, sous les bombardements nazis, à Pâques : « Ils ne peuvent pas nous tuer. »

    J’étais étudiante en histoire, à Moscou, et je venais souvent me réfugier dans votre librairie. C’est là que nous nous sommes rencontrés. Je cherchais un livre sur Maxime Gorki que je ne trouvais pas. Et, bien sûr, en moins d’une minute, vous avez déniché l’ouvrage dans les travées poussiéreuses de la librairie.

    Quelques instants plus tard, le grand Rostropovitch, que vous n’aimiez pas tellement, s’est installé avec son violoncelle devant la brèche ouverte et il a commencé à jouer une Chaconne de Bach en faisant résonner son instrument comme s’il était accompagné par un orchestre symphonique.

    L’histoire ne se répète jamais : elle avance en musique, insolente et farceuse, et elle nous étonne toujours.

    Quand je suis retournée à Delphica, quelques jours plus tard, on m’a dit que vous étiez en voyage, mais que vous alliez revenir.

    Où étiez-vous, Roman ?

    À Lausanne, enfermé dans votre tanière, devant l’iconostase de votre bureau ? À Genève ou à Belgrade où vous retourniez souvent depuis la mort du maréchal Tito ? À Milan, Bruxelles ou Montréal, dans ces Salons du Livre où vous aimiez monter la garde devant le stand de la Maison et rencontrer des inconnus ?

    Toujours, quand quelqu’un demandait de vos nouvelles, on lui faisait la même réponse :

    « Il va venir. »

    Vous êtes toujours l’homme qui arrive.

  • L'Ami barbare (3)

     349057970.33.jpegÀ la Maison, on ne publie pas que des best-sellers.

    Notre spécialité, depuis toujours, c’est d’éditer des livres impubliables. Pas besoin d’aller les chercher à l’autre bout du monde : ils arrivent tout seuls, de la main à la main ou par courrier express. On dirait que les gens se sont donné le mot. Si un type, quelque part, écrit un livre au titre impossible, forcément invendable, c’est vers nous qu’il se tourne à tous les coups. Souvent, il ne prend même pas la peine de faire le tour des autres éditeurs.

    Il se dit : « J’ai écrit un bouquin génial, mais trop pointu, qui n’intéressera personne. C’est donc à la Maison que je dois le donner. »

    Ainsi, au fil des ans, nous avons enrichi notre catalogue avec des titres rares et d’autant plus précieux que personne ne les a achetés, à part quelques esprits pervers ou entichés d’ésotérisme (je ne compte pas la famille, parfois nombreuse, de l’auteur de la chose).

    Aucun écho, nulle part, ni dans Le Provencal, ni dans Le Fanal de Rouen, ni même dans La Gazette d’Amphyon.

    Et pas une seule commande dans les librairies.

    Tu es très fier, pourtant, d’avoir publié en langue serbo-croate cette Histoire du chou (une psychanalyse) de Sébastien Rial dont les invendus occupent une moitié de la cave. De même pour le fameux Indicateur des horaires de trains et de tramwasy à Belgrade et ses environs d’Édouard Sam, un livre introuvable (et pour cause !) dans le monde slave.

    Voici la liste de nos worst-sellers. Les fleurons de notre catalogue. Aucun ne s’est vendu à plus de dix exemplaires.

    —     Les attelages lesbiens, une étude genre, de Justine Meyer.

    —     Destin de la féra (une histoire au long cours) de Marc Bron.

    —     L’âne dans les guerres balkaniques de Slatko Makic.

    —     Tricoter avec des poils de chèvre de Léontine Prince.

    —     Après l’orgie : vers une politique de l’épuisement de Michel Cyprès.

    —     Ces prophètes qui regardent en arrière ou l’éloge du rétroviseur de Dominique Wohlschlag.

    —     Sadisme et boulimie de Dominique Ducroc.

    —     Comment chier dans les bois : une approche écologiquement responsable d’un art perdu de Gabrielle Lescure.

    —     Ce passé qui ne passe pas (une histoire du vomi) de Jean-Luc Legore.

    —     Éloge de la fondue (pour une solution suisse au conflit israélo-palestinien) de Hans Fehr.

    —     Petite histoire de la quenelle de Francis Richard.

    —     Littérature romande et dépression d’Adrien Pasquali.

    —     Le Grand Livre des amours trans de Camille Double.

    —     Les mots et les roses (pour une anatomie du nez) de Michel Foucal.

