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  • Mutisme ou logorrhée

    PAR ANTONIN MOERI3580805.jpg





    Les personnages de Carver ont de la peine à s’exprimer. Souvent, ils n’accèdent pas à la parole. Ils aimeraient tellement parler que l’émotion, la honte ou la violence les paralyse. Le narrateur de « Cathédrale » est si perturbé par l’arrivée d'un ami aveugle qu’il ne sait plus quoi dire. « Je voulais dire quelque chose à propos du vieux canapé. Je l’avais aimé ce vieux canapé. Mais je ne dis rien ». Un autre personnage se penche au-dessus d’un poêle, il veut dire quelque chose, mais ne sait pas quoi. « Il savait qu’il ne savait pas ».
    Ou alors, les personnages de Carver veulent à tout prix communiquer avec l’autre. Ils essaient par tous les moyens de capter son attention et se lancent dans des histoires sans fin pour évoquer un souvenir significatif, un malaise persistant ou une expérience, peut-être banale, mais à leurs yeux si pleine de sens. C’est le cas d’une serveuse dans la nouvelle intitulée « Obèse ». Elle boit un café chez sa copine Rita. Elle lui dit qu’elle a été fascinée, un soir, par un client énorme. Elle demande à Rita d’imaginer la monstruosité de ce type qui a commandé une salade César, un potage, plusieurs portions de pain et de beurre, des côtes d’agneau, une pomme de terre à la crème, un pudding avec de la sauce anglaise et une glace à la vanille avec une larme de sirop de chocolat.
    Rita essaie de comprendre où veut en venir sa copine qui dit :  « Je cherchais quelque chose. Mais quoi ? Ça j’en sais rien ». Toujours est-il que la serveuse avait été très attentive : ce gros monsieur la troublait. Ce n’est pas sa monstruosité physique qui la bouleversait, mais plutôt ce qu’elle pouvait partager avec lui. Elle aimerait devenir énorme comme lui. Les autres employés n’y comprenaient rien, ils raillaient le « phénomène de foire ». Quand elle rentrera avec son cuisinier de mari, celui-ci lui parlera en riant des gros qu’il a connus dans sa vie. Elle se demandera comment serait son ventre si elle était enceinte. Quand il lui fera l’amour, elle aura le sentiment d’être formidablement grosse. Rita trouve cette histoire marrante, mais elle ne comprend toujours pas ce que sa copine veut lui dire. « Elle est assise là et elle attend, en se tapotant les cheveux du bout des doigts ».
    Ou bien les personnages n’accèdent pas à la parole, ou bien ils cèdent à un besoin compulsif de raconter ou d’invectiver et, dans les deux cas, un sentiment de malaise gagne le lecteur. La position de repli, la distance qui permettrait de trouver les mots pour exprimer les émotions, ce détour est interdit à des personnages englués dans l’urgence et l’immédiat. Or c’est précisément la détresse, tant économique que spirituelle, qui intéresse l’écrivain de Clatskanie (État d’Oregon). La vie des intellos bobos n’a jamais eu « d’impact émotionnel durable » sur lui.RaymondCarver.jpg

  • Politique et prédation suite et fin

    Par Pierre Béguin

     

    requin[1].jpgJe le jure, j’avais décidé de parler d’autre chose. Mais la récente actualité – un débat, vendredi dernier au 7-8 de Radio Cité – m’incite à revenir une dernière fois sur ce sujet.

    La création par Charles Beer d’une centaine de postes de directeurs dans l’enseignement primaire (avec la centaine de secrétaires en bonus et les cinq super directeurs dont les postes n’ont pas même été mis en concours) est, du point de vue pédagogique, tout à fait incompréhensible, pour ne pas dire d’une incroyable sottise: avec trois neurones et une once de bon sens, n’importe qui comprendra que, vu le manque de moyens, il eût été plus rentable pour l’efficacité de l’enseignement de renforcer le personnel sur le terrain (alors que, en réalité et malgré les dénégations de l’intéressé, pour financer ces postes, on a une nouvelle fois ponctionné les forces vives). Décision aberrante au plan pédagogique, et délire technocratique fort coûteux: alors que les anciens inspecteurs avaient près de 80 classes sous leur responsabilité, les nouveaux directeurs n’en ont qu’une vingtaine dans leur placard doré. Quatre fois moins de travail pour une paie bien supérieure! Le paradis! Merci qui?

