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Lettres romandes - Page 13

  • Lire, écrire, vivre et aimer : ça ne peut être qu’un.

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    par Jean-Michel Olivier

    Certains racontent leur vie comme un roman, en falsifiant les dates, en maquillant l’histoire, en imposant des masques aux personnages qu’on pourrait reconnaître. On appelle ça l’autofiction. Le plus souvent, c’est ennuyeux. Ça sonne faux. Pourtant, ça se vend bien. Les librairies en sont pleines. C’est un signe des temps.

    D’autres ne trichent pas. Ils racontent leur vie au fil du rasoir. Ils la passent au scanner de la langue. Sans complaisance, ni narcissisme. Ils tentent de déchiffrer l’énigme d’être en vie, encore, ici-bas, au milieu des fantômes, près de la femme aimée (on ne dira jamais assez l’importance de ces fées protectrices), en voyageant à travers les pays et les livres.

    Je parle ici de Jean-Louis Kuffer, journaliste et écrivain, mais surtout immense lecteur, découvreur de talents, infatigable chroniqueur de la vie littéraire de Suisse romande. Son dernier livre, Chemins de traverse*, s’inscrit dans la lignée de L’Ambassade du Papillon (2000), de Passions partagées (2004) et des Riches Heures (2009). Il s’agit à la fois d’un journal de lecture et d’un carnet de bord qui couvre les années 2000 à 2005.

    Kuffer est un vampire assoiffé de lectures : Kourouma, Nancy Huston, Chappaz, Chessex, Amos Oz. images-1.jpegIl a besoin des livres pour nourrir sa vie, et lui donner un sens. Chez lui, le verbe et la chair sont indissociables. Il faudrait ajouter le verbe aimer. Car la lecture du monde, comme l’écriture, procède d’un même sentiment amoureux. Impossible, dans ces pages imprégnées de passion, tantôt mélancoliques et tantôt élégiaques, de distinguer l’amour du monde de l’amour des livres ou de la « bonne amie ».

    Lire, écrire, vivre et aimer : ça ne peut être qu’un.

    Le livre commence au bord du gouffre : dépression sournoise, vieux démons qui reviennent (l’un d’eux a le visage, ici, de Marius Daniel Popescu, compagnon des dérives alcooliques), tentations suicidaires. Grâce à sa « bonne amie », aux lectures et aux rencontres (car lire, c’est toujours aller à la rencontre de quelqu’un), Kuffer remonte la pente. Il voyage. Il se lance dans un nouveau livre. Il ouvre un blog devenu culte pour tous les amateurs de littérature (http://carnetsdejlk.hautetfort.com). La vie, toujours, reprend ses droits.

    images-2.jpegSon journal de bord, entre Amiel et Léautaud, rassemble ces éclats de lumière qui éclairent nos chemins de traverse. Ce sont les fragments d’une vie éparse — images fulgurantes, aphorismes, rêves, méditation sur la douleur, l’amitié ou le partage — qui trouvent leur unité dans l’écriture. Écrire, n’est-ce pas résister à ce qui nous divise ?

    Le 15 mai, Jean-Louis Kuffer a quitté son poste de chroniqueur littéraire au journal 24Heures après 40 années de bons et loyaux services. Pour lui, sans doute, rien ne changera. Il continuera à lire et à écrire, à vivre et à aimer. Mais ses lecteurs redoutent ce moment. Le vide qu’il va laisser dans la presse romande.

     

    * Jean-Louis Kuffer, Chemins de traverse, Olivier Morattel éditeur, 2012.

  • La mémoire brûlée d'Yvette Z'Graggen

    par Jean-Michel Olivier

    Yvette Z'Graggen, grande dame des lettres romandes, vient de nous quitter, à l'âge de 92 ans. Son œuvre, qui a marqué la seconde moitié du XXè siècle, est à la fois l'œuvre d'une combattante et d'un témoin de son temps. En guise d'hommage, voici l'article que j'ai consacré, en 1999, à l'un de ses livres les plus importants, Mémoire d'elles.*

    images.jpeg Toute l’œuvre d’Yvette Z’Graggen, qui trouve un grand écho en Suisse romande, est un questionnement minutieux du passé. Passé commun dans Un Temps de colère et d’amour (1980) ou Changer l’oubli (1989), quand l’écrivaine genevoise se penche sur le silence des sombres années de guerre. Mémoire individuelle quand elle cherche à revisiter, pour mieux en comprendre les secrets, le passé de sa propre famille.