    —     L’odeur de sainteté (ou la saga des papes constipés) de Bénédicte Duvanel.

  • Soirée littéraire avec Antonin Moeri TULALU à LAUSANNE

     

    Tulalu!?, une association pour la promotion de la littérature suisse romande


    http://tulalu.wordpress.com  

         

    079 791 92 43

     

     

    La dernière rencontre Tulalu!? de l'année aura lieu le 2 décembre prochain.

    Notre association accueillera l'auteur Antonin Moeri au restaurant Le Lausanne-Moudon, à Lausanne.

     

    Au cours de cette soirée, nous découvrirons le dernier ouvrage de l'auteur "Encore chéri", publié chez Bernard Campiche. 

     

    Nous entendrons également un extrait de sa nouvelle érotique "Amore", récemment publiée par les éditions Paulette dans le collectif "Le Dos de la cuiller" (ces ouvrages seront mis en vente après la soirée).

     

    Si vous souhaitez assister au souper avec Antonin Moeri et le comité Tulalu!? à 18h30 au Lausanne-Moudon (souper payant), inscrivez-vous directement auprès de nous. 

     

    La soirée commencera à 20h à l'étage, toujours au Lausanne-Moudon (entrée libre).

     

    La rencontre sera ponctuée d'extraits de textes de notre invité. Ils seront interprétés par les artistes Laurence Morisot, Danielle Goren et Nicolas Bonstein.

     

    En nous réjouissant de vous revoir à cette occasion, nous vous prions de recevoir, Madame, Monsieur, nos meilleures salutations.

     

    Carole Dubuis,

    présidente


  • Toast à Pierre-Yves Lador, Prix des Écrivains vaudois 2013

    par Jean-Michel Olivier

    DownloadedFile.jpegSi, un jour, quelqu’un vient sonner à votre porte, un grand escogriffe barbu, un peu hirsute, en salopettes de jardinier, qui se prétend poète, par exemple, réfléchissez bien avant d’ouvrir ! Car il pourrait non seulement vous en cuire, mais surtout il se peut qu’il vous fasse découvrir des plaisirs dont vous ne soupçonniez pas même l’existence.

    Certains écrivains tissent leur toile comme les araignées. C’est une question de mailles et de coutures, de pièces rapportées, de plis et de faux plis, d’ourlets. Le lecteur aime à se prendre dans leurs fils avant, parfois, de se faire dévorer tout cru — ou tout cuit.

    D’autres écrivains construisent leur maison avec des mots. Elle est vaste comme une église ou secrète comme une chapelle. Parfois, elle ne comporte pas de fenêtre. Mais le plus souvent elle est percée d’une multitude de portes. On peut y pénétrer de plusieurs manières.

    « À peine la porte poussée, je me trouvai dans une espèce de bulle mouvante, souple et ferme, translucide. Je m’avançai vers une ouverture qui donnait sur une nouvelle bulle disposant de trois ouvertures. DownloadedFile-1.jpegIl s’agissait d’une espèce d’architecture de mousse, chuchotant ou chuintant, crissant, se balançant doucement. »*

    La maison de Pierre-Yves Lador est donc faite de mots, qui sont autant de portes ouvertes ou entrouvertes sur des multiples labyrinthes. Les mots s’ouvrent comme des portes, donc. Comme des fleurs aussi. De là vient la lumière. Le parfum des mots et des roses. Et ils ouvrent, à leur tour, ces mots, sur d’autres mots, qui s’ouvrent et guident le lecteur.

    On n’est plus dans le texte tissé par un maître tisserand, mais dans une architexture sonore où tout n’est que seuils et embrasures, serrures et mots-clés — et caisses de résonance.

    « Les portes n’ouvrent pas seulement un destin, mais des millions d’autres. Colomb ouvre la porte de la mondialisation, Sade la porte de la prison édénique et en tuant dieu, tue l’homme, Freud ouvre la porte de la peste, Jung la porte de la connaissance, Dali la porte cannibale, True Blood la porte animale… »

    Ouvrir sa porte, mesdames, à l’inconnu qui vient frapper, à l’alien, à l’étranger, au poète un peu hirsute, mais beau parleur venu vendre ses livres, cela vous expose donc à toutes sortes de périls !

    images.jpeg« Viens, la poésie je ne sais pas ce que c’est et tu ne fais pas tout ça pour vendre ta brochure à dix balles ! Est-ce que les autres t’en achètent ? Je dis que oui. Je remarquai alors que la porte comportait un verrou à cinq pênes et une barre de sécurité debout, inerte, dans l’encoignure et réalisai qu’elle ne les avait pas utilisés, se fiant à son petit verrou ordinaire. »

    Les serrures, les verrous, les chambranles, les bobinettes comme les fermetures-éclair ne résistent pas longtemps au poète qui sait jongler avec les mots. Et bientôt les dernières digues sautent, si j’ose dire, les corps se mêlent dans un mélange sans confusion de salive et de sperme.