    Mais Charles Beer, ne l’oublions pas, n’est pas un pédagogue, loin s’en faut, c’est un politicien. Ses décisions ne sont donc pas pédagogiques mais politiques. Et sur ce plan, force est de reconnaître que celle dont nous parlons se justifie pleinement: une centaine de directeurs choyés, couvés, invités à des repas, bref à la solde du chef pour appliquer une politique que la population a refusée clairement et pour soutenir une réélection qui, finalement, seule compte. Gageons que l’élu quittera alors le Département de l’Instruction Publique qui ne l’intéresse guère pour un autre moins exposé. A cette fin, qu’il laisse derrière lui un marasme n’est qu’un dommage colatéral. De même, c’est dans cette seule logique politique qu’il faut comprendre l’incroyable silence de la droite libérale (elle pourtant si prompte d’habitude à s’en offusquer) face à ces dépenses aussi somptuaires qu’injustifiables.

    De plus en plus, nos démocraties font la part belle à la prédation politique (avec G. Bush, les républicains américains ont poussé très loin cette logique). Certes, nous n’en sommes pas là à Genève (encore qu’avec le scandale de la BCG, nous avons fait un grand pas dans cette direction…) Mais force est de constater que, dans le domaine politique, les plus intelligents tirent les ficelles et évitent désormais de s’exposer, seuls les seconds couteaux, à quelques rares exceptions, montent au créneau. Et leur première préoccupation est d’y rester, par tous les mensonges. La plupart du temps, leur action est inutile, parfois même elle est désastreuse pour les départements dont ils ont la charge, toujours elle coûte très cher au peuple (les actuels conseillers d’état à Genève sont, à une ou deux exceptions, des représentations quasi emblématiques de ce postulat). Et pourtant, le citoyen continue de placer ses attentes dans le politique comme on attend l’amour ou Godot. Parce qu’il faut bien croire – en l’occurrence en l’idéal démocratique (moi-même qui vous écris sur le ton de la dérision, il m’arrive de croire en François Longchamp pour sauver le DIP, c’est vous dire si je rêve!)

    Une chose est sûre: depuis vingt ans que ce département subit les attaques de ses prédateurs politiques, depuis vingt ans que les partis en font le siège et qu’ils s’acharnent à grands coups de bélier sur les portes de l’Institution pour en laisser entrer le clientélisme, on se demande parfois comment l’édifice tient encore debout. Peut-être faudra-t-il un jour se résoudre à en remercier les enseignants? Mais faites vite! La génération résistante part en retraite. L’hallali est proche. Le DIP tel que vous l’avez connu aura bientôt cessé d’exister et le retour sur terre sera rude pour la plupart des citoyens. Nantis mis à part…

     

     


