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  • Salman Rushdie, Joseph Anton

     


    Par Alain Bagnoud

    Le jour de la Saint Valentin 1989, un Britannique d'origine indienne s'éveille sans savoir encore qu'il va devenir l'écrivain le plus célèbre du monde. C'est ce jour-là que l’ayatollah Khomeini lance une fatwa de mort contre l'auteur d'un roman, Les Versets sataniques.

    Dans celui-ci, Salman Rushdie raconte notamment les rêves d'un acteur indien. Ils concernent les débuts des prédications d'un prophète monothéiste, et le retour d'un imam exilé qui profite d'une révolution pour s'emparer d'un pays et d'un peuple.

    Cette allusion à Khomeini explique sans doute la virulence de ce dernier. Mais les musulmans s'offusquent aussi parce que dans le roman, le prophète, qu'ils assimilent à Mahomet, a admis le polythéisme avant de se rétracter. Épisode rapporté par un historien et commentateur sunnite, Tabarî, 839-923 (pour les détails, voir ici), mais faux et blasphématoire du point de vue de l'Islam : si l'on en croit cette version, Mahomet, qui ne peut faire d'erreur, a été trompé par Satan. Du coup, Salman Rushdie se voit accusé d'athéisme, d'apostasie et de conspiration contre l'Islam. Selon les partisans radicaux de la charia, ça mérite la mort.

    Suivent dix ans de clandestinité et de traque, que raconte Joseph Anton, une autobiographie, le dernier livre de Salman Rushdie (2012). On y suit mois après mois les événements liés à cette affaire : les manifestations autour des Versets sataniques, la vie de l'auteur protégé par la Special Branch des services britanniques, les manœuvres de l'Iran qui renouvelle année après année la fatwa et dont les services secrets forment des hommes pour tuer le romancier, la stratégie du Royaume-Uni pour faire face à la menace, les manœuvres diplomatiques, la mobilisation des groupes de soutien à la liberté d'expression.

    Quelques anecdotes. Rushdie doit trouver lui-même les endroits où il se cachera, et dont il faut souvent changer. Imaginez les difficultés pour un homme dont le nom ne doit jamais apparaître, et la reconnaissance qu'il porte à ses amis qui lui prêtent des appartements ou louent des maisons pour lui, sous le nom de Joseph Anton (formé à partir de Joseph Conrad et Anton Tchékhov).

    Ces lieux doivent être assez discrets pour que personne ne le voie et assez vastes pour loger les hommes armés, les chauffeurs et deux autos blindées (il se glisse de l'une à l'autre à mi-chemin pour ne pas partir et arriver dans la même voiture). L'homme traqué n'a aucune liberté de mouvement et doit demander l'autorisation pour chaque sortie...

    Joseph Anton raconte tout ça, ainsi que les détresses, les erreurs et le combat de Rushdie pour gagner petit à petit un peu d'autonomie, à mesure que la menace diminue, jusqu'à ce que l'Iran en 1999 cesse d'entraîner des hommes pour les expédier sur ses traces et déclare renoncer à appliquer la fatwa. Ce qui n'empêche pas, pourtant, une Fondation religieuse iranienne (du 15 Khordad) de promettre encore une prime pour l'assassinat de l'écrivain. En septembre 2012, elle a été portée à 3,3 millions de dollars.

    Ce long récit passionnant (900 pages en folio) est donc bien plus qu'une simple autobiographie. Il témoigne de l'arrivée du fanatisme dans le débat d'idées et pose la question de la liberté d'expression, laquelle, on le sait n'est jamais acquise.

    Pour justifier les passages controversés de son roman, Rushdie explique avoir interrogé une religion d'un point de vue historique. Qu'il ait prévu ou non que son roman serait reçu par les fondamentalistes comme une provocation n'est pas la question. La question est : a-t-on le droit d'examiner les dogmes, c'est-à-dire ce qui est imposé par une autorité, au risque de déplaire à des communautés ou à des religions ? Et la réponse est oui. On peut remettre toutes les opinions en question tant qu'on ne déforme pas les faits.



    Salman Rushdie, Joseph Anton, Folio

  • Un livre déchirant

    DownloadedFile-1.jpegJean-François Berger n'est pas un inconnu : il a travaillé longtemps pour le CICR, est un peintre remarquable et a publié plusieurs livres, en particulier sur la guerre en ex-Yougoslavie. Il nous donne aujourd'hui un livre déchiré, et déchirant, qui parle de guerre et de folie, des hommes et de sa fille, Morgane, à la santé fragile, qui ne trouve pas sa place dans le monde « normal ».

    Le prétexte de ce livre au titre original (un mot-valise mêlant paranoïa et Balkans*), c'est un voyage que l'auteur doit faire à Vucovar, en Croatie, pour le compte de la RTS. C'est là qu'il a assisté, vingt ans plus tôt, à la chute de la ville et à l'exécution de centaines de prisonniers. DownloadedFile.jpegReplongeant dans ses souvenirs et retrouvant sur place un ami qui a participé, lui aussi, à ce drame, il repense à sa fille, Morgane, que ses problèmes psychologiques obligent à demeurer dans une institution.

