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Lettres romandes - Page 7

  • Le grillon du foyer (Olivier Sillig)

    images.jpegPar Jean-Michel Olivier

    Ça commence comme un conte ou un polar américain de série B : un minibus tombe en panne en rase campagne (un coin perdu de l’Aveyron), et John, le conducteur, un touriste anglais en vadrouille, ne sait que faire. Sa femme Helen l’a quitté deux jours plus tôt. Il ne connaît personne, ni rien de la région. Surgit alors de nulle part un bel adolescent qui l’aidera à pousser le minibus jusqu’aux Bains, où vit une communauté de marginaux. Cet adolescent — le môme — se prénomme Jérémie Crichon. Mais bien vite, pour tout le monde, il sera Jiminy — allusion au Pinocchio de Collodi et à Jiminy Cricket, la bonne conscience du pantin de bois.

    Au fil des jours, John va s’intégrer dans cette communauté qui compte une dizaine de personnes et vit en autarcie. Il y a des tensions, des conflits, comme dans toute société, mais Jiminy, en bon génie des lieux, trouve toujours le moyen de les régler. En particulier en couchant avec tout le monde, les femmes comme les hommes (« Jouir sans entraves » était l’un des slogans de 68 : il est ici mis en pratique). images-1.jpegC’est « un rayon de soleil ». L’incarnation, douce et joyeuse, du lien social. Grâce à lui, malgré les difficultés matérielles, la petite société tient le coup. Jusqu’au jour où un méchant agent immobilier vient reprendre possession du domaine où vivent les marginaux.

    Dans un style simple et efficace, qui supprime tous les adjectifs, Sillig parvient à donner corps à l’utopie communautaire de mai 68. Cette utopie repose en grande partie sur une totale liberté sexuelle — pierre de voûte de toute libération personnelle — incarnée par Jiminy qui virevolte d’un sexe à l’autre, donnant et recevant du plaisir de chacun, sans jamais se fixer avec personne, comme le parfait grillon du foyer.

    Bien sûr, la réalité va rattraper les doux rêveurs et le conte, à l’inverse de la plupart des contes de fée, se terminera mal. Dans la rage et le sang. Jiminy sera sacrifié sur l’autel des utopies, et exécuté. Quatre ans avant qu’un certain Robert Badinter n’abolisse pour toujours la peine de mort.

    Même si le livre est un peu long (pas mal d’anecdotes inutiles) et la fin, abrupte, il se lit comme une fable entendue dans l’enfance, avec émotion et une pointe de nostalgie.

    * Olivier Sillig, Jiminy Cricket, roman, l’Âge d’Homme, 2015.

  • Les années berlinoises (Anne Brécart)

    images.jpegpar Jean-Michel Olivier

    Il y a toujours, chez Anne Brécart, ce silence et ces glaces qui habitent ses personnages de femmes, ces atmosphères de brume, ces gestes à peine esquissés qui restent comme suspendus dans le vide. On retrouve ces couleurs et ce charme dans son dernier roman, La Femme provisoire*, son livre sans doute le plus abouti.

    Tout se passe à Berlin, dans les années 70 (ou 80 ?), dans cette ville à la fois ouverte à tous les vents et encerclée par un haut mur de briques. C’est le refuge, à cette époque, de beaucoup d’étudiants étrangers (turcs, mais aussi anglais, espagnols, suisses). Certains sont vraiment venus suivre les cours de l’Université. Les autres vivent de petits boulots. Mais tous sont là provisoirement. De passage. En transit. Comme l’héroïne du roman d’Anne Brécart qui vient rencontrer, à Berlin, une écrivaine allemande qu’elle essaie de traduire. C’est une femme blessée qui vient de subir un avortement et porte encore en elle le fantôme de l’enfant à naître. C’est aussi une femme libre qui vit seule, parmi ses livres, et qui rencontrera un bel amant de passage. Elle saura peu de choses de lui. Mais partagera un grand appartement avec cet homme qui vient d’avoir un enfant, et dont la femme a disparu.

