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  • Anne-Sophie Subilia, Jours d'agrumes

     


    Par Alain Bagnoud

    Les crises existentielles sont propices à la littérature. Elles amènent au questionnement sur soi, aux ruptures, aux errances, aux découvertes de l'ailleurs. Anne-Sophie Subilia s'est emparée avec talent de ce filon pour son roman Jours d’agrumes, qui inaugure une nouvelle collection aux Editions de L'Aire, réservée aux premiers romans : Alcantara.

    Franca Charbonnier, suisse par son père et italienne par sa mère, a tout pour réussir. Elle est jeune, issue d'une famille comme il faut, étudiante en médecine qui termine ses études à Turin, programmée pour une certaine existence liée aux valeurs et aux ambitions de ses parents (la relation avec la mère est donnée comme une clé de ce personnage).

    Mais soudain, se questionnant sur son identité, en recherche d'elle-même, elle abandonne tout, quitte l'Europe et se retrouve à Montréal, employée tout au fond de l'échelle, à trier des légumes au marché Jean-Talon. Cette rébellion lui permet de passer de l'esprit au corps, et de trouver sa propre voie, qui la mène vers la création théâtrale.

    Certes, le thème de l'enfant de la bourgeoisie qui se fond dans un milieu populaire, découvre les vraies valeurs et se retrouve soi-même est un classique. Mais ce qu'on retient surtout de ce roman, c'est une maîtrise de la langue et de ses différents niveaux, une sensibilité aux matières, une vitalité.

    Les meilleurs passages sont, pour moi, les descriptions du marché Jean-Talon, qui mettent le lecteur au milieu même de cette machinerie de bruits, de sons, de gestes, de couleurs, d'agitation et d'odeurs. Le roman s'amplifie à partir du moment où ce monde savoureux se déploie. Les portraits par touches des personnages sont très réussis : les employeuses de Franca, les soeurs Brassard, ses collègues, Gisèle, Rosa, Laura, Agathe, Violette et Charles, un aspirant comédien.

    Avec un mystère en plus dans ce thème de l'identité et de la recherche de soi : tout au long du livre, le lecteur et le personnage s'interrogent pour savoir ce qui a jeté cette jeune femme hors des sentiers battus.

     

    Anne-Sophie Subilia, Jours d’agrumes, Editions de l'Aire

  • Portraits d'artistes par Claude Dussez

    images-6.jpegVous cherchez désespérément un cadeau à faire à votre bien-aimé(e) en cette période d'échanges symboliques de Noël ?

    Eh bien, ne cherchez plus, vous avez trouvé !

    C'est un livre magnifique de portraits d'artistes (suisses) réalisé par un grand photographe valaisan, Claude Dussez, qui est aussi peintre, graphiste, caricaturiste, et j'en passe. DownloadedFile.jpegOn y retrouve tous celles et ceux qu'on aime, de A comme  Pascal Auberson à Z comme Zep, de Mélanie Chappuis à Georges Haldas (dit Petit Georges), de Brigitte Rosset à Yves Dana, et tant d'autres.

    images-5.jpegClaude Dussez n'a pas son pareil pour jouer de toutes les nuances du noir et blanc et pour saisir le geste, l'expression du visage ou de la main, la parole silencieuse des corps glacés dans la photographie. Précédé d'une excellente préface d'Antoine Duplan, ce livre exceptionnel par sa richesse et la beauté de ses images se doit de faire partie de votre bibliothèque — ou de celle de votre bien-aimé(e) !

    * Claude Dussez dédicacera son livre jeudi 19 décembre à partir de 18h à la librairie Payot Rive Gauche (dans les Rues basses, à

  • MANDELA EST MORT …

    Par Anne Bottani-Zuber

     Mandela est mort et j’ai appris qu’il lisait Aimé Césaire dans sa cellule de la prison de Robben Island. Ça m’a donné envie de me plonger dans le Cahier d’un retour au pays natal. Je n’en suis pas ressortie indemne.

    C’est une écriture exigeante, rythmée, la syntaxe est bousculée, les mots rares sont légion. Il faut lire ce texte à voix haute, il le faut car sinon le cri ne sort pas.

    Mais l’exigence va plus loin.

    Avec violence, Césaire dénonce, pleure, chante, apostrophe et proclame.