    C’est bien de cela qu’il s’agit dans Mémoire d’elles*, son dernier livre. Tout commence ici par deux lettres exhumées du silence, et datées de 1915 et 1916, dans lesquelles Jeanne, la grand-mère maternelle, écrit à sa fille Lisi (la propre mère d’Yvette Z’Graggen). Lettres exaltées, bouleversantes, pathétiques, qui disent à la fois le malaise de vivre et la souffrance d’aimer.

    Lisant et relisant ces lettres, les seules sauvées d’une correspondance perdue, Yvette Z’Graggen va se glisser peu à peu dans le corps de Jeanne pour comprendre son tourment : la maladie inexorable (et encore sans nom) qui l’éloigne des siens, la rend étrangère à elle-même.

    La déchirure

    Bien vite, le drame se dessine : c’est celui d’une fille “ née trop tôt dans une société rigide, corsetée de conventions et d’interdits ”. z978-2-8251-0548-1.jpgSon destin est tracé : il ressemble au destin de toutes les femmes de cette époque : le mariage avec un homme ayant une bonne situation, les enfants à élever, les tâches ménagères. Mais Jeanne rêve d’autre chose : du grand amour d’abord, “ un don total, un partage sans réserve ”, de voyages, de liberté. Le plus étrange sans doute (mais il n’y a pas ici de hasard), c’est qu’elle rencontre cet amour dans la personne d’un dentiste viennois, jeune et séduisant, qu’elle va aimer jusqu’à la déchirure.

    Élevée dans la peur, entre un père violent et une mère effacée, Jeanne va bientôt donner naissance à une petite fille, Lisi, qui bouleverse son existence. Une nouvelle terreur l’habite, peuple ses nuits de cauchemars, l’empêche de s’occuper comme elle le désirerait de son enfant. Comme elle s’éloigne de cette petite fille qu’elle chérit, elle s’enferme lentement dans le silence, devient méconnaissable, est internée à plusieurs reprises. C’est cette folie à jamais mystérieuse dont Yvette Z’Graggen essaie de démêler les fils, en renouant, comme elle le dit, avec sa mère et sa grand-mère. C’est-à-dire avec une part mystérieuse d’elle-même.

    * Yvette Z’Graggen, Mémoire d’elles, L’Aire, 1999.

  • Les perdants magnifiques

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    par Jean-Michel Olivier

    Journaliste, écrivain, éditeur, Pascal Rebetez aime les gens. De préférence les gens de l’ombre, les oubliés, les humiliés, les taciturnes ou les bavards, les orgueilleux et les dépossédés, ceux qui vivent à côté de nous, exclus des vanités mondaines et dans la marge ardente. Il va à leur rencontre. Il les observe et les écoute. Il s’imprègne de leur souffle. Il restitue leur voix singulière et muette. Les contours d’une présence.

    L’écrivain et journaliste jurassien, établi à Genève depuis des lustres, a eu la bonne idée de réunir en volume* une vingtaine de ces portraits, tous issus d’une rencontre mémorable. Veuf inconsolé ou clochard dormant à la belle étoile, écrivain réfugié chez sa mère ou peintre de hauts-reliefs où se mélangent les os de chats et de souris, comédien de théâtre à la dérive ou agrégée de philosophie jouant les Mères Teresa à Ouagadougou, ce sont tous des perdants magnifiques. La vie les a laissés en rade. Ou ils ont refusé de monter dans le train du succès ou de l’amour. Depuis, ils hantent les marges. Ils dorment dans les jardins publics. Ils écument le zinc des bistrots (c’est là que l’auteur, très souvent, les rencontre, autour d’un verre de vin partagé).