    images-1.jpegLa narratrice se glissera dans la peau d’une mère absente. Elle s’occupera de cet enfant, comme s’il était le sien, et elle jouera parfaitement (un peu inconsciemment) le rôle de la mère provisoire. Avant de rendre cet enfant — comme dans le fameux film de Wim Wenders, Paris, Texas — à sa mère biologique. C’est cet enfant, vingt ans plus tard, qui viendra lui rendre visite, un beau matin, sans crier gare, et enclenchera le mécanisme du souvenir et l’envie d’écrire son histoire.

    Il y a beaucoup de finesse, et de mélancolie, dans ce livre doux-amer qui retrace le destin d’une femme libre, ouverte aux rencontres, qui se retrouve comme obligée (par amour, par humanité) de jouer des rôles qu’elle n’a pas choisis. Elle est une mère provisoire, comme une maîtresse provisoire, une étrangère de passage. Elle n’arrive pas à se fixer. Pourtant, comme on écrit sa vie, elle laisse des traces derrière elle, images, amours, sensations, regrets, qui un jour la rattrapent. Cela donne un beau livre qui accompagne longtemps le lecteur.

    * Anne Brécart, La Femme provisoire, roman, Zoé, 2015.

  • fable au paradis fiscal

     

     

    par antonin moeri

     

     

     

     

    Savoir joyeusement et habilement ficeler un bon roman n’est pas donné à tout le monde. Marie-Jeanne Urech (Prix Bibliomédia 2010 et Prix Rambert 2013) réussit, dans son dernier opus, à prendre la main (si j’ose dire) du lecteur et à l’emmener dans un sympathique paradis fiscal helvétique. On se croit dans un fabliau avec ses monstres (promoteurs, élus, entrepreneurs, religieux) et ses personnages purs (Modeste l’Etranger qui vivra avec Elytre, fille muette qui confond, à l’écrit, compte et conte..., Yapaklou et sa soeur Zibeline).

    Dans une petite ville de la Suisse centrale débarque donc l’Etranger qui va s’installer dans un appartement vide où il pourra développer ses talents. Pour fabriquer les meubles, il utilisera des planches: «Modeste sublimait à travers ses meubles les palissades volées sur les chantiers»... Ce qui compte à Z c’est la convivialité, la joie, la fête. Des fêtes organisées pour des habitants qui, malgré le vent de méfiance et de repli qui souffle sur la Suisse, acceptent l’établissement de l’Etranger et de sa compagne Elytre (elle ne se lasse pas de contempler les montgolfières montant à l’horizon..., elle tient du papillon un sens de l’espace très développé).

    Or l’Etranger n’a qu’à bien se tenir et, pour être totalement intégré, il devra accepter un contrat avec le Mairesse (sic) qui veut se débarrasser de la Mère Supérieure, car les promoteurs doivent étendre leur emprise sur les terrains de l’Eglise. Contrat que Modeste va accepter en égorgeant la Mère Supérieure... Mais attention!... nous sommes dans un conte et tout finira bien. Elytre et son désormais mari s’envoleront dans une montgolfière pour aller découvrir ailleurs le paradis qu’ils portent dans leur coeur.

    Ce fabliau fonctionne à merveille grâce à une belle langue inventive et grâce à cette distance ironique que la narratrice établit avec son lecteur. Les «n’allez pas croire que...», «ouvrons une parenthèse» ou «n’imaginez pas que...» nous donnent l’impression d’assister à un spectacle de rue ou de marionnettes... Quant à la langue, Marie-Jeanne Urech excelle dans la savoureuse création de mots-valises tels «les craquelurlements du glacier», «tentoculaire», «un vin solennatieux», «la calorpitude», «une robe froissonnée», «une ville de frappadingues» ou «une nuit entresommeillée».