    La folie de la guerre et les crises de Morgane, le désir des hommes d'infléchir le destin, l'amour sans condition d'un père pour sa fille : tels sont les thèmes que tisse ce livre déchirant, qu'il faut lire comme un témoignage, très bien écrit, d'un homme aimant et déchiré.

    * Jean-François Berger, Balkanoïa, éditions de l'Aire, 2013.

  • se prendre au sérieux

     

    par antonin moeri

     

     

     

    S’il est un genre d’individu qui exaspère Clément Rosset, c’est l’individu qui se prend au sérieux. Cet irremplaçable styliste a érigé comme principe la méfiance à l’égard de tout ce qui prétend au sérieux, que ce soit dans le domaine de la philosophie, de la musique, du cinéma ou de la littérature.

    Dans «Faits divers» (qui rassemble des notes, des entretiens, des articles et des préfaces), on trouve une magnifique réflexion sur «l’emploi du temps». Il est évident que les êtres humains consacrent la plupart de leurs forces à suspendre le temps. Ce que Hohl a plaisamment exprimé en parlant de «cet immense effort que font les hommes pour ne pas faire d’efforts». Mais alors, comment éprouver le temps qui passe, «le temps comme durée pure»?

    Ce que l’homme craint par-dessus tout, c’est de ne rien faire, de laisser le temps s’écouler à vide. On peut résoudre ce problème par le jeu. C’est ce que nous dit humoristiquement Beckett en mettant en scène Molloy, un personnage qui ramasse des pierres dont il emplit ses poches avant de les sucer l’une après l’autre, mais pas dans n’importe quel ordre: il doit trouver un stratagème pour ne jamais sucer deux fois la même pierre, stratagème qui lui permettra de fixer son attention.

    Autre exemple de cette méfiance à l’égard de tout ce qui prétend au sérieux: un journaliste célèbre ayant convoqué Clément Rosset à Paris (Rosset habitait alors à Nice) pour faire un article de trois pages dans Libé et ce célèbre journaliste détestant prendre des notes, il annonce au philosophe qu’il va enregistrer l’entretien. Au bout d’une heure, le célèbre journaliste a des scrupules: quel lecteur va s’intéresser aux propos de Clément Rosset si Clément Rosset ne dit rien de Chirac, rien de Jospin, rien de Zidane? Le philosophe essaie de se défendre en disant que pour certains lecteurs, à long terme... Mais tout cela est parfaitement inutile, puisque le célèbre journaliste a oublié de mettre l’enregistreur en marche. Évidemment, aucun article ne paraîtra sur C.R.

    Rosset raconte cette anecdote avec une jubilation qu’on retrouve dans pratiquement tous les textes réunis dans ce volume. Qu’il parle de Roussel, d’Hergé, de Nietzsche, de Godard, de Casanova ou de Cioran, il le fait avec une désinvolture, un sens de la provoc et du comique qui irriteront le donneur de leçons, le «monsieur Vrai» intéressé par le pouvoir des médias et la question sociale, l’homme grave et semi-cultivé «que n’intéressera jamais la question de savoir pourquoi il y a de l’être et non pas rien, mais bien celle de savoir s’il faut être pour ou contre la guerre d’Algérie ou du Vietnam, voter ou non pour l’union de la gauche, confier ou non son angoisse et sa tristesse aux soins d’un psychanalyste». 

    Dans un article paru dans la NRF en 1981, Rosset fragilise les bases de la théorie freudienne. En effet, dans la constitution du complexe d’Oedipe, Freud a volontairement mis de côté le préambule à ce drame. Il ne mentionne pas un événement qui concerne Laïos, le père d’Oedipe qui a séduit un garçon, garçon qui se serait, ensuite, suicidé de honte. Irrité par cet amour contre nature, Zeus a interdit à Laïos de concevoir, «sauf à subir les pires sévices du fruit de sa conception». Laïos concevra Oedipe dans un demi-sommeil.

    Si Freud a volontairement omis cet épisode, ce serait l’effet d’un «refoulement». Rosset (après Marie Balmary) explique ce «refoulement» par le fait suivant: Sigmund aurait été conçu avant le mariage avec Amalia (maman de Sigmund), à une époque où Jakob (papa) était marié avec Rebecca qui ne put donner un enfant à Jakob et qui fut, par conséquent, répudiée et rayée des registres de la mémoire familiale. Cette thèse (développée dans un livre de Marie Balmary) établit donc un lien entre l’affaire Oedipe et l’affaire Sigmund. «Comme Oedipe expie la faute cachée de son père, qui a séduit et peut-être conduit au suicide le jeune Chrysippe, Freud hérite de la faute cachée de son père Jakob, qui a fait disparaître et peut-être conduit au suicide sa seconde femme Rebecca».