    Dénonce …

    la faim qui empêche les enfants d’apprendre quoi que ce soit à l’école

    la peur qui est partout : dans les ravins, dans les arbres, dans le sol, dans le ciel ; le morne lui-même a peur

    l’impunité : l’homme noir, on peut le battre, le torturer, le tuer sans avoir de compte à rendre à personne.

    Pleure …

    le travail inlassable d’une femme – sa mère – dont les jambes inlassablement, de jour comme de nuit, de nuit comme de jour, pédalent pour faire marcher une machine à coudre – une Singer – afin d’avoir de quoi nourrir sa famille

    la rue « Paille », si mal famée, où la mer déverse ses détritus

    la plage couverte d’ordures.

    Chante la négritude qui …

    …  « plonge dans la chair rouge du sol » (…)

    « plonge dans la chair ardente du ciel » (…)

    « troue dans l’accablement opaque de sa droite patiente ».

    Apostrophe …

    son peuple qui n’a pas à avoir honte de ce qu’il est, de son passé d’esclavage et qui mérite le respect

    son peuple qui doit sortir de sa passivité et se lever

    les blancs qui doivent cesser de considérer les noirs comme des inférieurs et accepter au contraire qu’ils soient des égaux, des partenaires.

    Et proclame :

    « Et elle est debout la négraille

    la négraille assise

    inattendument debout

    debout dans la cale

    debout dans les cabines

    debout sur le pont

    debout dans le vent

    debout sous le soleil

    debout dans le sang

    debout

    et

    libre »

    Mandela est mort ? Césaire est mort ? Non, pas plus que Voltaire et le Traité sur la tolérance, Olympe de Gouges et la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, Hessel et son Indignez-vous ! … Les immortels ne meurent pas, tout le monde sait ça.

     

    Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Editions Présence Africaine

     

     

  • Et encore une mesquinerie, une!

     

    Par Pierre Béguin

     

    Comme mon ex collègue Jean-Michel Bugnion, qui l’a relaté dans son blog vendredi dernier, comme beaucoup d’autres enseignants qui ont décidé de se jeter sur la bouée PLEND pour fuir un département dans lequel ils se reconnaissaient de moins en moins et qui leur réservait depuis deux décennies davantage d’humiliations que de satisfactions, j’ai reçu la lettre de l’office du personnel de l’Etat stipulant qu’à partir du 1 janvier 2014 toute activité rémunérée, qu’elle soit d’ordre privé ou public, entraînerait une diminution de la rente PLEND à la hauteur du revenu de l’activité.

    Il fallait s’y attendre. Depuis qu’un certain député libéral avait commis l’insigne sottise d’annoncer la fin du PLEND pour 2013, le département a subi une véritable saignée. Et si le citoyen savait par quel tour de force, parfois, on a recousu les plaies pour que chaque cours ait son prof, le département en tremblerait. Donc le PLEND, qui était jusque-là un encouragement pour certains enseignants ou fonctionnaires âgés au salaire forcément plus élevé à céder leur place à des jeunes payés moins cher, se doit de devenir – pénurie d’effectif oblige – un découragement à la retraite anticipée. Mais alors, me direz-vous, pourquoi l’avoir conservé sous une forme nettement moins avantageuse plutôt que de le supprimer purement et simplement? Par un prudent compromis? Peut-être…. J’avance une autre hypothèse: parce que tout départ anticipé évite la prise en compte des boni (accumulation d’heures au poste parfois très importante chez les profs du secondaire) et qu’il en coûterait probablement plus cher à l’Etat de les rembourser que de supprimer un PLEND qui permet justement de les épargner. Le calcul sera-t-il aussi efficace avec cette nouvelle donne? Les députés ont fait leur compte, les fonctionnaires feront les leurs...

    Ce qui est certain, c’est qu’une rente amputée par un départ anticipé, même avec le renfort du PLEND, ne suffit pas à la grande majorité des fonctionnaires ou enseignants. Et qu’un petit travail d’appoint dans le privé, pour nécessaire qu’il soit, ne faisait de mal à personne. Personnellement, j’en connais qui ont mis leur expérience au profit d’élèves en difficulté dans des écoles privées pour 60 francs bruts l’heure au cachet, ou même qui arrondissent leurs fins de mois en chauffeur de limousine pour riches indigènes ou étrangers. Qui viendrait me démontrer que ces activités sont nuisibles à la société au point qu’il faille en retrancher la rente PLEND en proportion des gains engendrés? Il fallait bien toute la sottise et la mesquinerie de certains députés pour mettre fin à une situation qui en arrangeait plus d’un et qui ne dérangeait personne.