    Autant de « vies minuscules », de destins fracassés, de paroles avortées ou restées dans l’œuf. Ces vies modestes, silencieuses, singulières, nous les côtoyons chaque jour. Le plus souvent sans nous en apercevoir. Elles sont toutes proches, à portée de voix et de main. Pourtant, nous les laissons passer sans ouvrir la bouche, ni faire un geste pour les retenir. Ce sont tous nos prochains.images-3.jpeg

    Parti à leur rencontre, Pascal Rebetez restitue nous seulement leur voix, mais aussi leur présence. Chacun des portraits qu’il brosse dans son livre est vivant et contrasté, comme ces instantanés qui saisissent à la fois les couleurs et les parfums, les visages et les voix. De l’ensemble se dégage une humanité chaleureuse et souffrante. Une fraternité secrète qui, comme les îles disséminées d’un archipel, nous relierait en profondeur sous la mer.

    C’est à travers les autres que Pascal Rebetez se cherche. Depuis toujours. Et quelquefois se reconnaît dans le reflet à peine tremblé de ces visages entraperçus dans le brouhaha d’un bistrot ou le silence des montagnes, l’espace d’une rencontre.

     

    * Pascal Rebetez, Les prochains, éditions d’autre part, 2012.

  • Le petit vélo de Cingria

    images-2.jpegpar Jean-Michel Olivier

    Connaissez-vous Cingria ? Lequel ? me direz-vous. Alexandre le peintre, le verrier, le mosaïste ? Ou Charles-Albert, l’écrivain vagabond, le musicien, le vélocipédiste ? Parlons de ce dernier. Un sacré numéro. Unique dans la littérature française. Inclassable. À la fois minutieux, désinvolte et pétri de tous les talents artistiques.

    Né à Genève en 1883, il fait partie de la génération des grands dynamiteurs de la littérature : Joyce, Kafka, Proust. Il pourrait être aussi connu que ces géants. Mais Charles-Albert, très vite, après des études inachevées à Saint-Maurice, a choisi les chemins de traverse. L’école buissonnière. Il étudie d’abord la musique à Genève et à Rome. Puis il sillonne l’Europe en train et à vélo. Comment vit-il ? Il survit. Petits boulots. Articles qu’il publie dans les revues et les journaux, ici et là. Conférences qu’il donne devant une poignée d’auditeurs. Quand il s’arrête quelque part, il loge dans une chambre de bonne, à Fribourg, à Lausanne, à Sion. Son fidèle vélo partage sa couche — même quand il habite sous les toits.

    Parfois, il défraie la chronique en emmenant chez lui un ragazzo romain ou en giflant l’aristocrate Gonzague de Reynold. Il passe quelques jours en prison. On le libère. Il reprend son vélo, ses bourlingages. À la différence de Nicolas Bouvier, autre écrivain aux semelles de vent, il ne lutte pas contre la dépression. Cingria est un pèlerin heureux.

    En témoignent les centaines de pages qu’il consacre aux petits riens de la vie quotidienne. images-1.jpegUne rencontre furtive. L’atmosphère d’un bistrot enfumé. La beauté d’une fleur ou d’un air de musique. Il n’a pas son pareil pour photographier, d’un coup d’œil et de langue, un paysage, un regard, un bord de mer au crépuscule. « L’écriture est un art d’oiseleur, et les mots sont en cage avec des ouvertures sur l’infini. » Le génie de Charles-Albert, c’est d’ouvrir toutes grandes ces cages. De rendre aux mots leur liberté.

    Il faut relire Cingria. C’est le moment. Même s’il est encore trop méconnu en France, on le découvre en Suisse grâce aux éditions L’Âge d’Homme qui viennent de republier les premiers tomes de ses Œuvres complètes (Pierre-Olivier Walzer, grand connaisseur de Cingria, avait réuni, de 1967 à 1980, une admirable édition de ses textes).

    images.jpegParallèlement, la revue littéraire Le Persil lui a consacré un numéro spécial. Et Charles-Albert a droit à un hommage exceptionnel dans la collection Le Cippe**, dirigée par le poète et critique Patrick Amstutz. On y retrouve les signatures de Jean Starobinski, Jacques Réda, Jean-Georges Lossier, Patrick Kéchichian, Alexandre Voisard et tant d’autres. Une excellente invitation à relire ce vagabond des lettres à l’érudition stupéfiante, au savoir toujours savoureux.

