Mafia rouge
Par Pierre Béguin
La Panaméricaine, au carrefour de la route de Matamoros, quelque part en Amérique latine.
Un camion transportant des produits congelés au logo d’une multinationale européenne ne peut éviter une voiture dont la conductrice n’a pas respecté le stop. Devant l’attroupement qui se forme inévitablement, le chauffeur du camion, pourtant dans son bon droit, propose spontanément un arrangement à l’amiable plutôt curieux: il paie lui-même les dégâts si la conductrice étourdie renonce à appeler la police. Cette dernière, un peu étonnée, refuse, alléguant être au bénéfice d’une assurance qui nécessite le témoignage d’un policier pour s’activer. Alors, à la grande stupeur des badauds par l’accident alléchés, le chauffeur monte dans son camion, s’empare d’une arme et se tire une balle dans la tête…
Le geste reste inexplicable jusqu’à ce que la police, arrivée sur les lieux du drame, ouvre le compartiment frigorifique du camion et découvre 10 cadavres d’enfants vidés de leurs organes.
Les autorités n’ont pas communiqué le fait divers à la presse, peut-être pour éviter un mouvement de panique, précise la personne qui, sur le net, rapporte ce drame en espagnol. Cette anecdote atroce, tragique, mais qui ferait un excellent incipit de roman ou de film, me renvoie exactement dix-huit ans en arrière.
1992. Je réside alors pour plusieurs mois à Barranquilla, en Colombie. A l’époque du carnaval, cette ville côtière plutôt paisible, où Garcia Marquez a fait ses premiers pas de journaliste, est brusquement secouée par un énorme scandale: des dizaines de cadavres vidés de leurs organes sont retrouvés dans la morgue de la faculté de médecine de la mal nommée Université Libre. Les victimes sont principalement des cartoneros – des sans-papiers vivant du recyclage. L’enquête met à jour un énorme trafic d’organes à l’échelon international, impliquant mafieux, médecins, policiers, avocats et, probablement, politiciens. Très vite, le scandale s’étouffe, la presse se tait, l’histoire est oubliée. Seuls quelques sous fifres porteront le chapeau. Deux ans plus tard, je retourne à Barranquilla pour enquêter sur cette affaire dont s’inspirera mon roman Joselito Carnaval. Trois semaines durant, dans un cabinet d’avocat, j’ai pu consulter à ma guise tout le dossier de l’instruction (rien n’est impossible en Colombie si l’on sait comment ouvrir les portes). Des milliers de pages édifiantes qu’on aurait pu croire teintées d’humour très noir pour autant qu’on oubliât un instant qu’elles relataient des faits dramatiquement réels. Une page plus particulièrement s’est ancrée dans ma mémoire: on y précisait la destination des organes prélevés sur les victimes. Si la plupart était envoyée à la frontière mexicaine avant d’être acheminée – on peut le supposer – dans des cliniques privées américaines, les autres partaient pour l’Europe dans des laboratoires privés de recherche scientifique. Au service de la science, donc!
Je suis toujours étonné du silence suspect qui entoure la mafia rouge. Personne n’ignore pourtant son existence, pas davantage qu’on ignore les énormes profits retirés du commerce illégal d’organes. Car le paradoxe reste saisissant: un homme sans aucune valeur pour la société ou l’économie est estimé pour ses organes à plus de cent mille dollars. Cherchez l’erreur. Ou quand le nettoyage social rejoint le recyclage social...
Au début des années 90, une journaliste française enquête dans le monde entier sur les cas les plus édifiants de trafics d’organes. Le documentaire filmé fait grand tapage. Il obtient le prix Albert Londres. Avant d’être rapidement décrédibilisé et relégué aux oubliettes sous l’accusation que la journaliste aurait payé des témoignages de victimes. Vrai ou faux, je confirme par expérience, en Colombie du moins, qu’il est très difficile de faire parler un témoin ou une victime sans contre partie financière. Parfois, quelques bières suffisent. Ce qui, dans tous les cas, n’enlèvent rien à la pertinence ni à la véracité d’un témoignage qui constitue souvent la seule richesse de victimes en ce sens tout à fait légitimées à le monnayer. D’autant plus que le témoignage n’est pas sans risque. Dans le cas du documentaire cité plus haut, on peut se demander qui a obtenu la preuve du bidonnage, comment est obtenue cette preuve, et pourquoi elle est autant montée en épingle au point d’évacuer le contenu même du film. Poser ces questions, c’est y répondre.
Dans certaines banlieues de Bogota, à la limite où commencent les territoires des tugurios – les bidonvilles – le passant peut s’étonner d’un alignement de petites cliniques ophtalmologiques guère plus grandes qu’une devanture de magasin. Pourquoi autant de petites cliniques? Pourquoi précisément à cet endroit? L’humanité frapperait-elle aux portes de la pauvreté? Prendrait-on autant soin de la cornée des déshérités, surtout de celle des enfants? Il est vrai que les problèmes ophtalmologiques sont légions dans les tugurios de Bogota. En insistant un peu, ce même passant pourra croiser des enfants aux yeux brouillés regardant on ne sait où. Comme chez les aveugles de Baudelaire, «la divine étincelle est partie». A cause d’une fièvre pernicieuse pourtant dûment soignée dans ces cliniques, prétend la rumeur…
La dernière fois que je me suis rendu à Bogota, il y a certes plusieurs années, ces cliniques existaient toujours, au su et au vu de tout le monde…
Commentaires
Effrayant ce "fait divers". Info ou intox? De quand date cette macabre découverte? Bien à toi
dire qu'on en est toujours à la même équation:
à mafia,
mafia et demie.
serait temps que des plus djeuns que moi s'interrogent
sur leur propre rôle dans ces histoires de ripous,
sur le jeu auquel ils participent
Genève en est un grand théâtre ... et avoir bonne conscience pour toucher son salaire ne suffit pas à vous exonérer
de ce à quoi vous participer,
mesdames et messieurs les salariés de ces départements de banques privées genevoises...
Ce dont pourtant, vous êtes conscient. Et vos enfants donc!!!! Croyez vraiment qu'ils sont fiers du job de leurs parents? Observez donc leurs comportements scolaires...
Dont acte. no?
addendum: bien sûr idem pour les salariés de sociétés d'exploitation internationales, en Afrique &/autres import/export, assurances etc etc etc
Je n'aime pas la mafia.
La mafia sont violents. Je ne les aime pas.