    Ce regard aigu, «qui permet à Rosset de ne pas tomber dans le panneau journalistique», cette désinvolture, cette lucidité décapante et ce sens aigu de l’absurde raviront les amoralistes qui, au progrès, aux buzz et aux grandes causes, préfèrent une autre posture devant les vérités établies, des amoralistes qui préfèrent la vacherie, le vitriol, le sarcasme et le fou rire. Ce livre leur donnera envie de lire, s’ils ne les ont déjà lus, les autres livres de Clément Rosset, dont le remarquable «Principe de cruauté» et l’exceptionnel «Choix des mots», aux Editions de Minuit.

     

     

    Clément Rosset: Faits divers, PUF, 2014

  • Enfin une statue pour un monument

    Par Pierre Béguin

     

    genèveMon ancien – et néanmoins fort estimé – collègue au Collège Calvin Jean-Pierre Gavillet vient d’utiliser de la manière la plus judicieuse qui soit ses deux premières années de retraite après 46 (!!!) ans d’enseignement (histoire, français, latin). Il publie le premier livre consacré à l’une des plus grandes figures de la vie politique genevoise, André Chavanne, conseiller d’Etat en charge du DIP de 1961 à 1985, personnage haut en couleur aux contours rabelaisiens, surnommé plutôt affectueusement «Fidel Bistro» pour sa fréquentation assidue des cafés genevois, mais avant tout figure mythique, présence fraternelle et tutélaire adulée par des générations de collégiens (j’en étais), «humaniste et scientifique» (comme le souligne le titre de l’ouvrage) dont l’action en faveur de la démocratisation des études et du Cycle d’Orientation a relégué celle de ses successeurs au rang de tâche obscure et laborieuse. Au point que, dans les années nonante, nous ses orphelins avons pu nourrir l’impression que c’était Chavanne qu’on assassinait. En réalité, ce n’était pas qu’une impression…

     

    Un livre sur André Chavanne. L’idée est tellement évidente qu’on s’étonne qu’il ait fallu plus de vingt ans après la mort de cet homme d’Etat remarquable pour qu’elle se concrétise enfin. Et il est heureux que l’auteur en soit un professeur d’histoire qui connaît mieux que personne le DIP de l’intérieur. En fait, c’est sur la proposition de Charles Beer (qui a rédigé la préface) que Jean-Pierre Gavillet a mis l’ouvrage en chantier. Fort de cette recommandation, et outre les documents et archives traditionnelles, Jean-Pierre a eu accès aux archives inédites du parti socialiste et aux archives personnelles de la propre fille d’André Chavanne. Ajoutez-y une multitude de témoignages de personnes qui ont côtoyé le conseiller d’Etat durant le quart de siècle qu’a duré son mandat (l’auteur laisse abondamment et judicieusement la parole aux acteurs) et vous aurez non seulement un livre sur un monument de la vie politique genevoise, mais aussi un livre monument sur la vie politique genevoise entre les années soixante et quatre-vingt, avec ses péripéties, ses coups fourrés, ses mesquineries, ses combines, ses alliances… Avec les noms livrés en prime, je vous assure, c’est souvent délectable. La perspective du temps, il n’y a rien de tel pour démasquer les gens. Certains n’en ressortent pas tout à fait indemnes…

     

    «Les années Chavanne» – et le livre de Jean-Pierre Gavillet en rend bien compte – c’est aussi la nostalgie d’une époque où les politiciens n’étaient pas que des gestionnaires soucieux de communication face à des commissions de contrôle et des électeurs exigeant la transparence jusque dans la vie privée. «Dédé», que nous allions, adolescents, écouter au café du Levant à Arare dans des conversations aux dialogues surréalistes avec le souillon du village, n’aurait pas survécu politiquement plus d’une année de nos jours. Le souvenir de sa popularité distille le charme suranné d’un temps révolu tout en soulignant en négatif la bassesse et la mesquinerie du monde qui lui a succédé. Il y a du romantisme dans la mesure de ce déclin, un romantisme qu’incarne parfaitement pour la postérité notre magistrat et qui sied bien à sa mémoire de là où elle nous contemple...

     

    Pour autant, le livre ne tombe jamais dans l’hagiographie. En historien avisé, Jean-Pierre Gavillet sait maintenir la distance pour assurer l’objectivité nécessaire à la crédibilité d’un hommage auquel de nombreux citoyens pourraient (devraient) s’associer: tous ceux qui portent sur leur(s) diplôme(s) la signature d’André Chavanne, mais aussi leurs enfants, ont d’une manière ou d’une autre une dette envers le magistrat socialiste, qu’ils la reconnaissent ou non. Merci à Charles Beer, et surtout à Jean-Pierre Gavillet, de nous le rappeler…

     

    Jean-Pierre Gavillet, André Chavanne, homme d’Etat, humaniste et scientifique, Infolio éditions, 2013

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Moravia et l'Ennui

    Par Pierre Béguin

     

    Moravia.PNGDu «Taedium vitae» des Anciens à la «nausée» de Sartre en passant par le «spleen» de Baudelaire, l’Ennui «métaphysique» n’a cessé d’inspirer toute une famille d’auteurs, de penseurs, de poètes, parmi lesquels on pourrait citer, sans être exhaustif, Huysmans, Mallarmé ou Flaubert. Ou encore, Sénèque, Pascal (songeons aux fragments sur le «Divertissement» en particulier) ou Chateaubriand.