    « Je humai, goûtai, regardai, auscultai. Nos doigts ne se démêlaient que pour s’enfiler, s’insinuer, s’enfoncer, glisser, limer, frotter, polir, pincer, griffer, s’accrocher, prendre, se faire aspirer avant d’être léchées comme des sucettes roses. Meilleurs ouvriers, nous passions sans cesse de l’animalité la plus faunesque à l’humanité la plus éclatée, entre fesses, orteils et oreilles, sauvages et empathiques. »

    Au passage, relevons le glissement du langage cru animal aux mots cuits de l’humain. Toute la poétique de Pierre-Yves Lador se cache dans ce glissement progressif vers le plaisir promis et suggéré par les mots.

    C’est encore une porte qui s’ouvre sur l’inconnu.

    « L’érotisme est une voie entre les mondes, dit Éliane, la grande prêtresse de l’amour. Désirer, c’est ouvrir la porte. Après, il faut passer le seuil…

    —     et revenir…

    — Si l’on veut, mais ne pense pas à revenir quand tu veux partir. Tu n’es pas de ces obsessionnels qui doivent défaire leurs pas pour revenir par le même chemin, comme on défait un tricot, pour refaire le peloton matriciel, le retour, s’il y en a un, se fait toujours en avançant, par un chemin neuf, neuf pour toi, toujours plus loin même si tu crois retourner ou rester immobile. La rivière est sans retour. »

    DownloadedFile-2.jpegOuvrir sa porte à l’inconnu, mesdames, c’est courir le risque d’être découvert (ou découverte).

    D’être entraîné dans un labyrinthe de mots au cœur duquel, bien entendu, veille le Minotaure, la bête humaine, l’homme au désir animal. Mais c’est aussi, pour Pierre-Yves Lador, une chance unique d’accéder à la connaissance, au cœur secret des choses, à l’essence de l’homme qui se révèle par la chair et les mots.

    Une crue de mots — parfois très crus — qui vous emportent dans leur sillage vers des tropiques où l’homme cuit sous le soleil, barbu un peu hirsute, un petit livre de poèmes à la main.

    * Pierre-Yves Lador, Chambranles et embrasures, édition de l'Aire, 2013.

    et La Guerre des Légumes, éditions Olivier Morattel, 2012.

  • Pourquoi on ne lit plus Ramuz

    par Jean-Michel Olivier

    images.jpegUn excellent article sous la signature d'Isabelle Falconnier, dans L'Hebdo, salue à sa juste valeur l'achèvement du chantier du siècle : l'édition critique de l'œuvre complète de Charles Ferdinand Ramuz. Belle aventure que ce travail de plusieurs années, accompli par une équipe de chercheurs patentés sous la direction, entre autres, de Roger Francillon et Daniele Maggetti ! Travail admirable, par son érudition et sa patience, et indispensable à la fine compréhension de l'écrivain vaudois.

    Cela donne, au final, plus de 30 volumes, publiés chez Slatkine*, sans compter les deux volumes publiés en 2005 dans la prestigieuse collection de Pléiade de Gallimard**.

    Évidemment, ce chantier a un prix. Il est exorbitant : 4,7 millions de francs. Sans compter les subventions offertes aux éditeurs (importantes, elles aussi) pour publier ces Œuvres complètes. Quand on pense aux difficultés qu'ont les éditeurs romands à obtenir ici 1000 Frs, là 2000 Frs pour publier le premier roman d'un auteur inconnu, il y a là comme un fossé difficilement justifiable…

    images-1.jpegLe coût de ce « chantier » est énorme, certes, mais il permet de mieux appréhender un auteur qui reste peu et mal lu. Pour cela, je me félicite, comme Isabelle Falconnier, de cette édition qui fera référence.