  • Millénium, de Stieg Larson

    Par Alain Bagnoud

    Qu'est-ce que j'ai fait, donc, cet été? Eh bien, la même chose que des milliers de gens. J'ai lu Millénium.
    Cette trilogie policière due à Stieg Larson, dont vous avez forcément entendu parlerMillénium, même si vous ne l'avez pas ouverte. Vous connaissez aussi sans doute la triste histoire de l'auteur. Journaliste d'investigation dans un magazine anti-fasciste qu'il a créé, Expo, il écrit ces polars et annonce triomphalement à son amie qu'il a assuré avec ça leur retraite. Il a à peine le temps de rendre les manuscrits à son éditeur qu'il fait une crise cardiaque et qu'il meurt.
    Les livres sont des succès mondiaux, mais comme il n'a pas fait de testament en faveur de sa compagne, elle est censée ne rien toucher, tout devant aller à la famille de l'auteur ou, selon d'autres sources, à une fédération de travailleurs communistes. Bon, il y a des tractations en cours, je vous passe les détails, vous les trouverez sur internet et dans la presse.
    Millénium, donc. Dans les trois gros livres (plus de 600 pages chacun), on trouve les mêmes personnages principaux. Un journaliste vedette, Blomqvist, la quarantaine, super fort, super intègre, super beau, qui plait super aux femmes et fait super peur aux méchants, et qui est surnommé d'ailleurs super Blomqvist. Il travaille dans un magazine appelé Millénium. Magazine dirigé par sa maîtresse, Erika, mariée à un artiste tout à fait partageur.
    Blomqvist a pour co-vedette Lisbeth Salander. Elle aussi est super. En apparence, c'est une jeune femme tatouée, piercée, presque anorexique, qui semble avoir 15 ans même si elle en a plus de 20. Elle est quasiment autiste, semble retardée mentalement, est sous tutelle. Mais le lecteur ne tarde pas à apprendre qu'en fait, c'est une génie de l'informatique, une hacker de génie, qui à la fin du premier livre a détourné 2 milliards de dollars.
    En faisant équipe avec le journaliste qui est dans une mauvaise passe, elle réussit également à démasquer un violeur et tueur en série et à retrouver une femme disparue depuis plus de quarante ans.
    Pour le plus grand plaisir, il faut le dire, du lecteur captivé, qui peine à refermer le livre.

    Stieg Larson, Les hommes qui n'aimaient pas les femmes, Millénium 1, Actes sud

    (Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud
  • « Relativiser la possession »

    rebetez1.jpgPAR ANTONIN MOERI


    Pascal Rebetez (ou son narrateur) a été cambriolé. Voilà un événement qui offre d’innombrables perspectives. Mais le réel ici décrit me laisse songeur. En effet, quel cambrioleur (j’en ai connu un qui opérait dans le dix-huitième arrondissement de Paris) quel cambrioleur pourrait s’intéresser à des petites toiles de valeur sentimentale ? Sans trouver le commencement d’une réponse à cette question, je me suis demandé si la plupart des êtres humains avaient le don de « relativiser la possession », comme le dit si bien Pascal Rebetez, et si la propriété n’était pas une manière (pour le commun des mortels) de s’inscrire dans un temps, un espace et, par là-même, de donner sens à une vie.
    Dans une nouvelle de Raymond Carver, « Soixante arpents », Lee Waite possède un terrain au bord d’une rivière où, régulièrement, il surprend des braconniers. Or Waite a besoin d’argent. Il a une femme, deux fistons et une vieille mère à nourrir. Une idée lui vient. Il pourrait louer cette terre à un club de chasseurs de canards. Il pourrait ainsi gagner mille dollars par année. Il ne la vendrait pas cette terre. Il ne ferait que la louer, cette terre qu’il a directement héritée de son père. Il appréhende la réaction de sa mère endormie sur une chaise. Ses jambes se mettent à flageoler. Il se laisse lentement glisser le long de la paroi  « jusqu’à ce qu’il soit assis sur les talons ». Il dispose ses mains en coupe sur ses oreilles pour entendre le mugissement du vent.
    Lee Waite n’a pas le don de « relativiser la possession ». Contrairement à P.R. (ou à son narrateur), Lee est pris dans les mailles d’un filet de pêche qui l’a définitivement fixé dans une identité. Une identité qu’il n’est pas prêt à brader. Mais finalement, un terrain de soixante arpents, dans l’Orégon ou l’Etat de Washington, n’a rien à voir avec les petites toiles de valeur sentimentale.

  • Mamco

    Par Alain Bagnoud

    2_ombre.jpgLa chose la plus amusante, au musée, ce sont les guides. Les guides vivants, je veux dire, ceux qui se tiennent dans les salles à disposition du visiteur, comme il y en a au Mamco http://www.mamco.ch/ lors des journées portes ouvertes. Un louable effort pédagogique pour expliquer, convaincre.

    J'y étais mercredi soir, en famille.

    Donc on visite, on regarde les pièces, on apprécie ou moins, c'est selon (je vous conseille le cycle Philippe Ramette (voir l'illustration), Gardons nos illusions : beaucoup d'humour, d'absurde, des photos drôles et hardies, des sculptures parfois inquiétantes...)