    «Mal sans forme» selon l’expression d’Alain, «brouillard silencieux» selon Heidegger, «longs corbillards sans tambour ni musique», (Baudelaire), contagieux comme la lèpre (Flaubert ou Bernanos), l’ennui est aussi difficile à définir qu’à cerner puisqu’il se présente essentiellement comme une absence de traits positifs: il est inappétence ou, dans son sens étymologique, anorexie. Au XIXe, sous l’influence romantique, il est perçu comme l’inévitable conséquence de toute civilisation avancée: «grand monstre moderne» (Théophile Gautier) ou «fils des civilisations excessives» (Barbey d’Aurevilly), il se glisse dans tous les interstices de la société et «dans un bâillement aval[e] le monde» (Baudelaire). Mais s’il n’épargne plus personne, ses proies favorites restent l’intellectuel et le riche. Pour les autres, la société moderne a développé, pour combattre le monstre, un monstrueux attirail de divertissements: sports ou variétés, comme le décrivait déjà Céline bien avant l’invention de la télévision: «Et puis des artistes en plus, de nos jours, on en mis partout par précaution tellement qu’on s’ennuie. Même dans les maisons on a mis des artistes avec leurs frissons à déborder partout et leurs sincérités à dégouliner à travers les étages. Les portes en vibrent. C’est à qui frémira davantage et avec le plus de culot... » On se croirait dans une émission de variétés sur TFI ou France2! (Et au concours de l’artiste qui «frémira davantage et avec le plus de culot», c’est incontestablement Patrick Bruel qui a gagné...)

     

    Ce n’est pas de cet ennui assimilable au manque de distractions que nous parle Alberto Moravia. Paru en 1961, L’Ennui est considéré comme le meilleur livre de l’écrivain italien. Et c’est précisément un intellectuel riche qui en est le héros narrateur, un bourgeois romain de 37 ans, prénommé Dino, peintre abstrait raté méprisant une richesse qu’il tient de sa mère, qu’il rejette tout en en vivant, et qui s’ennuie depuis l’aube de son existence. Le premier chapitre est entièrement occupé par la définition que le narrateur s’est peu à peu forgée d’une maladie qui l’a accablé dès l’enfance comme un mal de tête dont il ignorait la cause et contre lequel les distractions habituelles n’offraient aucun remède. Car son ennui, on l’a dit, n’est pas le contraire de l’amusement ou du divertissement. Il est insuffisance, voire carence totale de réalité. Il ne vient pas de l’intérieur mais d’un manque de rapports avec l’extérieur, d’une incommunicabilité radicale entre le sujet et le monde, d’une impossibilité ontologique à établir un lien quelconque entre les choses et lui: «La sensation de l’ennui naît en moi de l’impression d’absurdité d’une réalité insuffisante, c’est-à-dire incapable de me persuader de sa propre existence effective». D’où probablement le choix de la peinture abstraite. Apathique et renfermé, il est muré vivant en lui-même comme dans une prison hermétique et étouffante. Jusqu’au jour où il est distrait du vide de son atelier par une jeune modèle, Cécilia, qui posait pour – avant de coucher avec – un vieux peintre voisin de palier. Une relation si intense que le vieux en est mort. Intrigué par ce suicide déguisé, Dino essaie de comprendre les motivations d’un homme qui s’est servi érotiquement d’une adolescente pour hâter sa fin. Inconsciemment d’abord, puis de plus en plus lucidement, il va marcher sur les traces du vieux peintre et décider d’entamer une liaison avec Cécilia...

     

    Très vite pourtant, il projette de renoncer. Il s’ennuie déjà, malgré les aptitudes sexuelles manifestes de sa jeune maîtresse. Cécilia n’a guère plus de réalité pour lui que, dans son adolescence, n’en avaient les empereurs romains, les fleuves d’Amérique ou les hexamètres de Virgile. Mais, au moment où il décide de rompre, Cécilia, sans explication, ne vient pas au rendez-vous. De banal, insignifiante, sans consistance, la personnalité de la jeune fille, tout à coup, se révèle insaisissable, trouble, fuyante. Elle devient promesse de sens pour Dino qui, mû par une passion devenue incontrôlable et autodestructrice, va dès lors s’efforcer obstinément et vainement d’en cerner les contours.