    La question, pour moi, est ailleurs. Non dans les sommes exorbitantes consacrées à cette opération, mais plutôt dans la finalité de l'entreprise. À qui s'adressent ces œuvres complètes ? Non au simple lecteur, curieux de littérature romande et amateur de bons livres. Mais avant tout aux spécialistes, aux érudits, aux étudiants, aux professeurs d'Université.

    Si le travail de CFR est présenté clairement, si les grandes lignes de son « programme poétique » sont tracées avec justesse, on peut tout de même déplorer les excès de jargon (« génétique », « sociologique », « sociolinguistique ») qui alourdissent les notes et les préfaces de touches pédantes, pour ne pas dire cuistres, et n'ajoutent rien à la compréhensions des textes de Ramuz.

    Un exemple (mais il y en a des dizaines) : voici comment un critique — Vincent Verselle pour ne pas le nommer —  explique le goût qu'avait Ramuz de commencer ses paragraphes par la conjonction « et » :  « la récurrence de ce connecteur à l’entame d’unité propositionnelle marque fortement la subjectivité énonciative et son activité ».

    « N’y a-t-il pas là un signe d’impolitesse et de cuistrerie à l’égard du public non initié ? » demande avec justesse Jean-Louis Kuffer.


    N'y a-t-il pas le risque, ici et là, de perdre le lecteur, même inconditionnel du poète vaudois, ou même de le faire rire ?

    Mais la question principale n'est pas là, je l'ai dit. Cette édition est remarquable par bien des aspects. Elle contentera les étudiants en Lettres et les professeurs d'Université. images-4.jpegEt elle fera plaisir aux attachés d'ambassades qui exposent les Pléiades dans leurs plus belles vitrines (d'autant plus que les jours de cette collection prestigieuse, à entendre Antoine Gallimard, sont comptés : dans 10 ans, il n'y aura plus de Pléiades en version papier, mais uniquement en édition numérique).

    Le grand Ramuz gagne-t-il des lecteurs avec cette entreprise savante et coûteuse ? On peut légitimement en douter.

    La grande question est là, toujours la même, depuis un siècle : pourquoi ne lit-on pas Ramuz ? Et d'autant moins depuis sa mort ?

    Isabelle Falconnier, en interrogeant quelques écrivains romands, fournit une amorce de réponse. DownloadedFile-1.jpegJanine Massard, une grande lectrice, déplore la misogynie de l'auteur. Stéphane Bovon, quant à lui, trouve les dialogues de CFR artificiels, ses romans mal construits, sa thématique éculée. Sans parler de la langue, travaillée au point d'en paraître indigeste…

    Je suis un grand admirateur de Ramuz. Je ne l'ai pas toujours été. En tant que collégien, je déplorais sa lourdeur, sa vision arriérée de la femme et des rapports amoureux, son côté « Livret de famille vaudois ». J'ai appris à l'aimer. DownloadedFile.jpegEn lisant La Beauté sur la terre, par exemple, roman très moderne par ses thèmes. En découvrant ses essais, remarquables, comme Taille de l'homme ou encore Raison d'être. Et sa fameuse et extraordinaire Lettre à Bernard Grasset. Et aujourd'hui je le place parmi les grands écrivains du siècle passé. Presque aussi haut que Céline (qu'il a influencé), Camus, Cohen ou Duras.

    N'aurait-il pas mieux valu commencer par cette question : pourquoi ne lit-on plus Ramuz aujourd'hui ? Et essayer de le faire plus lire et mieux connaître ? Est-ce qu'une bonne édition de poche (par exemple) n'aurait pas été la meilleure réponse à cette question qui se pose aujourd'hui et se posera encore plus demain ?

    Car notre Charles Ferdinand mérite avant tout d'être lu, sinon par tout le monde, du moins par le plus de monde possible. Il n'est pas réservé à une élite de lecteurs érudits. Ce n'est pas un auteur pour happy few. Il ne le voulait pas et il ne doit pas l'être. Son œuvre, parfois difficile d'accès, s'adresse à l'homme universel — et non aux castes, aux sectes, aux clubs de lecture paroissiale.

    * Charles Ferdinand Ramuz, Œuvres complètes, éditions Slatkine.