     

    * Charles-Albert Cingria, Œuvres complètes, L’Âge d’Homme, 2011.

    ** Cippe à Charles-Albert Cingria, éditions Infolio, 2011.

  • Un écrivain est né !

    images.jpegpar Jean-Michel Olivier

    Souvent, dans la littérature romande, on respire mal. L’air y est rare. Quelquefois on étouffe. Il y a des barreaux aux fenêtres. Des murs partout. La porte est verrouillée de l’intérieur. Et même, parfois, une corde est préparée au salon pour se pendre. Le monde entier se limite à une chambre. Pourquoi écrire ? Comment sortir de sa prison ?

    Heureusement, de temps en temps, il y a des livres qui donnent le goût du large. L’aventure. Les rencontres. Les bagarres amoureuses. La vie, quoi. L’auteur est inconnu. Normal. C’est son premier livre. Il s’appelle Quentin Mouron. Retenez ce nom. Il a à peine vingt-deux ans. Il vit entre Bex et Lausanne. Il n’est pas seulement suisse, mais canadien aussi. Et ça se sent à chaque page. Le goût du large, on vous disait. Les grands espaces. L'Amérique. Le bruit de l’océan qui vous réveille après une nuit alcoolisée.

    Bien sûr, il faut passer l’écueil du titre, Au point d’effusion des égouts*, qui est une citation du poète français Antonin Artaud. Il ne rend pas totalement justice au souffle, à la verve, à l’énergie singulière de l’écriture de Quentin Mouron, si rares sous nos contrées moroses et renfermées sur elles-mêmes.

    De quoi s’agit-il dans ce roman qui sort de l’ordinaire ?

    D’une longue errance, à travers l’Amérique, d’un jeune homme en rupture de ban et de famille. Il a quitté la Suisse et, comme tant d’autres, il est parti à la conquête de l’Amérique. Son voyage le mènera de la Cité des Anges (Los Angeles) à la Cité du Jeu (Las Vegas). C’est une quête d’identité ponctuée de rencontres tout à fait surprenantes. Il y a d’abord Paul, le cousin flic, qui accueille le narrateur pour quelque temps. Puis l’inénarrable Clara, trop grosse, trop névrosée, trop accro aux neuroleptiques. Mais combien attachante (un vrai sparadrap !). Portrait haut en couleur d’une femme qui semble droit sortie des romans de l’affreux Bukowski. Ensuite, il y aura Laura, trop maigre, trop pâle, trop versatile, qui laissera dans le cœur de Quentin une blessure incurable. Puis un soldat à la retraite, rescapé du Viet Nam, l’accueillera quelques jours dans la mythique Vallée de la Mort, aux confins de la Californie et du Nevada. Autre rencontre marquante, ressuscitée par la langue énergique, inventive et précise de Mouron.

    Il est rare, dans le petit monde de l’édition romande, on ne peut plus plan-plan, de découvrir un tel talent, non pas à l’état brut, mais à l’écriture déjà affirmée, nerveuse et personnelle. Il faut donc lire de toute urgence Quentin Mouron.

    Si vous ne me croyez pas, allez-y voir vous-même !

    * Quentin Mouron, Au point d'effusion des égoûts, Olivier Morattel éditeur, 2012.

  • Jacques-Étienne Bovard, Prix des écrivains vaudois 2011

    952875985.jpgpar Jean-Michel Olivier

    Dimanche dernier, près de la place de la Riponne, l'Association vaudoise des Écrivains (AVE) a remis à Jacques-Étienne Bovard, écrivain et enseignant, son Prix de Littérature. La fête fut belle et chaleureuse. À cette occasion, en tant que président du jury (composé de Simone Collet et de Rafik ben Salah), je fus chargé de faire l'éloge du lauréat.