    A une époque où l’Etranger (l’Autre) est stigmatisé, où les différentes habitudes de vie au sein d’une population sont montrées du doigt, le roman de Marie-Jeanne Urech est certes porteur d’un message d’ouverture, de conviction, mais il pose également (et avec humour) une question brûlante: La Suisse est-elle capable de vivre à la hauteur de ses idéaux?

     

    Marie-Jeanne Urech: L’ordonnance respectueuse du vide, L’Aire, 2015

  • Littérature du rien

    images-5.jpeg

    par Jean-Michel Olivier

    Si la littérature française (et donc romande) va si mal, aujourd'hui, c'est la faute à Flaubert. Pourquoi ? C'est lui, dans une lettre à sa maîtresse Louise Collet, qui a eu l'idée curieuse d'écrire ceci : « Ce que j'aimerais faire, ce qui me semble beau, c'est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l'air, un livre qui n'aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière. »

    Ce mot d'esprit, que toute l'œuvre de Flaubert contredit, la modernité littéraire en a fait son mot d'ordre. On ne compte pas les héritiers, plus ou moins naturels, qui ont tenté d'écrire ce rien qui fascinait Flaubert. Sa postérité passe par Mallarmé, Gide, Beckett et, plus récemment, toute l'école du Nouveau Roman (Robbe-Grillet, Sarraute, Pinget, etc.) qui en a fait son maître.

    En Suisse romande aussi, cette école a fait florès, surtout à l'Université, qui cultive le rien — c'est-à-dire la mort. Elle compte des écrivains aussi divers qu'Yves Velan, Jean-Marc Lovay ou images-6.jpegAdrien Pasquali, entre autres. 

    images-1.jpegDernière en date de ces épigones, célébrée par l'Institution littéraire, qui aime la mort comme une seconde nature, la romancière valaisanne Noëlle Revaz. On se souvient de son premier roman, Rapport aux bêtes*, qui a retenu l'attention de Gallimard. Le second, Efina*images-3.jpegétait peut-être plus personnel, et plus intéressant. Hélas, le troisième, L'Infini Livre**, publié par Zoé, ne tient pas ses promesses. Ce long roman absurde et filandreux raconte la vie on ne peut plus banale de deux romancières à succès qui passent leur temps à promouvoir leurs livres (qu'elles n'ont pas écrits, ni lus) sur les plateaux de télévision. Tout sonne creux et faux dans ce roman interminable. Tout tourne autour de rien. Aboli bibelot d'inanité sonore (Mallarmé). Les personnages n'ont aucun relief. L'intrigue est inexistante. Le sujet, mille fois traité depuis dix ans, et brillamment, par François Bégaudeau, Brett Easton Ellis ou David Lodge, n'arrive pas à « prendre » le lecteur par le rire ou les larmes. Cela donne un roman hors sol, comme les tomates genevoises, détaché de la réalité, et flottant, sans enjeu, ni véritable poids, dans un ciel parfaitement éthéré (et vide).

    images-4.jpegAvec L'Infini Livre, Noëlle Revaz semble toucher le fond. Espérons qu'avec le prochain livre elle rebondisse et retrouve le monde tel qu'il est, abandonnant les rivages où rien, jamais, ne se passe, n'arrive, ne touche le lecteur au cœur et aux tripes.

    * Noëlle Revaz, Rapport aux bêtes et Efina, Folio.

    ** Noëlle Revaz, L'Infini Livre, éditions Zoé, 2014.

  • Une pauvre Histoire littéraire en Suisse romande

    PAR JEAN-MICHEL OLIVIER

    web_litterarure4envoi--672x359.jpgOn attendait beaucoup — peut-être trop — de cette nouvelle Histoire de la littérature en Suisse romande, promue dans les médias avec des roulements de tambour. L'ancienne mouture, parue entre 1996 et 1999, aux Éditions Payot (qui n'existent plus), sous la férule de Roger Francillon, autrefois professeur à l'Université de Zurich, était pleine de lacunes et d'un dilletantisme assez burlesque. La nouvelle édition, revue et abrégée, qui compte 1726 pages, paraît aujourd'hui aux Éditions Zoé.*