     

    Ce qui est certain également, c’est que le PLEND depuis des années a mis à disposition de la société des milliers de personnes qui, souvent, ont donné gracieusement de leur temps, ont fait profiter gratuitement de leur expérience, qui pour enseigner à des prisonniers (j’en connais beaucoup), qui dans des activités bénévoles humanitaires ou culturelles. Et que vouloir se passer de cette masse d’expérience, même au prix d’une légère rémunération, tient de la bêtise pure et simple. En voulez-vous un exemple?  En trente-trois d’enseignement au Collège Calvin, j’ai parfois (trop souvent) fait passer des examens (écrits et oraux) de maturité en littérature française avec des jurés assistants en droit ou en économie dans une université suisse ou française (si! si!) qui non seulement ne connaissaient rien au système, non seulement n’avaient pas lu les textes de la liste, mais ignoraient jusqu’au nom de certains auteurs.  Si mes étudiants avaient pu savoir qu’ils étaient jugés pour moitié par des ignares en la matière, ils auraient pu déposer un recours pour une fois fondé. Comme j’aurais souhaité alors les mettre au courant! «On ne trouve personne!» répondait à mes doléances le préposé au bureau de gestion. Vu la minceur de la rémunération, ce n’est guère surprenant. Sauf qu’il existe des dizaines de profs parfaitement compétents en retraite anticipée prêts à assumer la fonction. Le règlement l’interdit? Un peu de bon sens vaut souvent mieux que des principes étroits…

    Quant à prétendre que ce nouveau règlement a des effets rétroactifs, je ne puis hélas souscrire à cette réserve. Bien sûr, la mesquinerie du fond se retrouve dans la forme: prévenir les principaux intéressés trois semaines avant la date d’application de la loi, et surtout juste après sa parution dans la FAO – que tout le monde est censé lire mais que personne ne lit – pour éviter tout recours, c’est bien dans les mœurs et habitudes de certains. Là encore, pas de surprise! On reconnaît la patte libérale. Mais que je sache, nous ne sommes pas au 1 janvier. Disons plutôt qu’une fois de plus on change les règles en cours de partie. Car beaucoup n’auraient certainement pas pris le PLEND sachant qu’ils ne pourraient compter sur un revenu d’appoint. Puisque les règles ont changé, il faudrait au moins demander le remboursement des boni gracieusement laissés à l’Etat en guise de compensation. Pour le reste, moi qui par chance n’ai pas besoin de revenus supplémentaires, je le jure: je fermerais les yeux si des PLENDUS se mettaient soudainement à travailler au noir. Après tout, c’est très fréquent à tout âge, dans toutes les couches professionnelles… de tout bord politique. Mais n’allez surtout pas le répéter!

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Mémoire de mes putains tristes

    Par Pierre Béguin

    Garcia Marquez.PNG

    Première évidence: Garcia Márquez a le sens du titre. Mémoire de mes putains tristes ne dépare pas d’autres titres devenus emblématiques, de Cent de solitude à Chronique d’une mort annoncée.

     

    Deuxième évidence: Garcia Márquez a le sens de l’humour. Un humour qui, dans ce petit roman, côtoie sans cesse la tendresse et maintient le récit aux antipodes de la trivialité, en dépit des risques de dérapage inhérents au sujet.

     

    Troisième évidence: Garcia Márquez a le sens de l’accroche: «L’année de mes quatre-vingt-dix ans, j’ai voulu m’offrir une folle nuit d’amour avec une adolescente vierge». La première phrase dit tout. Quel lecteur n’aurait pas envie de continuer? Et quelle lectrice aussi? Allez! Tout romancier le sait: la première phrase est déterminante, elle donne le ton, elle conditionne la suite. Après, c’est comme une source sortie de terre et qui s’écoule... Prenez n’importe quel roman du Prix Nobel colombien et vous aurez cette impression.

     

    Quatrième évidence: Garcia Márquez a le sens de la narration. Construite sur un canevas très mince, l’histoire ne perd jamais de son intérêt, la truculence et la malice des personnages concourent grandement à ce miracle: «La morale est aussi une affaire de temps» avait dit Rosa Cabarcas, la patronne du bordel, au narrateur qui n’avait jamais cédé à une telle invitation: «Tu verras!» C’est tout vu! A quatre-vingt-dix ans, il cède... et demande l’impossible: une pucelle, pour le soir même...

