CAP AU PIRE (02/03/2010)

Par Antonin Moeri

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Raconter des histoires est un don. Il y a des gens qui savent vous captiver en racontant des histoires. Je ne sais pas à quoi cela tient. Mais ce don n’est pas donné à tout le monde. Le père d’un ami m’a raconté que Charles-Albert Cingria était capable de tenir un auditoire en haleine pendant des heures. Cette prouesse fascinait le père de mon ami et, tout en écoutant le conteur, il observait attentivement les mains du truand qui sortait de prison, le profil du tailleur de chemises, les épaules du voleur à la sauvette qui tenait sous son charme l’auteur de La Reine Berthe. Même si ces deux auteurs n’ont strictement rien à voir sur le plan du style et des sujets, je ne peux m’empêcher de songer à Charles-Albert lorsque je lis certaines nouvelles de John Cheever.
Dans une petite ville proprette de l’Est des Etats-Unis débarque un jour un couple qui a l’air sympa. Pour l’accueillir, le voisin Charlie l’invite à boire un verre. Gigi, le nouvel arrivant sombre dans l’ivresse. Il enlève la plupart de ses vêtements. On le chasse. En ramassant les habits de son mari, madame avoue en gémissant que c’est toujours comme ça. Et pourtant, Gigi gagne peu à peu le respect des habitants. Un soir, invité chez des gens, il monte sur la table et se lance dans une gigue. Un autre soir, chez d’autres gens, il jette au plafond le plateau de fromages et se pend au lustre. Malgré tous ces débordements, Charlie se prend d’amitié pour Gigi. Il aimerait l’aider.
Ayant déménagé au bout d’un an à peine, Gigi se casse la hanche. Charlie rend visite à cet ami qui se déplace sur un chariot d’enfant. L’épouse de Gigi est partie pour Noël avec les mômes. Les deux larrons boivent du whisky. Charlie craint pour cet homme charmant qui pourrait refaire une chute ou mettre le feu à la maison. Cas de conscience. Comment pourrait-il laisser cet estropié à sa solitude? Or il doit rentrer malgré la neige abondante. Trois heures de route difficile. À la maison, le téléphone sonne. C’est Gigi qui appelle au secours. Charlie raccroche et remplit son verre. Sa conscience le tourmente. La détresse de Gigi le hante, le ronge, le détruit peu à peu. Il refuse de parler à un psy ou à un pasteur. Il perd son travail et finit par appeler le camion de déménagement rouge écarlate.
Cette descente aux enfers est racontée avec un humour placide, beaucoup de grâce, de légèreté et un désespoir apaisé. Une implacable fatalité pèse sur ces pages. Une fatalité qu’il faut accepter, la nature humaine étant ce qu’elle est. Cheever ne décrit pas des individus tels qu’ils devraient ou pourraient être, tels qu’il voudrait qu’ils soient, mais tels qu’ils sont. Qu’il suffit de croiser ou d’écouter dans les ruelles, au café, au garage ou sur la plage. Mais alors, me direz-vous le sourcil tremblant, pourquoi cet auteur ne se révolte-t-il pas contre cette situation?

Pourquoi ne nous invite-t-il pas à rendre le monde meilleur?




John Cheever: Déjeuner de famille. Edition Joëlle Losfeld 2007

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