    Je ne dirai rien de la partie purement historique (critiquable, bien sûr, par ses partis-pris, mais intéressante), ni des chapitres sur la science-fiction, la BD ou le polar en Suisse romande (qui ne sont pas ma tasse de thé, je le regrette). images-1.jpegEn revanche, j'ai lu d'assez près la dernière partie de cette Histoire, consacrée aux écrivains contemporains. Le propos est général ; l'analyse, amorcée, ébauchée, mais rarement approfondie : on en reste à un travail d'arpenteur.

    Chaque écrivain, dans une manière de dictionnaire, a droit à son articulet. On est frappé. d'abord, par les absents : rien sur David Collin, Sergio Belluz, Serge Bimpage… Trois fois rien sur cet immense lecteur (et grand écrivain) qu'est Jean-Louis Kuffer… Est-ce bien sérieux ?

    Et les présents, alors ? La plupart sont réduits à quinze lignes paresseuses, affligeantes de pauvreté. Quant à ma propre notice, si j'ose ici mentionner mon modeste travail, elle est pompée sur Wikipédia, mais moins complète et mal écrite. On y trouve le résumé de de mes livres (j'en ai publié 25) et oublie le dernier en date, qui raconte la vie du plus grand éditeur de Suisse romande…

    Je pourrais multiplier les exemples, les oublis, les lacunes. Ils sont légion. Le tout témoigne d'un amateurisme un peu triste, qu'on trouvait déjà dans les volumes parus en 1999. Certes, la Suisse romande est un petit pays, les bonnes plumes y sont rares, les critiques compétents encore plus. Et les Facultés de Lettres, en matière de littérature contemporaine, brillent par leur absence. Mais, quand même, pourquoi tant de médiocrité ? Pourquoi un tel manque de travail dans un pays réputé pour son sérieux ?

    Les écrivains romands méritent mieux que cela.

    * Histoire de la littérature en Suisse romande, Zoé, 2015.

  • L'amour, quelle galère ! (Sacha Després)

    images-3.jpegpar Jean-Michel Olivier

    Il  y a une étrange poésie dans le récit intense et tourmenté de La Petite galère*, de Sacha Després. Le titre fait référence à une célèbre série américaine : La petite maison dans la prairie, qui mettait en scène, on s'en souvient, une famille à peu près parfaite dans les plaines de l'Ouest.

    Ici, bien sûr, c'est le contraire : Sacha Després (peintre, plasticienne) fait la chronique d'une famille à la fois ordinaire et poursuivie par le malheur. Les parents se sont rencontrés dans les années 80. Ils ont cru à l'amour fou, ont traversé tous les rites de passage du mariage, ont fait un enfant, puis un second pour essayer de sauver leur couple. Mais le malheur a frappé à la porte. La mère se suicide avec des somnifères. Le père déserte le foyer et se met à boire. Restent deux sœurs, qu'un écart de dix années sépare, qui vont vivre une relation très fusionnelle.

    images-2.jpegLa chronique douce-amère se transforme en roman d'apprentissage. Car l'aînée des deux sœurs, Marie, entreprend d'initier Laura, la cadette, aux ruses de l'amour. Elle va écrire au prof dont sa sœur est amoureuse des lettres enflammées, puis organiser un rendez-vous dans une loge de l'Opéra Bastille (scène chaude et très réussie). La grande sœur fusionnelle se révèle alors une manipulatrice de premier ordre. Et le malheur s'acharne sur La Prairie : Marie rencontre une sorte de traîne-patins, expert en beaux discours, Jack, qui peu à peu, à force de paroles lénifiantes et de fumette, va transformer la vie des deux sœurs en vraie galère. 

    Cette galère n'est petite que par litote : la fin du roman basculera dans la tragédie. Et c'est tout le talent de Sacha Després de décrire cette lente et inexorable descente en enfer avec des mots doux et précis, avec humour et sensibilité. Ce qui donne au récit (qui n'est trash qu'en apparence) un véritable souffle épique et poétique.