     

    Inutile d’en dire plus. Que celles ou ceux qui n’ont pas encore lu ce petit roman fassent amende honorable. Que les autres, comme moi, le relisent! Les tristes journées de fin d’automne en seront embellies...

     


    Gabriel Garcia Márquez, Mémoire de mes putains tristes, Livre de Poche, 2005

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Janine Massard, Gens du Lac

     

    Par Alain Bagnoud

    Secrets de famille. Celui qui a été confié à Janine Massard il y a quelques années n'a pas dû lui déplaire. Un certificat jauni, daté de 1947 et timbré du sceau de la République française, lui a révélé que « Ami Gay père et Ami Gay fils» (c'est-à-dire son oncle et son grand-oncle) ont aidé les résistants français pendant la guerre. Tous deux, pêcheurs, ont «passé, par bateau, des armes, des médicaments et ravitaillements aux maquisards français» et «aidé des réfractaires, recherchés par la Gestapo, à passer le lac».

    Et personne n'en savait rien. Ces taiseux, gens de fort caractère, ont trouvé tout naturel de risquer leur vie pour une cause juste, puis de s'effacer sans flon-flon ni trompette. Il faut dire également que ces faits d'armes sont restés longtemps passibles de poursuites, avant que ceux qui les ont commis ne soient finalement « amnistiés ». Mais oui.

    C'est la fille d'Ami Gay fils, Josiane, cousine de Janine Massard, qui lui a apporté ce «témoignage de reconnaissance». On connaît l'engagement de Janine Massard, qui a vu dans ce sujet une manière de reprendre les thèmes qui l'intéressent. Aussitôt, elle s'est documentée, a recueilli les confidences et écrit un livre, mi-témoignage mi-roman.

    Ami Gay père et fils sont des hommes libres, qui n'ont pas d'autres maîtres que leur travail et leurs convictions. C'est une époque où la pêche se fait encore à force d'avirons. Dans leurs migrations lacustres, ils croisent des Français de l'autre rive.

    Le contact se fait lors de rencontres au milieu de l'eau. Petit à petit, tout naturellement, les Ami Gay acceptent de passer des médicaments, des armes, puis des juifs. Pas de frontière sur les eaux. Et pas de frontière dans les têtes quand on est comme eux généreux, progressistes et courageux : un courage qui se verra aussi après la guerre, lorsque le fils fondera le parti socialiste et affrontera les notables locaux issus du parti radical dominant.

    Janine Massard, critique sociale, ne pouvait pas non plus passer à côté de la condition de la femme, sujet qui lui tient à cœur. Celle-ci est illustrée par la peinture familiale des rapports entre la femme du fils et sa belle-mère, une terreur. Dans leur relation se dessinent les nœuds de l'exploitation et une prise de conscience tardive.

    Comme on le voit, il n'y a pas d'idéalisme naïf dans ce livre. Janine Massard n'est pas du genre à trouver tous les gens merveilleux. Elle évoque par exemples d'autres passeurs qui se sont enrichis mystérieusement pendant la guerre, et les objets personnels qu'on retrouvait à cette époque flottant au milieu de l'eau.

    Au total, Gens du Lac est donc plus qu'un témoignage. Le livre propose une fresque sociale embrassant plusieurs décennies, une histoire familiale qui évoque la condition passée des femmes, et un bel hymne d'amour au lac Léman.

    Janine Massard, Gens du Lac, Editions Bernard Campiche

  • L'Ami barbare (4)

    par Jean-Michel Olivier

    DownloadedFile.jpegJe me rappelle votre stupeur, Roman, votre stupeur et votre joie, ce jour de novembre 1989, quand le Mur est tombé.

    Nous étions à Moscou, dans l’arrière-boutique de la librairie, fascinés par l’écran de la télévision : sous nos yeux, à des milliers de kilomètres, un petit homme armé d’une pioche creusait un trou dans la muraille qui jusqu’alors coupait le monde en deux. Impossible ! La brèche s’élargissait de minute en minute. Une foule immense, armée de pelles et de marteaux, venait lui prêter main-forte. Les pierres volaient dans tous les sens.