    ** Charles Ferdinand Ramuz, Œuvres complètes, 2 volumes, collection de la Pléiade, Gallimard, 2005.

  • La littérature romande, et après…

    par Jean-Michel Olivier

    Depuis un siècle, la littérature romande roupillait. Romans abscons. Rêveries de gardiens de chèvre. Confessions de femmes mûres amoureuses de leur psy. Introspections vaseuses, vaguement inspirées de Paris. Dernières nouvelles de ma dépression (ou comment j’ai raté mon suicide)…

    Bref, tout ce que l’Université, un jour de pluie, avait estampillé « littérature romande » et qui a fait bâiller plus d’un lecteur.

    images-2.jpegHeureusement, ces temps mornes ont vécu. Depuis L’Amour nègre et le succès d’un certain Joël Dicker, les vannes se sont ouvertes. Et, miracle, on s’aperçoit qu’il existe une littérature vivante dans notre pays. Le terreau n’a jamais été aussi riche. Beaucoup de jeunes pousses. Et de grande qualité.

    N’en déplaise aux cuistres, on n’avait jamais vu ça auparavant.

    Chaque rentrée littéraire réserve des surprises. Des bonnes et des mauvaises. Je passerai sur ces dernières, qui sont nombreuses. Mais il y a aussi les bonnes, et les très bonnes même. Je pourrais citer dix noms d’écrivains qui n’ont pas la quarantaine, tous surprenants, tous prometteurs : Antonio Albanese, Anne-Frédérique Rochat, Damien Murith, Isabelle Æschlimann, Max Lobe, Aude Seigne, Laure Chappuis, Fred Valet, Marina Salzmann…

    Mais cette rentrée, à mon avis, est marquée par deux livres qui feront date. D’abord, c’est le premier roman d’un auteur né à Nyon, images-1.jpegAntoine Jaquier (photo de droite), qui raconte la descente aux enfers d’un jeune homme, Jacques, pris dans les rets des paradis artificiels. S’il est terrible, impitoyable même par la précision de ses scènes, Ils sont tous morts* brille aussi par son style, musical, épuré, travaillé comme une symphonie en plusieurs mouvements. Une indéniable réussite.

    Ensuite, bien sûr, il y a Mouron, Quentin de son prénom, l’agaçant surdoué de nos Lettres. Il nous avait bluffés avec son premier livre, Au point d’effusion des égouts, un peu déçu avec le second, qui se passait au Canada. images.jpegAvec La Combustion humaine**, il rue dans les brancards. C’est brillant, drôle, bien enlevé. Le jeune auteur canado-suisse (23 ans !) brosse le portrait d’un éditeur de chez nous, Jacques Vaillant-Morel, subtil mélange de plusieurs personnages bien connus. Cet éditeur, fasciné par la Grande Littérature (Proust), est déçu par l’époque morne et frivole que nous vivons et il peine à cacher le mépris qu’il porte à ses auteurs. Bien sûr, il souffre de n’être pas reconnu à sa juste valeur. On ne sait d’où il vient, ni où il va. On se demande même pourquoi il persiste à éditer des livres. Mais à travers ce personnage désabusé, Mouron dresse un état des lieux sans concession du monde littéraire romand. Ses coquetèles. Ses dames de paroisse affectées. Ses responsables de la culture ignares et fanfarons. C’est très drôle, caustique, bien observé, même si le tout, peut-être, ne fait pas un roman, mais une longue nouvelle. En tout cas, cela vaut le détour.

    La littérature romande — si choyée par les dames patronnesses — est morte. Une autre a vu le jour. Elle est vivante et colorée, drôle, tragique, originale et imaginative.

    Personne ne s’en plaindra.

    * Antoine Jaquier, Ils sont tous morts, roman, L’Âge d’Homme, 2013.

    ** Quentin Mouron, La Combustion humaine, roman, Olivier Morattel éditeur, 2013.

  • Les bonnes surprises de la rentrée

    images.jpeg

    par Jean-Michel Olivier

    La rentrée littéraire romande réserve bien des surprises. Des bonnes et des mauvaises. Parmi les bonnes surprises, le premier livre d'Antoine Jaquier (né à Nyon en 1970). Malgré les apparences, Ils sont tous morts*, titre de ce premier opus, n'est pas le livre d'un débutant. On sent que son auteur a longtemps remis l'ouvrage sur le métier, qu'il a laissé le texte se décanter et qu'il l'a beaucoup remanié. C'est tout à son honneur. Car ce premier roman, qui plonge jusqu'aux tréfonds du noir, est une réussite non seulement par ses thèmes, mais aussi par sa forme.