    L'auteur sera présente au Salon du Livre de Genève. Profitez-en !

    * Sacha Després, La Petite galère, roman, L'Âge d'Homme, 2015.

  • réponse à madame Bottani-Zuber

    Bonjour madame Bottani-Zuber

     

     

    Mon dieu quelle magnifique réaction! C’est exactement ce qu’on attend avec impatience quand on décide d’écrire sur des réseaux sociaux. Votre réponse est superbe. J’imagine tout l’engagement qui est le vôtre auprès des lycéens, et cette générosité est exemplaire. Elle en dit long sur ces personnes dévouées qui se battent tout au long de l’année pour donner aux étudiants des entrées dans les oeuvres classiques ou contemporaines, mais je tiens simplement à vous rappeler que ce n’est pas moi qui fustige les gens qui s’efforcent de démocratiser la lecture et l’écriture, mais un dénommé François Bégaudeau qui a rencontré un énorme succès avec «Entre les murs», roman qui fut porté à l’écran et dont le film remporta la palme, si je me souviens bien, à Cannes. 

    Il se trouve que j’avais adoré le livre «Entre les murs» et il se trouve que j’ai relu trois fois «La politesse» tellement ce «roman» m’a fait rire aux éclats... Oui, vous avez raison, madame Bottani-Zuber, ce sont les passions joyeuses qui m’attirent et non les passions tristes. En ce sens, aurais-je commis une faute, un impair, une muflerie...? Il est rare que j’aime à ce point un livre... En vérité j’ai écrit quatre papiers sur «La Politesse» dans un élan irrépressible... Je voulais prochainement publier le troisième dans lequel j’évoque la description que fait FB des marchands d’illusions, ces hommes qui écument les salons du livre pour repérer les primo-romanciers et leur faire miroiter un avenir radieux..., à condition que ces primo-romanciers acceptent, en donnant leur manuce, de payer un chèque de 500 euros pour un bouquin qui ne verra jamais le jour..., mais je crois que je n’en ferai rien car votre papier sonne comme un rappel à l’ordre... Je n’ai rien à redire à vos expériences pédagogiques..., mais je vous rappelle une seconde fois que c’est FB qui raconte ce qu’il a vécu et observé dans des lycées et autres établissements pour handicapés... 

    Vous m’accusez de pourfendre les festivals que vous organisez comme La Nuit de la Lecture, mais là encore, vous dirigez mal votre flèche... Vous devriez écrire à FB qui se fera un plaisir de vous répondre si... Votre réaction me rappelle celle d’une boulangère qui, ayant lu mon premier livre, me dit en me voyant entrer dans son commerce: Ah c’est vous, eh bien vous me faites pitié! La dame confondait le perso de mon récit et ma personne certes peu reluisante mais qui n’avait rien à voir avec mon chétif hargneux narrateur des catacombes... De même vous confondez dans votre papier AM et FB. D’ailleurs il n’y a dans mon intervention nulle injure à l’égard de Yasmine, d’Eugène ou d’Olivier. Nous faisons tous partie du même équipage affolé et tant mieux si vos élèves lisent attentivement «La main de Dieu», roman remarquable entre tous, que les collégiens adorent...

    En vous remerciant d’avoir réagi avec autant de fougue. Votre dévoué antonin moeri.



  • Une Liaison dangereuse (Marie Céhère-Roland Jaccard)

    images-4.jpegFaut-il répondre aux inconnus qui vous écrivent — surtout si ces inconnus sont des femmes ? Pourquoi répondre ? Et quelle attente, quel désir, quel espoir, s'empare alors des deux correspondants ?