    Bientôt, la brèche fut si large qu’elle offrit le passage à des centaines d’hommes et de femmes massés en longues files joyeuses de chaque côté de la frontière. Les gens se serraient dans les bras. On s’embrassait. On versait des torrents de larmes.

    Vous l’aviez prédit plusieurs fois : un jour, le monde serait réunifié.

    Ce soir-là, devant l’écran lumineux, votre stupeur était profonde et votre joie était celle de la résurrection. La foi sans faille dans le Sauveur. Le mépris des dangers et de la mort. Ce même mépris qui vous faisait chanter, enfant, sous les bombardements nazis, à Pâques : « Ils ne peuvent pas nous tuer. »

    J’étais étudiante en histoire, à Moscou, et je venais souvent me réfugier dans votre librairie. C’est là que nous nous sommes rencontrés. Je cherchais un livre sur Maxime Gorki que je ne trouvais pas. Et, bien sûr, en moins d’une minute, vous avez déniché l’ouvrage dans les travées poussiéreuses de la librairie.

    Quelques instants plus tard, le grand Rostropovitch, que vous n’aimiez pas tellement, s’est installé avec son violoncelle devant la brèche ouverte et il a commencé à jouer une Chaconne de Bach en faisant résonner son instrument comme s’il était accompagné par un orchestre symphonique.

    L’histoire ne se répète jamais : elle avance en musique, insolente et farceuse, et elle nous étonne toujours.

    Quand je suis retournée à Delphica, quelques jours plus tard, on m’a dit que vous étiez en voyage, mais que vous alliez revenir.

    Où étiez-vous, Roman ?

    À Lausanne, enfermé dans votre tanière, devant l’iconostase de votre bureau ? À Genève ou à Belgrade où vous retourniez souvent depuis la mort du maréchal Tito ? À Milan, Bruxelles ou Montréal, dans ces Salons du Livre où vous aimiez monter la garde devant le stand de la Maison et rencontrer des inconnus ?

    Toujours, quand quelqu’un demandait de vos nouvelles, on lui faisait la même réponse :

    « Il va venir. »

    Vous êtes toujours l’homme qui arrive.

  • Achalay – Entre bidonville et communauté

    par Anne Bottani-Zuber

     

     

     

    Il y a un cochon que deux enfants tentent d’attraper, que deux fermiers égorgent puis nettoient avant de le pendre à une corde métallique et il y a la Gringa qui, bien qu’elle doive se rendre à une réunion, décide d’assister à cette scène.

     

    Il y a la señora Fanny qui cueille des roses et qui les place sur le réservoir de la chasse d’eau des toilettes.

     

    Il y a des liens un peu abîmés, un peu distendus entre les enfants de la Communauté de San Andrès et leurs familles restées dans les bidonvilles de Lima, des liens qu’avec l’aide des éducateurs, ils vont certainement pouvoir raccommoder.

     

    Il y a le bruit de l’eau, celle du Canal Madre qui irrigue le terrain où vit la Communauté, une eau qui rafraîchit, qui abreuve, qui irrigue et qui lave, une eau dans laquelle les enfants peuvent jouer. Profiter de cette eau est un don du ciel, un miracle pour ces enfants qui ont vécu dans des bidonvilles.

     

    Il y a des robustes princesses qui manient des échalas en guise d’épée pour faire fuir des chevaliers errants sans cheval.

     

    Il y a des gestes que les jeunes apprennent : scier, poncer, clouer, enfoncer, souder, visser, emboîter. C’est à l’atelier de menuiserie que ça se passe. Et ça permettra peut-être un jour de « réparer le monde ».

     

    Il y a des gestes que font les aînés à la santé précaire. Pour jouer de la musique, faire de la gymnastique, créer des bijoux, des dessins, des sculptures.

     

    Il y a Paco et Fernande, les fondateurs, il y a des bénévoles, des éducateurs, des anciens résidents. Ils parlent de ce projet fou qu’ils ont porté, ou auquel ils ont adhéré, ou dont ils ont bénéficié. Ils parlent de solidarité, de respect, d’amour du travail bien fait, de pédagogie du lien, du plaisir d’aller à l’école, du pain à couper pour huitante personnes, du travail de la terre, des baignades dans l’étang, de l’élevage des lapins. Ils parlent de leurs joies et de leurs difficultés. Ils parlent d’une « utopie réaliste ».