     

    L’histoire, qui pourrait avoir des accents proustiens, suit en réalité un tout autre cours. Swann, qui trouvait Odette vulgaire, s’est pris d’une passion douloureuse pour la courtisane dès le moment où il a pu l’assimiler à une œuvre d’art. Il s’en libérera en s’efforçant de ramener Odette aux dimensions d’une amante infidèle, puis d’une banale épouse bourgeoise, c’est-à-dire à ce qu’elle est fondamentalement. Ce stratagème ne réussit pas à Dino malgré tous les pièges qu’il tend à Cécilia pour la rabaisser au commun, au vulgaire, ou pour faire entrer la Muse en ménage. La jeune fille reste toujours aussi énigmatique, non pas tant parce qu’elle est intrinsèquement mystère, mais parce que Dino s’ingénie à la parer de sens alors qu’elle n’est qu’une huître qui s’est refermée sur la banalité affligeante de sa vie, confiant à son corps et à l’immédiateté les seuls plaisirs que lui procure l’existence. Lorsqu’il se plaint de ne pouvoir posséder son intériorité en même temps que son corps, elle lui répond: «Dedans, il n’y a que mes poumons, mon cœur, mon foie, mes intestins. Qu’en ferais-tu?» Là où Dino l’intellectuel postule du sens, Cécilia l’animal robot ne voit que tautologies: «– Qu’éprouves-tu quand tu t’ennuies? – J’éprouve de l’ennui. – Qu’est-ce donc que l’ennui? – L’ennui c’est l’ennui».

     

    On comprend alors mieux les tourments du narrateur: il y a chez cet intellectuel, comme peut-être chez tout intellectuel, une nécessité d’un système explicatif global auquel confronter la réalité, un questionnement incessant, une tyrannie du sens qui consiste à sommer les choses de lui livrer complètement une signification que, de toute évidence, elles n’ont pas. Cet activisme (forcément) doctrinaire engendré par l’esprit de système peut déboucher sur une forme de terrorisme de la pensée, susceptible d’investir violemment le champ politique à l’image des Brigades Rouges pour anéantir une bourgeoisie capitaliste devenue, après l’achèvement de sa mission historique, conservatrice et rétrograde, incapable de produire du sens autrement que dans un absurde amas d’objets. Une telle société doit disparaître – d’où la haine de Dino pour la classe sociale dont il est issu – au profit d’une autre susceptible de générer du sens.

     

    Chez l’intellectuel donc, l’inacceptable, le crime absolu est l’absence de sens. En conséquence, pour lui, l’ennui ne serait pas rupture avec le réel ou carence de désir, mais désir fatalement inassouvi. A l’image de Dino, l’intellectuel ne vit que s’il comprend; et l’impuissance à comprendre entraîne l’impuissance à vivre, le dégoût, la nausée, l’inappétence. En un mot, l’Ennui... Et à l’image de Cécilia, la réalité n’est qu’éclats insaisissables, vides, fuyants; elle est dépourvue de toute signification autre que celles dont on s’efforce de la parer...

     

    Le narrateur, comme de bien entendu, finira sa vaine quête de sens – son désir impossible de posséder entièrement Cécilia – contre la dure réalité d’un arbre sur lequel il jette intentionnellement sa vieille voiture. Mais non, voyons! Il n’en meurt pas puisqu’il raconte son histoire. Mais il découvrira dans cet affrontement physique avec la mort le chemin de sa rédemption: il se contentera de regarder Cécilia vivre sans plus vouloir la posséder. La contemplation du monde, si elle est renoncement à la tyrannie de l’ordre et du système, n’en offre pas moins des ouvertures qui font sens pour celui qui sait la patience et l’humilité...

     

    Quant au lecteur, en refermant le roman, il ne peut s’empêcher de penser que le génie de Moravia c’est aussi d’avoir écrit 400 pages sur l’Ennui sans jamais être ennuyant une seule ligne...


     

    Alberto Moravia, L’Ennui, Flammarion, 1986

     

  • Bastien Fournier, La Fugue

     

    Par Alain Bagnoud

    La Fugue, de Bastien Fournier, est un roman sur lequel, tout d'abord, j'ai pensé que je n'écrirais pas, tant il me semblait difficile d'en dire quoi que ce soit de concret.

    On y suit une femme, puis un homme. Est-ce que ce sont toujours les mêmes personnages à travers les différentes scènes ? Elle se trouve en Italie. Son voisin et logeur, Peter, est Allemand. Elle panique quand elle lit le désir sur le visage d'un inconnu court, trapu, musclé. Plus loin, un viol est évoqué.

    L'homme, lui, voyage en voiture, fréquente des hôtels, enquête, cherche quelque chose, probablement la femme qui a fugué. Il n'y a pas d'histoire proprement dite. La suite de scènes est discontinue et a des airs de rébus.

    La fin arrivée, j'étais plutôt désarçonné. C'est ce genre de livre, me semblait-il, dont on est fondé à dire avec une satisfaction de Philistin : « Je n'y ai rien compris. »

    Mais petit à petit, il m'est arrivé de repenser à ces scènes, à ce petit roman, dont les tableaux se sont imposés peu à peu comme un énigme obsédante. La tension dramatique qui l'habite a fini par susciter des images et des significations.