    Il s'agit d'une descente aux enfers, celle de Jacques, ou encore Jack, adolescent d'un village vaudois qui pourrait se trouver sur les hauts de Lausanne. Dès les premières pages, Jacques entame une dérive qui commence par de l'argent dérobé à sa mère, le braquage d'une banque, puis une fuite vers les paradis perdus (et jamais retrouvés) de la lointaine Thaïlande. On sait peu de choses sur Jacques, sinon qu'il vit avec une mère bonne comme le pain, mais dépassée par les événements, et un frère déjà tombé dans la drogue et malade du Sida. On n'en saura pas plus sur l'environnement familial du héros — et, dans un sens, c'est bien dommage, car jamais ne s'éclaire la question du comment et du pourquoi il va en arriver là. Le lecteur aussi se pose ces questions, qui ne seront hélas pas abordées…

    Décrivant avec une précision chirurgicale les rituels du fix, du speed-ball ou du joint qui tourne dans les soirées (on sait qu'il a connu ce monde de près), Jaquier nous entraîne dans la marge, parmi ceux qui ne comptent pas, ne travaillent pas, ne votent pas non plus. Les exclus (souvent volontaires) de la belle société vaudoise. Et cette marge est fascinante tant elle semble aspirée par la mort. No future. No hope. L'amitié qui se noue entre potes, compagnons de défonce, est aussi illusoire que l'amour qui semble naître, quelquefois, entre une fille et un gars, et qui, en fin de compte, n'est qu'une réaction chimique. Dans le registre de la noirceur, Jaquier va au bout de l'enfer — un enfer qui ne fait pas envie : maladie, déglingue, crises de paranoïa, et finalement, comme il l'écrit, une « anesthésie générale, de la tête au cœur. L'âme flotte, se dissipe, puis se rend. »

    Ils sont tous morts est le récit d'une reddition : à part Manu, sauvé miraculeusement par un gourou bouddhiste, ancien légionnaire français, et la belle Chloé (dont on aimerait en savoir davantage) qui se projette dans l'aide humanitaire, tous les protagonistes du roman sont condamnés. D'avance, pourrait-on dire. Car le livre de Jaquier, par son art du détail et sa dureté, est sans doute le meilleur antidote aux paradis artificiels.

    Pour chaque livre, un écrivain se doit d'inventer un style, une langue, un rythme. Dans ce premier roman longuement mûri, Antoine Jaquier a trouvé le style qui convenait à cette descente aux enfers : utilisation très efficace de l'argot, phrases scandées, souvent à la manière des alexandrins, qui donnent une impulsion foudroyante au récit, roman qui emprunte au polar ses codes et ses coups de théâtre, souvent très gore.

    En un mot, une grande réussite.

    * Antoine Jaquier, Ils sont tous morts, roman, L'Âge d'Homme, 2013.

  • Retour d'Égypte

    DownloadedFile.jpegMarlène Belilos n'est pas une inconnue. Née à Alexandrie en 1942, elle est obligée de fuir l'Égypte à l'arrivée de Nasser. Puis c'est l'Italie, la France, la Suisse où Marlène, en tant que journaliste, travaille pour les journaux et la télévision romande, dont elle est exclue, à l'époque de Lôzanne bouge, avec quelques autres (dont Nathalie Nath et Michel Boujut). L'affaire, à l'époque, fait grand bruit. Et la TSR, où règne une chasse aux sorcières, n'en sort pas grandie ! Un peu d'enseignement, ensuite. Puis direction Paris, où elle produit des émissions sur TV5 Monde et France-Culture. Et devient, last but not least, psychanalyste…
    Elle nous donne aujourd'hui un petit livre épatant*, qu'on lit avec délectation. Il raconte l'exil forcé du roi Farouk, 32 ans, qui a porté tous les espoirs de liberté du peuple égyptien. Nous sommes le 26 juillet 1952. Farouk embarque sur son yacht, « le Bien Protégé », pour quitter à jamais son pays. Marlène Belilos, 10 ans à l'époque, reconstitue avec douceur et nostalgie cette journée historique : la ville d'Alexandrie où vivait sa famille, le mélange harmonieux des langues et des cultures, les parfums des échoppes d'épices, le marchand d'eau de rose. « L'air sent le sel et il ne pleut jamais… »

    Peu à peu, les choses vont changer. Les étrangers (expats, juifs sépharades, Anglais, Français) ne sont plus bienvenus. Le pays croule sous les dettes et Nasser, bientôt, va nationaliser le Canal de Suez. images.jpegPour la famille Belilos, riche famille juive venue d'Alep, en Syrie, l'heure de l'exil a sonné. « Mon père aussi avait perdu, tout comme Farouk, sinon son royaume, en tout cas son palais. » C'est alors le départ forcé. Pour les plus pauvres, israël. Pour les plus fortuné, l'Europe imaginaire. L'Italie, la France, la Suisse, selon le grand loto des passeports.