    Au début des années 90, Jacques Chessex avait pris l’habitude, au grand désespoir de ma femme, de m’appeler tous les dimanches vers six heures du matin. Il aimait faire causette — à l’heure où les oiseaux se mettent à chanter et où certains sortent à peine d’une nuit blanche. Un jour, il me dit qu’il y avait deux écrivains en Suisse romande avec qui il fallait compter : Bovard et moi. J’étais surpris qu’il y en eût un autre ! Mais comme je suis curieux de nature, je suis allé lire les œuvres de ce fameux Bovard.

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  • humour british

     

    par antonin moeri

     

     

     

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    Je me souviens très bien. Un comédien qui fait, comme on dit, carrière à Paris, avait lu un texte de Ludwig Hohl que j’avais traduit avec la veuve de ce dernier. C’est après cette lecture étonnante que parut sous les sunlights une araignée d’eau dont je me suis demandé ce qu’elle faisait là. Elle hésita sur ses longues pattes avant de lire un texte qui me fit beaucoup rire (cette lecture apparemment improvisée avait été prévue par la maîtresse des lieux).

    Je retrouve ce rire en lisant les textes de Laurence Boissier que les éditions d’autre part viennent de publier, car la dérision et l’auto-dérision dominent le propos. Qui est de raconter le monde, à travers les yeux (par exemple) d’une maman peintre qui conduit sa fille à l’école et son fils à la crèche, va faire un sudoku dans un bistrot puis rejoint son atelier, situé dans un immeuble en rénovation et dans un quartier en pleine restructuration. Elle doit déménager ses toiles. Et voilà que la gamine sort de l’école et le gamin, il faut le chercher à la crèche. Ni une ni deux, les deux gosses montent sur la charrette.

    Il est difficile de raconter une histoire de Laurence Boissier, car en fait d’histoire, il n’y en a pas. Tout est dans la manière de narrer les choses, avec une précision d’entomologiste, un humour british et des commentaires inattendus. Une assistante s’assoyant sur le tabouret d’un cabinet dentaire, l’auteur précise «à califourchon sur un tabouret trop haut», et commente «une longue pratique des bars à vins, apparemment». Il s’avère que la demoiselle ne parle pas français. Peu importe, puisqu’elle se sent dans son élément et qu’elle a déjà donné sa démission. Ce personnage, comme tant d’autres, est campé avec tendresse, dans un carrousel qui tourne de plus en plus vite. L’assistante s’est trompée. Elle a confondu les flacons. Le Tricalonium 400 se répand dans les veines de la patiente qui colle sa bouche contre celle du dentiste. «En partant, elle remarque qu’il lui faut remettre son pantalon rouge».

    Elliptique, c’est l'adjectif qu’on emploie je crois pour qualifier ce genre de style. Raconter le plus en disant le moins. Mais avec une ironie à froid et un humour «Arsenic et vieilles dentelles» qui font de ces textes de Laurence Boissier un bijou qui devrait être beaucoup plus parlé, comme dit Yves Velan, c’est-à-dire: dont les journalistes culturels devraient parler.

     

     

    Laurence Boissier: Cahier des charges, éditions d’autre part, 2011

     

  • choses vues

     

     

    par antonin moeri

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    Il a raison Béguin à propos de «Transports». «Une écriture de type behaviouriste qui s’attache aux comportements, aux gestes, à l’extériorité, sans jamais s’aventurer dans l’intériorité des personnages». Je ne sais pas si Bagnoud, comme Hemingway ou Simenon, revendique l’influence de Dashiell Hammett, dont l’écriture sèche, visuelle, désencombrée est un modèle d’efficacité. Dans «Transports», pas d’intrigue, de détective ni de meurtrier, mais un regard posé sur des gens du XXI e siècle, des gens que vous pouvez croiser dans un train de banlieue, une télécabine, un café portugais, un abribus, sur le quai d’une gare ou une terrasse de bistrot. «Des minettes court vêtues et multiculturelles avec des collants noirs, des bijoux en toc». Avec le même détachement sont décrits les personnages sur des affiches publicitaires. «Des hommes et des femmes en slips blancs s’y examinent les jambes avec admiration». Et quand on croise «un islamiste médiatisé interdit d’enseignement parce qu’il prône la lapidation des adultères», on enregistre pareillement la chose. Heureusement, il y a l’humour, qui sauve tout. On ouvre le journal et «on tombe sur une réclame pour se faire raffermir les fesses». Ou bien on imagine comme «il serait agréable de pondre des vers de mirliton et de les entendre déclamer dans une fête. Ensuite on me mettrait une couronne de lauriers en carton et on me proclamerait prince des poètes».