    La dernière phrase du récit laisse penser qu'un inceste est le centre caché du récit. Cette chose indicible prend rétrospectivement de la densité à travers la suite de scènes et justifie la méthode choisie par Bastien Fournier, qui consiste à tourner autour du secret sans jamais y entrer, sans jamais le citer.

    En somme, La Fugue est un livre épuré, dramatique. Une tentative tout à fait intéressante, et extrême, oui, d'évoquer en pointillé quelque chose qui peut difficilement être proclamé ou affronté. Peu importe, finalement, ce qui échappe au lecteur : le texte, malgré ou à cause de ses lacunes, a des aspects fulgurants.

     

    Bastien Fournier, La Fugue, L'Aire

  • L'Ami barbare (5)

    349057970.33.jpegpar Jean-Michel Olivier

    C’est une journée étrange : comme nous, le soleil se lève tard. Les bois sont pleins de cris de bêtes. Il fait un froid presque sibérien, à ne pas mettre un Slave dehors. Un brouillard jaune monte des champs, imperceptiblement, comme l’haleine des morts.

    On a dormi dans un bosquet, sur des lits de camp, près d’une route de campagne. Tu as fait du café sur le petit réchaud à gaz de la camionnette. On a mangé du pain et du lait caillé, des concombres au vinaigre, des tranches épaisses de salami coupées à l’opinel. Ensuite, on est allé faire un brin de toilette dans le petit ruisseau qui traverse la forêt.

    Puis on se met en route. Mais on ne prend pas le chemin de la capitale.

    « Où m’emmènes-tu encore, Roman ?

    — J’aimerais passer par le village de Devic. Il y a là un monastère très important. L’un des rares à avoir échappé aux destructions.

    —  Mais notre rendez-vous ?

    — Nous avons la journée devant nous. N’aie crainte, Pierre, nous serons à huit heures dans la capitale ! »

    Nous roulons un bon moment, dans un paysage désolé, avant de traverser le village de Devic, abandonné par ses habitants. Aucun panneau pour indiquer la direction du monastère. Et personne à qui demander notre route. Nous croisons une jeep avec trois militaires en uniforme vert et rouge de l’armée de libération. À notre approche, ils ralentissent l’allure, nous lancent des regards soupçonneux.

    « Si on leur demandait où se trouve le monastère ?

    —  Trop dangereux. »

    Un peu plus loin, nous prenons un chemin de terre, plein de nids-de-poule et de flaques d’eau. Tu n’es jamais venu ici, mais on dirait que tu sais où tu vas. Le long du chemin défoncé, accrochés aux poteaux électriques ou cloués sur les portes des maisons, il y a des photos de femmes et d’enfants, portraits de morts ou de disparus.

    Sous le regard silencieux des fantômes, nous arrivons enfin au monastère de Devic, une bâtisse imposante érigée au milieu du XIVe siècle. Avant la guerre, dix moniales y vivaient, cultivant les champs alentour pour subvenir à leurs besoins. Aujourd’hui, d’après ce que tu sais, elles ne sont plus que deux ou trois à vivre ici.

    Nous frappons à la porte. Personne ne répond. À pied, dans le brouillard, nous faisons le tour du bâtiment.

    Une aile du monastère a été défoncée par les roquettes. Le toit exhibe encore une large cicatrice noire. Les murs sont constellés d’impacts de balles. Nous revenons vers la porte principale. Nous frappons de nouveau.

    Au bout de plusieurs minutes, un guichet au milieu de la porte s’ouvre et une voix de femme nous demande ce que nous voulons.

    « Nous voulons visiter le monastère, dis-tu avec ta voix la plus chantante.

    —  D’où venez-vous ?

    —  De Suisse.

    —  Vous êtes de la police ?

    —  Non ! Nous sommes des pèlerins en voyage.

    —  Il n’y a plus rien à voir ici. Les Albanais ont tout détruit.

    —  Mais les icônes ?

    —  Quelles icônes ?

    —  Les fameuses icônes de Devic… »

    La femme grommelle quelque chose derrière son guichet, hésite quelques instants, puis la porte s’ouvre.

    C’est une petite femme sans âge, au visage sévère et pâle, encadré par un voile noir. Elle porte un habit de moniale. Malgré le froid, ses pieds sont nus et chaussés de sandales de cuir.

    « Je vais voir si Sœur Anastasia, l’higoumène du monastère, peut vous recevoir. »

    Nous suivons cette femme à travers les couloirs sombres, grimpons un escalier de pierre, pénétrons dans une pièce où brûle un feu de bois. Une autre femme, vêtue également d’un habit noir et le visage à demi voilé, nous fait signe de nous asseoir près de la cheminée.

    « Que faites-vous par ici ?

    — J’ai beaucoup entendu parler de votre monastère et, comme nous sommes dans la région, nous voulions voir vos fameuses icônes… »

    Sœur Anastasia esquisse un sourire triste.

    « Il n’y en a plus, hélas… »

    D’une voix douce, elle appelle la petite moniale qui nous a ouvert la porte tout à l’heure, puis se tourne vers nous.

    « Voulez-vous boire une tasse de thé pour vous réchauffer ?