    Finalement, on se retrouve devant une chose qui intrigue mon fils, quatorze ans et assez curieux de tout. C'est un socle de béton avec un pilier en acier boulonné sur lequel sont pendus trois sacs de cuir genre punching-ball en Y. Il me pose des questions, je ne sais que répondre.

    - Je vais demander au guide, dit-il.

    Je soupire, je tente de le retenir. Trop tard. Une sémillante personne est déjà là, avec un écriteau « guide volant ».

    « Alors, dit-elle, c'est un socle de béton avec un pilier boulonné sur lequel sont pendus trois sacs en cuir. Le Y des sacs peut faire penser aux chromosomes, le cuir à des punching-ball, il y a des sangles donc ça évoque un peu le sado-masochisme... » Et de continuer à décrire longuement ce que nous avions fort bien vu.

    Nous réussissons enfin à l'interrompre.

    - Ce sont donc deux oeuvres différentes? Le pilier et les sacs en Y.

    - Non, c'est une oeuvre qui veut confronter le pilier et les sacs en Y, le cuir et l'acier, le béton au-dessous... violence... contraste... etc.

    Inarrêtable. On y parvient quand même.

    - Mais il y a deux titres d'oeuvres, au mur.

    On lui montre les notices. « Pilier », et, séparé, au-dessous « Y ».

    - Ah, dit-elle, je ne savais pas.

    Elle regarde de nouveau et explique:

    - J'ai toujours vu les piliers et les sacs ensemble.

    Puis indémontable:

    - Donc, il s'agit en fait d'un assemblage. Il y a deux oeuvres : le pilier, le béton, et puis le cuir, violence, punching-ball, sangles, mais l'artiste les a rassemblées, pour que les sacs en Y questionnent la verticalité du pilier, lequel, sur son socle de béton... Etc.

    Allez au Mamco. Si vous ne vous intéressez pas aux oeuvres, parlez aux guides (ou plutôt écoutez-les). Leurs performances sont tout à fait étonnantes. Une interrogation constante des oeuvres et de leurs rapports au commentaire. Une oeuvre d'art en soi.

    (Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud

  • Mes stances à un cambrioleur

    par Pascal Rebetez

    Sans rime, sans pathos non plus, à l’instar de Brassens, j’ai perdu quelques magnifiques choses hier soir, disparues par l’opération délictueuse d’un malandrin. J’ai été cambriolé ! A part le téléphone portable de mon frère, on ne m’a pris que des petites toiles, une de belle valeur marchande, trois autres plus sentimentales et quelques remarquables coupelles antiques de provenance forcément douteuse.
    Rage ! L’artiste amateur a dédaigné, comme de vieilles semelles, les manuscrits qui sommeillaient dans mon bureau, il a balancé au sol quelques ouvrages originaux dont certains signés par quelques belles plumes littéraires, il s’est soucié comme de colin-tampon de mes carnets intimes, n’y voyant que vaticinations d’atrabilaire sans aucune valeur marchande. Dois-je dire que le bougre a visé juste ? Ce dépouillement que j’appelle de mes vœux, cet allègement métaphysique, mon voleur d’hier soir me l’impose et me convoque dès lors à relativiser la possession. Tout ce qu’on possède nous possède ? Merci, monte-en-l’air, de m’avoir ainsi un petit peu libéré. On n'est jamais si bien servi que par surprise.

  • Les sirènes des Grisons

     desarzens.jpgUn régal, cette réédition des Sirènes d’Engadine par Corinne Desarzens ! C’est à New York qu’elle entendit le mot Grisons pour la première fois, de la bouche d’un sculpteur qui provenait de là-bas. Dès la première page, le lecteur, à qui semble s’adresser l’auteure par un « tu » de confidence, est embarqué dans la découverte. Franchis les tunnels, les cols et les villages : l’Engadine ! « Quelque chose de festif se répand. La neige sent la pastèque. Les maisons te sautent contre et chaque plante, chaque marche, chaque éclat de granit, chaque couleur est très là. » Avec le talent d’aventurière qu’on lui connaît, Corinne Desarzens plonge corps et âme – elle apprend même le romanche – au cœur de l’étrange vallée où toilettes se dit secret. Avec des accents de malicieuse curiosité qui ne vont pas sans rappeler Bruce Chatwin, l’écrivaine nous présente avec une rare poésie à ces sirènes qui ne se montrent qu’à ceux qui sont prêts à partir avec elles.
    Serge Bimpage
    Sirènes d’Engadine, par Corinne Desarzens. CamPoche, éditions Campiche, 79 pages.