    À travers une série de souvenirs, qui sont autant de photographies, tantôt nettes et tantôt un peu floues, Marlène Belilos reconstitue une patrie perdue : l'Égypte de son enfance. La langue est belle et émouvante. Elle trouve les mots justes pour dire la brisure, l'exil, la séparation. C'est la langue du cœur.

    Ce livre lumineux se termine sur l'évocation du plus grand héritage égyptien : l'écriture, qui ressuscite l'enfance, et permet de transmettre l'émotion, les souvenirs, les connaissances. En un mot, ce qu'on a perdu.

    * Marlène Belilos, Le Yacht du roi Farouk, éditions Michel de Maule, 2013.

  • À bicyclette avec Mousse Boulanger

     Qu’est-ce qu’un écrivain ? Une voix, un style. Une présence. Mais aussi : un engagement,  une vision singulière du monde. Une mémoire. Sans oublier, bien sûr, la fantaisie et un goût irrépressible pour la liberté.

    images.jpegToutes ces qualités, on les retrouve, brillantes comme un diamant, chez Mousse Boulanger. Faut-il encore présenter cette femme au destin extraordinaire, née à Boncourt en 1926, dans une famille nombreuse, et qui fut, tour à tour, journaliste, productrice à la radio, comédienne, écrivaine et poète ?

    Une voix, disais-je, une présence immédiate. La vibration de l’émotion poétique.

    À l’époque où elle travaillait à la radio romande, Mousse Boulanger a interrogé des dizaines d’écrivains, suisses et français, sur leur relation à la langue, leur credo, leur engagement. À ce travail journalistique s’est ajoutée, depuis toujours, la passion de la poésie. Cette passion qu’elle a vécue et partagée avec son mari, Pierre Boulanger, journaliste et poète, lui aussi, et qu’elle a diffusée, des années durant, dans des récitals poétiques qui faisaient vibrer les villes et les villages.

    Une voix, un regard malicieux, une présence.

    Mousse Boulanger, qui fut l’amie de Gustave Roud et de Vio Martin, s’est beaucoup dévouée pour les autres. Elle a pourtant trouvé le temps d’écrire une trentaine de livres : essais, romans, nouvelles, poèmes. C’est dire si sa voix est riche et porte loin ! Cette œuvre, encore trop méconnue, est l’une des plus vivantes de Suisse romande. Il faut relire l’Écuelle des souvenirs, splendides poèmes de la mémoire, et son dernier polar, Du Sang à l’aube, modèle du genre policier.

    boulangerrien270.jpgCe mois-ci, Mousse Boulanger publie Les Frontalières*, un livre magnifique qui est à la lisière du récit et du poème. La lisière, les limites, la frontière : c’est  la vie de la narratrice, petite fille toujours en vadrouille, qui passe gaillardement de Suisse en France, et vice versa, dans les années qui précèdent la Seconde guerre mondiale. L’herbe est toujours plus verte, bien sûr, de l’autre côté. Elle franchit la frontière à bicyclette, sans se préoccuper des gros nuages noirs qui envahissent le ciel. À travers ses souvenirs d’enfance, Mousse Boulanger ravive la mémoire d’une époque, d’un village, d’une famille. Elle brosse le portrait émouvant d’une mère éprise de liberté qui ne comprend pas toujours ses enfants.

    « Allez, courage, dans dix minutes, on est à la maison ! »

    La seule maison qui compte, pour la fillette de douze ans qui a la bougeotte, c’est l’amour, la liberté, la poésie…

    Il faut lire ce récit haletant, écrit dans une langue vive, rapide, qui sait aller à l’essentiel. Il nous incite à franchir les frontières, plus ou moins imaginaires, qui limitent nos vies. Les interdits stupides. Les conventions. Nous sommes tous des frontaliers, déchirés entre deux pays. La patrie de nos pères et le royaume allègre et tendre de nos mères.

    * Mousse Boulanger, Les Frontalières, L’Âge d’Homme, 2013.