    —  Avec plaisir. »

    Quelques minutes plus tard, nous sommes assis tous les trois autour d’un thé brûlant, près d’un bon feu de bois.

    « Nous n’avons pas de sucre, dit la religieuse. Mais, à la place, il y a cet excellent miel. »

    Elle nous raconte l’histoire du monastère, détruit, puis reconstruit, puis détruit à nouveau.

    « Depuis que je suis à Devic, j’ai tout vu et tout connu. Les récoltes brûlées, les attaques à coups de pierre, les bâtiments incendiés… La voiture du monastère visée par des tirs de fusils… Les roquettes sur le toit de l’église, alors que toutes les religieuses priaient…

    —  Vous n’avez jamais demandé de l’aide ?

    — Au contraire, nous avons demandé aux soldats britanniques de nous protéger… Mais ils avaient sans doute des choses plus importantes à faire !

    —  Et alors ?

    — Les autres sont revenus, ils nous ont menacés, battus, ils ont violé des religieuses… Ils étaient sûrs de leur impunité ! Ils nous ont laissé des jours sans manger, puis ils sont repartis… Mais avant de partir, ils ont cassé tout ce qu’ils pouvaient casser et volé les machines agricoles…

    — Sur la route, nous avons vu ces photos de femmes et d’enfants…

    —  Ils ont tous disparu pendant la guerre.

    —  Ils ne sont jamais revenus ?

    —  Non. Ce sont des femmes ou des fils de paysans…

    —  Personne n’a jamais retrouvé leur trace ?

    —  Non. Mais tout le monde sait, ici, où ils ont disparu…

    —  Que voulez-vous dire ?

    —  On les a emmenés à la Maison Jaune…

    —  Quelle Maison Jaune ?

    — Dans le hameau de Kureshi, au Sud de Burrel, en Albanie, il y a une maison aux murs peints en jaune. C’est là qu’on emmenait les civils, femmes et enfants, enlevés dans notre province. Là-bas, des chirurgiens prélevaient leurs organes, les yeux, les reins, le foie, qui étaient ensuite acheminés jusqu’à l’aéroport de Rinas pour être expédiés aux quatre coins du monde… »

    La religieuse, prise de sanglots, ne peut aller plus loin.

    « C’est incroyable ! dis-tu avec violence. Personne ne parle de ça…

    — Un de vos compatriotes a écrit un rapport détaillé sur cette Maison Jaune. Mais personne ne l’a cru…

    — Bien sûr, les gens ne pouvaient pas survivre à ces opérations effectuées dans des conditions précaires… D’ailleurs, ils ne devaient pas survivre : cela faisait partie du plan ! Ils succombaient à leurs blessures. Ensuite, on brûlait leur corps dans le jardin de la Maison Jaune. Certains ont été enterrés. C’est en retrouvant leurs restes qu’on a pu reconstituer l’histoire de ces disparitions… »

    Assommés par ces révélations, nous gardons le silence, tête baissée, le nez dans notre tasse de thé brûlant.

    « Personne n’est revenu ?

    —  Non, dit la vieille femme.

    —  On ne les a jamais retrouvés ?

    — Non, jamais. Heureusement, il y a encore leur visage le long des routes de la province ! Ils nous sourient. Ils nous surveillent. Ils sont notre mauvaise conscience…

    —  Ils sont devenus des icônes, dis-tu.

    — Oui. À la fois la preuve du Mal que l’homme faire et le signe que jamais, grâce à Dieu, ils ne disparaîtront tout à fait. »

    La vieille femme se lève, comme pour nous signifier que nous devons partir. Nous nous levons à notre tour.

    « Attendez-moi un instant ! »

    Quelques instants plus tard, elle revient avec un petit panneau de carton sur lequel un artiste a peint un Christ crucifié. Le dessin est un peu maladroit ; le carton, effrangé et jauni. Mais les couleurs du Christ sont magnifiques. Comme souvent, le fils de Dieu sourit de sa douleur.

    Elle te donne l’icône dans les mains.

    Tu la regardes longuement en silence, tu poses tes lèvres sur le bout de carton et tu te mets à pleurer.

    « C’est la dernière icône que nous possédons. Toutes les autres ont été brûlées pendant la guerre. »

  • LE GOÛT DES MOTS

    Par Anne Bottani-Zuber

     

    gout-mots-1438259-616x0.jpgL’essai de Françoise Héritier est un petit bijou. L’auteur aime les mots et les a tourné et retourné dans tous les sens, avec sensualité et intelligence, afin de les examiner. Elle nous livre ses découvertes. En voici quelques-unes :

     - L’enfant veut comprendre les mots et ce qui se cache derrière eux. Il veut accéder au grand savoir des adultes. Et en même temps il ne veut pas. Il veut pouvoir donner aux mots un sens qui n’appartient qu’à lui. Il veut pouvoir choisir les mots qui donneront un sens aux choses qu’il nomme. Il aime les définitions qu’il est le seul à énoncer. Entre les mots « prêts à porter » - les lieux communs - et les mots « faits sur mesure » l’enfant préfère les deuxièmes même s’il doit apprendre à comprendre les premiers « au quart de tour » afin de communiquer avec les autres.