    L’auteur est toujours le témoin oculaire ou auriculaire des faits qu’il relate. Les instantanés du quotidien ne sont jamais perçus par un autre personnage, le souci étant de coller au monde qui nous entoure, cet univers multicolore et divers, où se croisent les puissants et les indigents, les braillards et les déprimés, les Américaines aux doigts manucurés et les papas torchons, les déménageurs et les Chinoises transplantées, les Ethiopiennes à percing et les Asiates en baskets rouges, les jolies petites Kosovares et les intellos sûrs d’eux.

    Pas de narrateur dans «Transports» puisqu’il n’y a pas d’histoire à raconter, à prendre en charge. «J’aimerais n’être plus rien que le regard qui contemple ces chaussures rouges en forme de souris». C’est un foyer mobile de perceptions qui opère comme un charme. Car celui qui voit, entend et sent ne se soucie plus du regard des autres. Son désir: saisir le monde, non pas dans sa volonté, mais dans sa représentation. «J’aimerais percer le mystère des gens grâce à leur apparence». Une énigme dont Bagnoud va essayer de trouver le mot en sortant le carnet de sa poche ou l’ordi de sa fourre, en décrivant ce qu’il voit, ici, là-bas, en notant les vertiges et les moments hors du temps, en se demandant ce qu’écrire veut dire, quelle posture adopter devant les mélèzes somptueux, une immigrée congolaise qui a connu l’esclavage, «une pub de fringues qui fait miroiter des rabais», quel sens donner à tout ça. Pourquoi écrire? A cette question, l’auteur et moi-même ne saurions répondre comme le fit Céline «Pour payer mon loyer», ou comme le fit Viala «Pour bouffer». Alors nous continuerons de prendre des notes, avec «le sentiment que quelque chose peut être sauvé».

    Alain Bagnoud: Transports, L’Aire, 2011

     

  • l'amour toujours

    par antonin moeri

     

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    Je ne suis pas fana de littérature de voyage. C’est plutôt un genre qui me fait bâiller. Le livre de Bimpage n’en relève pas puisqu’il s’agit d’une remémoration. Une remémoration pleine de sens, car le voyage dont il est question est lié à ce qu’il est convenu d’appeler un «amour de jeunesse». Cette époque palpitante de l’existence ouverte sur tous les possibles.

    Le protagoniste se nomme Anteo, celle qu’il a aimée Nomia. Mais comment raconter ce voyage en Amérique du Sud «sans sombrer dans l’anecdote?» C’est le pari que fait l’auteur genevois en convoquant «ces instants fugaces qui valent une éternité» mais que seule une attention flottante peut ressaisir. De fait, Anteo tient une galerie d’art à Genève, galerie peu fréquentée. C’est le va-et-vient entre le fascinant voyage initiatique et la stase genevoise qui fait surgir les questions essentielles: désir, hasard, mort, résurrection, bonheur, sexe, rêve, douleur, jouissance, possession, beauté, folie, Dieu, espace, temps. C’est ce va-et-vient qui fait resurgir les moments d’extase quand, sur la lave d’une île par exemple, apparaissent après l’amour les tortues géantes, les otaries, les iguanes à carapace antédiluvienne.

    Le quinca Anteo part au Cambodge avec Solange sa compagne. C’est là-bas que se poursuivra la remémoration. L’amour paroxystique étant voué à l’échec, le protagoniste se souvient qu’il s’est rendu seul sur l’île de Pâques, puis à Tahiti: bars, fêtes, pêche sous-marine, le joint qu’on se passe de main en main, le frisson sous les mains expertes d’une fille de seize ans qui fait si bien craquer les vertèbres. En Thaïlande, il s’abandonne dans une fumerie d’opium. Effet immédiat: il revoit Nomia, «fraîche et désirable (...), sein tendu qu’elle se laissait laper avec des petits cris de protestation».