     

  • Les silences du passé

    PAR ANTONIN MOERI







    858856351.jpgDresser le portrait de son père est un exercice redoutable auquel je ne me suis jamais essayé. Il m’arrive d’y songer, mais les mots me manquent. C’est une défaillance que je devrai… Oui… Un jour peut-être. Par quoi commencer ? En attendant de résoudre ce problème mathématique, je lis « La Reconstitution » de Serge Bimpage, paru à L’Aire bleue en 2007. Dès les premières pages lues sur un banc public, je suis captivé. Nulle emphase dans l’évocation de cet homme  « travailleur », silencieux, qui avait cinquante ans lorsque le petit Serge (« le chef-d’œuvre ») vint au monde. Un enterrement discret, une brusque décomposition familiale, quelques objets pour apprendre à se souvenir : une photo, une collection de timbres, « Le Père Goriot », un couteau militaire, des bulletins scolaires, « L’Or » de Blaise Cendrars, un compte-rendu de Tribunal de Police, des documents notariés, des coupures de presse signalant l’existence d’un grand-père qui pratiquait des avortements clandestins dans son arrière-boutique.
    Comment peut-on se révolter contre un père irréprochable, qui travaille beaucoup, un père bienveillant, charmant, drôle, généreux, enthousiaste mais responsable, farouchement optimiste ? Pour comprendre sa non-révolte, Serge Bimpage convoque quelques souvenirs. La seule activité sociale que le tapissier-décorateur s’autorisait se résumait à une virée au bistrot où il amusait la galerie. Il n’avait pas d’amis, n’invitait personne à manger, détestait affronter l’opinion d’autrui, fuyait la moindre perspective de conflit, craignait qu’on décelât « quelque faille dans la famille qu’il avait tant peiné à construire ». Ce qu’il aimait chez les juifs, c’était leur volonté de préserver une culture, « une mémoire qui leur permettait de garder vivant l’espoir d’une terre promise ». Or cet homme ne parlait pas ou très peu. Ce qu’il est convenu d’appeler culture le gênait. Il ne se sentait à l’aise que dans l’action, l’effort, le TRAVAIL. « Il fallait toujours faire quelque chose, déplacer et se déplacer, entreprendre ».
    C’est ce silence que veut déchiffrer le narrateur, c’est cette loi du père qu’il entend débusquer en ramenant à la surface quelques gestes, mimiques, effluves, postures, démarches : le rasage matinal, la randonnée en montagne, l’attifement pour le bal masqué, l’exhibition du biceps, la cigarette abandonnée sur l’établi, « l’abjecte et pourtant délicieuse odeur des cabinets après son passage », les grands signes à la fenêtre quand le petit Serge part à l’école. Mais pourquoi fallait-il à tout prix « ne pas lui faire de peine » à ce facétieux patriarche ? C’est dans son rapport à l’argent que l’auteur va trouver un élément de réponse, car si l’artisan travaillait comme un forçat, c’était avant tout pour payer une dette, expier une faute.
    Un compte-rendu de Tribunal de Police révélera un grave accident de circulation dans lequel le pater familias fut impliqué et où furent tués les deux occupants de l’autre voiture. Ce drame et ses conséquences, le tapissier-décorateur le portera toute sa vie sans pouvoir l’évoquer à son fiston chéri. Ce fiston chéri à qui cette ultime découverte permettra de reconstituer le trajet d’un père inquiet, travaillé par une idée qui n’avait rien à voir avec l’image qu’il voulait donner de lui-même.