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Politique et argumentation I

Par Pierre Béguin

On argumente beaucoup dans les tragédies de Racine (ou plutôt, on plaide, surtout contre Dieu). On argumente beaucoup dans les comédies de Molière. Mais c’est surtout dans les Fables qu’on trouve le tableau le plus complet du statut de l’argumentation. J’y pensais récemment lors des débats sur la baisse du taux de conversion du IIe pilier. Car on argumente beaucoup dans nos sphères politiques. Jusqu’à l’absurde. Surtout quand deux camps radicalement opposés se déchirent en s’appuyant sur le même argument, ou – devrais-je préciser – sur les mêmes peurs. Mais est-ce encore de l’argumentation? Oui, si l’on appelle argumentation toute conduite humaine, individuelle ou collective, produisant un discours dans le but de modifier les dispositions ou le comportement d’un récepteur singulier ou pluriel. Les Fables de la Fontaine posant donc clairement toutes les données du statut de l’argumentation jusque dans ses contradictions, nous pouvons y relever un certain nombre de principes dont semblent s’être emparés nos politiciens:

1. L’argumentation est toujours l’arme du faible. Le plus faible – ou celui qui se trouve en situation de faiblesse – a recours à la parole parce que sa force n’est pas suffisante (une seule exception: le Loup et l’Agneau, mais pouvons-nous considérer comme argumentation la maladresse et la mauvaise foi évidente du loup dont l’objectif est de museler sa conscience de prédateur). La parole reste donc essentiellement un substitut à un comportement de force, quand elle ne correspond pas uniquement à un projet de ruse. Le fort – ou celui qui se trouve en situation de force (cf. Le Lion et le Rat) – n’argumente pas, il impose ses désirs ou ses instincts. Le cadre démocratique a précisément pour fonction de gommer cette donnée naturelle. Mais elle ne l’efface pas complètement. Lorsque l’argumentation correspond à une donné inégalitaire – ce qui est presque toujours le cas – le coercitif l’emporte systématiquement sur l’argumentatif. Ainsi crie-t-on haro sur le baudet non pas parce que l’âne est le plus coupable – il ne l’est pas – mais simplement parce qu’il est le plus faible (Les Animaux malades de la peste). Dans sa tourmente économique et diplomatique actuelle, par exemple, la Suisse en sait quelque chose. Au niveau national ou cantonal, les médecins, sous la puissance du lobby des assurances, commencent à le comprendre, comme l’ont compris les enseignants dans les années 90.

2. Un argument pertinent n’est jamais efficace. Ou s’il l’est, il ne s’impose pas par sa cohérence. L’agneau raisonne de manière parfaitement cohérente et imparable; pourtant, le loup le mange «sans autre forme de procès». Lorsque la situation est inégale – ce qui, je le répète, est presque toujours le cas –, et qu’elle correspond à une situation de vie ou de mort (au propre comme au figuré), une argumentation pertinente, visant l’intellect et non l’affect, est sans effet sur le comportement du destinataire.

3. Un argument inepte peut être efficace. Le cerf, sur le point d’être condamné à mort par le lion (Les Obsèques de la lionne), se sort à son avantage du péril par une argumentation totalement loufoque, sans cohérence ni pertinence rationnelle, mais qui a parfaitement cerné les postulats – disons plutôt les croyances – et la vanité du lion. Il n’y a donc aucun lien de causalité directe entre la pertinence interne – ou la non pertinence – d’un argument et son efficacité – ou son inefficacité. Les débats politiques en sont une parfaite illustration.

4. Le plus souvent, le «parler vrai» est non seulement inefficace mais il peut être dangereux. Tout simplement parce que, comme le dit Céline, «la vérité c’est pas mangeable». Le cerf pourrait-il dire au lion en deuil que, s’il ne pleure pas la mort de la lionne à ses obsèques, contrairement à tous les courtisans hypocrites, c’est parce qu’elle a fait tuer sa femme? Le cygne pourrait-il expliquer au cuisinier sur le point de l’égorger que, s’il le confond avec un oiseau, c’est parce qu’il est complètement saoul et idiot (Le Cygne et le cuisinier)? La vérité n’étant pas acceptable, il faut mentir. Puisqu’il faut mentir, autant que le mensonge soit le plus agréable. Et tout mensonge n’est agréable que s’il touche la vanité et les intérêts du destinataire. Nos politiciens ont adopté ce raisonnement; dès lors, prenant résolument le contrepied de cette affirmation de Camus dans L’Homme révolté: «Nous n’avons pas besoin d’espoir, nous n’avons besoin que de vérité», ils semblent adopter cette maxime: «Le citoyen n’a pas besoin de vérité, il a besoin d’espoir». Il en va de leur réélection.

5. Un argument est donc efficace s’il réunit les conditions suivantes:

a) Il n’est pas sincère.

b) Il joue sur l’affectif (par exemple les peurs) davantage que sur l’intellect.

c) Il parvient à cerner les postulats, les croyances ou les attentes du destinataire.

d) Il vise la vanité ou les intérêts du destinataire.

En ce sens, il s’apparente au discours publicitaire dont il retient les caractéristiques essentielles (le Renard ferait un bon publicitaire). Les politiciens actuels ont parfaitement intégré ces données et calqué en conséquence leur argumentaire sur ce modèle. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’on trouve de célèbres publicitaires reconvertis en conseillers politiques. Le politicien est devenu un produit de marketing qu’on vend comme on fait la promotion d’un film ou d’une lame de rasoir. Une votation itou, quel qu’en soit l’objet. A la télévision, nombreuses sont les émissions qui mélangent allégrement politique et variété.