    Vous l’aurez compris, c’est l’Amour que Bimpage interroge, cet élan vers l’Autre ou l’Ailleurs que connaissent les humains avec plus ou moins d’intensité, cet élan qui en crucifie certains, qui en magnifie d’autres ou qui, canalisé dans quelques limites choisies, peut susciter une oeuvre. Un livre par exemple, comme celui qu’on vient de lire, subtilement construit, finement rédigé et où l’auteur sait donner libre cours à une phrase ample, parfois délirante, qui pourrait très bien se passer des références aux célèbres compositeurs, romanciers, poètes et metteurs en scène de cinéma.

    Serge Bimpage: Le voyage inachevé, L’Aire, 2011

     

  • Café littéraire au Rameau d'Or


    Café littéraire animé par Sita Pottacheruva
    avec Francine Collet, auteure de Félicien et Jean-Michel Olivier, auteur de L'enfant secret

    A la librairie le Rameau d'Or Bd Georges Favon 17, 1204 Genève
    Jeudi 13 octobre 2011 18h00


    collet_felicien.jpgDe Félicien, je ne possède qu'une dizaine de photos prises je ne sais quand, je ne sais où. Sur mon bureau, j'ai posé un portrait de lui enchâssé dans un médaillon doré. Il est tel que je ne l'ai jamais connu : jeune, les cheveux gominés, la raie au milieu. C'est en regardant ce portrait qu'est venue l'envie d'écrire sur lui comme si je savais tout de lui. Cela lui aurait certainement plu à Félicien, cette liberté prise avec sa vie. Il était rêveur, cela transparaît dans son regard sur ce portrait jauni. Un regard flou, sans lunettes. Félicien s'extrayait de la réalité en ôtant, cassant ou perdant ses lunettes. Cela pouvait durer quelques minutes, un jour ou plus avant qu'il ne les rechausse. A mon tour maintenant d'oublier mes lunettes et de transcrire ce que je vois. Pour qu'une fois encore, Félicien me serre contre lui.
    Comment restituer une existence dont de nombreuses pages se sont égarées pour toujours ? En tissant des bribes de souvenirs avec le fil de l'imaginaire, l'auteure dessine un portrait sincère et touchant de Félicien. L'écriture limpide et toujours subtile de Francine Collet permet ainsi à une mémoire singulière de devenir universelle.

    Francine Collet, Félicien, 2011, ISBN 978-2-9700598-8-2, 228 pages.

    ***

    olivier_enfants.jpgNora et Antonio vivent à Trieste, puis à Turin, puis sillonnent l'Italie sur les traces d'un certain Mussolini, dont Antonio devient le photographe attitré. Émilie et Julien vivent à Nyon, sur la côte vaudoise, et rêvent depuis toujours d'ouvrir une auberge de campagne. Ils ne se connaissent pas. Ils ne parlent pas la même langue. Ils n'ont pas les mêmes rêves. Mais leurs destins -- tout d'abord parallèles -- vont se croiser, puis s'épouser au cours de la première moitié du XXe siècle. Quatre « vies minuscules », silencieuses, dédaignées, héroïques, dont l'enfant secret (vous, moi) sera le témoin ébloui, et l'unique héritier.

    Jean-Michel Olivier est né à Nyon en 1952. Il est l'auteur d'une quinzaine d'essais et de romans, dont La Mémoire engloutie au Mercure de France et L'Amour fantôme aux Editions L'Age d'Homme. Depuis toujours, il partage sa vie entre l'enseignement et l'écriture, la musique et sa fille.

    Jean-Michel Olivier, L'enfant secret, Editions L'Age d'Homme, 2003



    Adresse
    Librairie le Rameau d'or
    17 Bd. Georges Favon
    1204 Genève
    Tél : 022 310 26 33
    rameaudor@freesurf.ch