    Tout commence par un échange de messages sur Facebook : Marie Céhère, jeune étudiante en philo, écrit à Roland Jaccard, nihiliste japonisant, pour lui dire simplement qu'elle apprécie les vidéos qu'il poste sur YouTube. C'est Marie, dans ce livre, qui lance la première flèche (ou la première bouteille à la mer). Le dandy lui répond, un peu désabusé. Commence alors une liaison virtuelle, haletante et poignante, que le lecteur découvre en live, si j'ose dire. Les courriels s'échangent à la vitesse de la lumière. On dirait une de ces parties de ping-pong dans lesquelles l'écrivain lausannois excelle. Ça va vite. Tous les coups sont permis (et même de dire la vérité). Chacun sert à son tour et tente de remporter le point.

    images-3.jpegOn assiste, en direct, à la naissance de quelque chose qui pourrait être l'amour, ou l'amitié, ou la tendresse. Une liaison dangereuse, quoi. Qui sait ce qu'il y a au bout des mots ? Au fur et à mesure du livre, les mails s'échangent de plus en plus vite, à toute heure du jour ou de la nuit, la fièvre gagne les deux épistoliers. Le philosophe américain John Searle dirait que le langage, ici, devient performatif, puisque les mots se réalisent (ils font ce qu'ils disent).

    Étrange expérience, aussi, pour le lecteur fasciné par cet échange fiévreux et qui se demande sans cesse ce qui va advenir aux amants-amis. Le suspense, dans ce livre, est presque insoutenable ! Il dure jusqu'au moment de la rencontre : une soirée mémorable dans un restaurant japonais avec un prof d'université, une étudiante lausannoise et lesbienne, Marie et Roland, qui se demandent ce qu'ils font là. On se sépare (ou pas) dans la rue. On se retrouve rue Oudinot. Ce qui arrive ensuite est leur affaire…

    Ces échanges passionnés occupent l'essentiel de ce bref et intense roman. Ils sont encadrés par des textes écrits au singulier par chacun des deux protagonistes. Marie se glisse dans la peau de Cécile de Volanges (en attendant d'être un jour Madame de Merteuil !) et Jaccard dans celle de Valmont. Et la liaison qui naît sous nos yeux porte tous les dangers : c'est le risque que courent les amants qui s'écrivent.

    * Marie Céhère et Roland Jaccard, Une Liaison dangereuse, L'Éditeur, 2015.

  • Un Prix bien laborieux (Antoinette Rychner)

    images.jpegPar Jean-Michel Olivier

    Dans le premier roman d'Antoinette Rychner (née en 1979), Le Prix*, tout tourne autour du nombril — comme souvent dans la littérature romande. Tout tourne autour de Moi, sculpteur d'étranges créatures, les Ropfs, à mi-chemin de l'organique et de l'artisanal, Moi en proie aux affres de la création et  en butte aux exigences de sa femme, qui s'appelle S, et de son fils, joliment prénommé Mouflet. Moi aspire à être reconnu. Il espère donc recevoir un Prix prestigieux, qui assoirait son statut d'artiste et apaiserait sa soif de gloire. Hélas, on lui préfère un autre candidat — son rival. Et bientôt son épouse se trouve enceinte d'un second mouflet, logiquement prénommé Remouflet…

    On le pressent : l'essentiel, dans ce gros livre, n'est pas l'intrigue (inexistante), ni les personnages (sans chair, ni consistance), ni même les situations, comme dirait Sartre, qui sont banales et sans surprise. Non : il faut chercher ailleurs les qualités du Prix : images-2.jpegdans une langue originale, ciselée, parfois drôle, parfois verbeuse (on pourrait couper une centaine de pages au roman) et parfois alourdie par des préciosités typographiques (le renvoi à la ligne après une virgule). Il n'empêche que l'écriture d'Antoinette Rychner fait montre d'un certain souffle, qu'on pourrait situer entre les litanies de Thomas Bernhard (au mieux) et les romans hors-sol de Noëlle Revaz (au pire). Le Prix comporte plusieurs morceaux de bravoure (en particulier les scènes « chaudes ») qui prouvent la patte d'un écrivain.