Le statut de l’argumentation dans les Fables met donc en évidence une vérité élémentaire: dans un monde mené par l’instinct (l’intérêt et la vanité sont les instincts les plus répandus), où les seuls rapports sont les rapports de force, le cas échéant de ruse, où la seule raison est la raison du plus fort, le rationnel, le raisonnement, reste l’arme du faible, et une arme complètement inefficace tant qu’elle se veut sincère. La parole vraie est non seulement sans effet, elle est avant tout dangereuse lorsque le mensonge est une nécessité absolue pour survivre. Donc, puisqu’il faut mentir, autant que le mensonge soit agréable au destinataire (jugez de la stratégie suisse dans le conflit avec la Lybie à l’aune de ce raisonnement!) Dans les Fables, la seule argumentation efficace est, soit celle qui s’apparente à un beau mensonge qui aurait cerné les caractéristiques du destinataire (c’est-à-dire le discours publicitaire et son avatar, le discours politique), soit une «argumentation» de type extra langagière comme le chant du cygne au cuisinier qui aurait remplacé la parole par un comportement ou une production de pure séduction. En ce sens, le «parler doux» est bien plus efficace que le «parler vrai». Les politiciens qui se «peopolisent» ou qui ouvrent de plus en plus leur cour aux artistes et aux chanteurs l’ont bien compris. Bientôt, le concert remplacera la campagne politique, la chanson se substituera au débat. Le pire, c’est qu’on y gagnera. Après tout, puisqu’ils doivent mentir, autant qu’ils nous fassent rire. Et en Suisse, à ce niveau, nous sommes particulièrement mal servis…

 

Commentaires

  • Excellent!

  • Il ets clair que pour La Fontaine, l'argumentation et ses principes sont une forme d'esbroufe, et que, dans les faits, la nature est plus forte, et donc, la loi est bien celle du plus fort. La Fontaine fait dans la satire. Lui-même trouvait la poésie - même celle, mensongère, de la fable - plus intéressante et plus profitable que l'argumentation. Platon cependant le lui aurait reproché, car La Fontaine somme toute ne se moquait pas seulement des sophistes, il se moquait aussi des philosophes, et cela revient justement à préférer les sophistes, car si tous les deux sont égaux sur le plan moral, les sophistes ont quand même plus de profit à court terme que les philosophes à argumenter.

    En outre, on argumente beaucoup aussi chez Corneille, et pas vraiment contre Dieu, et à mon avis, dans "Athalie", on n'argumente pas vraiment contre Dieu, au fond. Le reste du temps, on argumente plutôt contre les dieux de la Grèce et de Rome, je pense.

  • RM, vous pensez bien, j'esoère, que derrière les dieux se cache Dieu. C'est la thèse de Roland Barthes: les personnages raciniens sont innocents en début de pièce, ils se rendent coupables en cours d'intrigue, ils sont coupables à la fin; une manière d'innocenter Dieu. C'est la Rédemption de Dieu par l'homme, une sorte de théologie à l'envers, en somme. "Athalie" et "Esther", bien entendu, échappent à ce canevas.Ce sont les deux dernières tragédies de Racine, tragédies chrétiennes écrites sur demande après sa (re)conversion au jansénisme.
    Au reste, ce problème n'était pas le sens de ma note, simplement une manière de l'introduire, ce qui explique aussi pourquoi je n'ai pas fait référence à tous les écrits du XVIIe siècle où l'on argumente, la liste eût été fastidieuse, vous en conviendrez.
    Bien à vous.

  • D'un autre côté, imaginer que Racine était déjà révolté contre Dieu, c'est un peu marqué au coin de la citique de la seconde moitié du XXe siècle: on aime bien se l'imaginer. Cependant, les discours contre les dieux païens étaient aussi présents chez les Pères de l'Eglise, ou même dans l'Ancien Testament, comme dans le psaume 81. Au XVIIe siècle, la distinction entre les faux dieux du paganisme et le vrai Dieu de la Bible est encore assez présente, je pense. C'est un peu anachronique. Pour saint Augustin, les dieux païens sont l'expression des passions humaines divinisées, et cela mène forcément à la tragédie. Il est un peu difficile de voir autre chose chez Racine. Dans ses pièces profanes, le Dieu de la Bible n'est en fait pas présent: il a essayé, je pense, de restaurer la scène antique telle quelle; mais indépendamment du Dieu biblique. Quelqu'un qui a vraiment fait plaider ses personnages contre celui-ci, c'est Leconte de Lisle. Mais Racine, je ne pense pas.

  • CRitique (erratum).

  • Excellentissime. Vous distinguez admirablement la distinction entre les domaines du savoir et de la politique. La nature de l'argumentation est certes complexe mais il n'en demeure pas moins que dans la vie, un argument de vérité pèsera hélas toujours moins qu'un argument d'autorité. Selon la place que l'on occupe dans la hiérarchie, l'on peut avoir tort ou raison.
    C'est une forme de tragique ...
    Bien à vous

  • les obsèques de la lionne sont une référence du genre, toujours mentionné dans les articles traitant des fables

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