     

    Il y a enfin la Gringa Antoinette Fallet Girardet, une enseignante lausannoise, qui a décidé de prendre un congé sabbatique pour écrire ce livre-mosaïque coloré et poétique. On s’y plonge et on en ressort rafraîchi, ravigoré, nourri. Ce qui se fait là-bas au Pérou avec des enfants, des jeunes et des adultes handicapés, tous issus d’un milieu très défavorisé, nous est utile à nous aussi. Ce livre n’inspire pas la pitié, il fait envie. Il donne des pistes pour construire un monde plus fraternel.


     

    Antoinette Fallet Girardet – Achalay - Entre bidonville et communauté - Editions A la Carte

     

    Pour commande : Antoinette.Fallet-Girardet@hepl.ch

     

  • asphyxie


    par antonin moeri

     

     

    Un auteur (assez sûr de lui) prétend que, dans la bonne littérature, le lecteur respire à pleins poumons un air vivifiant et qu’il se déplace sans entraves dans les contrées les plus ouvertes, les plus vastes, sous un ciel rempli de promesses. Dans la conception de cet auteur (assez sûr de lui et qui trouve le repli colérique, l’angoisse de la mort et l’asphyxie anti-littéraires), l’écrivain autrichien Thomas Bernhard doit se trouver tout en bas de l’échelle. En effet, TB met en scène des personnages qui étouffent, qui sont écrasés, qui pensent sérieusement au suicide dans des huis-clos aux issues triplement cadenassées ou dans des lieux anonymes et hostiles: une maison dont on ne peut s’échapper, un quai de gare, un banc, un asile psychiatrique, un salon de grands bourgeois. Le récit intitulé «Montaigne» se passe dans un château appartenant à des spéculateurs immobiliers sans âme, qui savent agir au moment où les faibles sont le plus affaiblis, qui ont mis au monde des enfants en cédant au génie de l’espèce et qui ont lu Schopenhauer sans rien y comprendre, des gens grossiers qui avalent avec avidité leur soupe et leur viande, qui vident leur verre en faisant entendre un bruit de succion et dont l’unique sujet de préoccupation est l’accumulation infinie du capital. Celui qui est né dans cette famille a dû y rester à cause d’une maladie. Il y a quarante ans qu’il endure la présence de ces gens, leurs odeurs, leurs grimaces, leurs propos. Tous les matins, il doit se rappeler qu’il a été engendré «dans une véritable mégalomanie procréatrice».

    C’est après un repas pris en compagnie de ses bourreaux persécuteurs que le narrateur saisit un livre dans la bibliothèque paternelle et se réfugie dans un coin de la tour. Tout l’après-midi, ses parents l’ont tourmenté avec leurs petites affaires et lui ont reproché d’être la cause de leur malheur. Dès sa naissance et avant de savoir parler, il leur a opposé son regard pénétrant d’enfant méchant, de monstre perfide. Or il n’a pas réussi à leur échapper depuis plus de quarante ans. Seule échappatoire: les livres. Mais entrer dans la bibliothèque est considéré comme un crime par ces spéculateurs sans gêne, sans scrupule, dangereux. Le fils et ses parents ne font que s’accuser des pires maux et, dans cette atmosphère asphyxiante, le recours à Montaigne se révèle salutaire. Le fils ne peut pas voir ses parents comme une mère et un père dignes de ces noms, il s’est donc vite réfugié «dans les bras de son Montaigne». Les géniteurs ont plusieurs fois répété qu’ils lui préféreraient un chien, «car un chien veillerait sur eux et leur coûterait moins cher». C’est donc secrètement que le narrateur va dans la bibliothèque pour y prendre le volume de Montaigne. Il pleure de bonheur en le lisant dans le coin le plus reculé de la tour.

    Ce bref récit publié dans "Die Zeit" en octobre 1982 contient en germe le grand roman de la fin «Auslöschung». En effet, on retrouve dans ce bref récit la situation d’un fils de bourgeois richissimes et obtus qui construit son identité en réaction contre son milieu délétère, en prenant le chemin opposé, c’est-à-dire en contrariant les désirs des parents mufles, pour leur préférer d’autres horizons, pour se laisser guider par les grands esprits. Cette tension entre un univers dont le narrateur ne peut s’affranchir et un univers où, perdant l’équilibre, il peut s’entretenir avec les artistes qu’il aime, cette tension sera le moteur de «Extinction».

     

     

    Thomas Bernhard: Goethe se mheurt, Gallimard, 2013