    * Antoinette Rychner, Le Prix, roman, Buchet-Chastel, 2015.

  • le dernier Chessex

    par antonin moeri

     

     

     

    A part le «Sade vivant» de Pauvert et le «Sade» de Maurice Lever, dans lesquels ces auteurs nous proposent une minutieuse exploration remarquable et passionnante de la vie du «divin marquis», exploration basée sur des traces écrites: courriers amoureux, mémoires, rapports de police, notes de tribunaux, manuscrits de romans, lettres aux avocats, rapports de geôliers, correspondances croisées de ses proches, relevés de compte etc., exploration à laquelle Pauvert et Lever ont consacré une grande partie de leur vie et qui dénote une fascination pour «le vieux fou condamné à l’enfer», à part ces forts volumes (1200 et 900 pages) dont je conseille la lecture à tout individu intéressé par l’auteur de «Justine», beaucoup de livres ont été écrits, dans lesquels les auteurs donnent libre cours à leur fertile imagination et à leurs singuliers fantasmes, dans lesquels «les auteurs substituent leur propre problématique à celle de Sade» (Annie Le Brun). C’est le cas de l’ultime livre rédigé par Chessex, intitulé «Le dernier crâne de M.de Sade».

    Autant le dire illico, ce petit montage romanesque sent le chiqué. La seconde partie distille un ennui colossal. Le narrateur y énumère les dates et les lieux où l’on aurait découvert un possible crâne de Sade. Par contre, si la première moitié de ce «roman» retient l’attention, c’est parce que l’auteur vaudois choisit d’y mettre en scène (avec d’incomparables bonheurs d’écriture: «des vallonnements où la lune jette des rails pareils à des linges phosphorescents», «vallées suspendues au vol des rapaces sous le bleu de la foudre»), c’est parce que ce poète choisit d’y mettre en scène les trois derniers mois de Donatien Alphonse François enfermé à Charenton... Portrait d’un vieillard aux joues flasques, «corps écailleux, gonflé de goutte, d’ulcères» et qui présente une particularité aux médecins chargés de l’ausculter...

    L’homme offre à la scrupuleuse attention de ces docteurs un anus béant, couleur de braise, gravement blessé. C’est que l’impérieuse et féroce libido de cet ennemi de Dieu n’aurait pas dit son dernier mot. Une apprentie repasseuse vient régulièrement, pour quelques sous, se soumettre aux caprices du monstre colérique. Fille maigre et pâle aux fesses plates, elle a douze ans quand elle commence ses visites au prisonnier. On entend alors (dans le «roman») des cris, des injures, des hurlements, des glapissements, des blasphèmes qui en disent long sur les écarts du salisseur d’hosties, lequel aimait par-dessus tout, comme chacun le sait, les pratiques de sodomie active et, surtout, passive. Raison pour laquelle l’apprentie repasseuse devait, après avoir subi les assauts du faune en délire, se munir d’un redoutable godemiché pour assouvir les violents désirs de l’infâme citoyen...

    Je ne sais pas si Donatien Alphonse François, à 74 ans, connaissait encore «l’explosion du désir», «l’insatiable soif de jouir» que lui prête l’auteur vaudois, mais ces noces du sperme et de la merde sont mises en scène avec une étrange volupté, celle d’un auteur qui éteindra bientôt sa lampe, presque à l’âge où Donatien éteignit la sienne... On pourrait lire cette première moitié du livre comme un exercice d’admiration pour un irréductible dont la conduite et les écrits subversifs lui ont valu d’être emprisonné pendant trente ans par le pouvoir royal puis impérial, un écrivain qui fascina Baudelaire, Flaubert, Maupassant, Apollinaire, Bataille, Blanchot, Barthes, Lacan et tant d’autres... Peut-être pourrait-on la lire comme un rêve de projection sur un haut génie de la langue française, «l’esprit le plus aigu et le plus libre de son siècle».

     

     

    Jacques Chessex: Le dernier crâne de M.de Sade, Grasset, 2009