    En tant que maman d’une ex-petite fille, je confirme : pour ma fille, la boue a été pendant longtemps la bouette. « J’ai mis les pieds dans la bouette » disait-elle d’un air docte, malgré mes dénégations. Et les catalogues ont longtemps été des cacalogues. En tant qu’ex-petite fille, je confirme aussi : les papillons pour moi c’était les confettis. J’ai vite appris à ne pas dire aux adultes qu’après le cortège de Carnaval, j’avais les cheveux pleins de papillons, car j’avais compris que les adultes, de manière générale, sont assez peu réceptifs aux variations de type – disons - poétique. Moins poétique, mais tout aussi important pour moi à l’époque : je ne disais pas une sage-femme mais une singe-femme, alors même que je ne parlais absolument pas du nez… Lorsqu’elle s’aperçut de mon « erreur », ma mère se mit à rire. J’étais profondément choquée. Une sage-femme ne pouvait pas aider les mamans à avoir des bébés. Une singe-femme oui. Car la singe-femme possédait un savoir instinctif, animal que l’autre, l’ursupatrice, la sage-femme, ne possédait pas.

    - Les voyelles ont des couleurs – on le sait depuis Rimbaud – mais à chacune d’entre elles, on peut également associer des qualités morales, des animaux, des parties du corps. Et autre chose, si ça nous chante.

     - Il y a des mots qui vont avec les choses qu’ils désignent, d’autres pas trop. En écho à ce propos de Françoise Héritier, et sans humilité aucune, je citerai quelques phrases d’un texte que j’ai écrit pour la Nuit de la Lecture qui a eu lieu à Lausanne en 2013 : « Le mot « chuchotement » est un mot parfait. Vous entendez « chuchotement » et c’est comme si vous entendiez un doux murmure, confus et doux comme le « chu »et le « cho ». Confus, et doux pour commencer mais qui se précise ensuite avec le « tement » parce que vous avez tendu l’oreille pour essayer de comprendre ce qui se disait et que forcément à force de tendre l’oreille, le « chuchotement » confus, doux mais long se précise et sur la fin vous livre un ou deux secrets. » 

     - On peut collectionner les mots comme on collectionne les boutons, les rubans, les dentelles, les bobines de fil, les épingles, les clous, les vis, les punaises, les crochets … Bien ou mal rangés dans des boîtes, des tiroirs, ils attendent qu’on les sorte – celui-là et pas un autre, celui-là aujourd’hui, un autre demain.

    - Les expressions toutes faites – les lieux communs dont nous nous servons la plupart du temps sans y faire attention – sont l’œuvre d’une intelligence collective et elles usent de « raccourcis magistraux. » Ainsi « ne monte pas sur des grands chevaux ! est une formule qui implique (…) quelques relais intermédiaires : qu’un grand cheval est ombrageux ! alors deux ou plus !, qu’ils prennent le mors aux dents et peuvent ruer, que la colère est comme une foucade chevaline et qu’il vaut mieux, par précaution, ne pas les enfourcher. »

    L’essai de Françoise Héritier est une « fantaisie ». Elle s’est amusée à dresser des listes, à nous offrir de courtes histoires composées presque uniquement d’expressions toutes faites, en quelque sorte « vides de sens » mais « porteuses d’émotions». Oui, l’auteur s’est bien amusée et comme elle est très perspicace, on s’amuse aussi tout en apprenant à regarder les mots avec davantage d’attention.

    Elle nous invite à cesser d’user des mots comme s’ils étaient choses banales, et à nous rendre compte que nous possédons un merveilleux coffre aux trésors, coffre à jouets, coffre à … bijoux.

     

    Françoise Héritier, Le Goût des mots, Odile Jacob.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • une heure avec Proust

     

    par antonin moeri

     

     

    Qui n’a jamais entendu parler, une fois ou l’autre, du septuor de Vinteuil, de la «petite phrase», des pommiers en fleurs, de la madeleine trempée dans le tilleul, du pavé mal équarri? Eric Werner replace ces épisodes dans le parcours d’un homme qui a passé une grande partie de sa vie à fréquenter les salons, à répondre à des invitations, à converser agréablement, à séduire et qui, ne trouvant un jour plus de sens à sa vie, ne croyant plus à la littérature (alors que, dès l’enfance, il a rêvé de devenir écrivain), perd ses illusions, cesse de projeter son propre désir sur la réalité qui l’entoure, déprime, fait des séjours dans des maisons de santé. Mais que peuvent les médecins contre le désenchantement? demande Eric Werner.

    C’est précisément entre deux séjours en maison de santé que «Marcel», de passage à Paris et se rendant à une invitation, fait une expérience décisive: Il trébuche sur un pavé mal équarri. Ce trébuchement réveille en lui des souvenirs liés à un séjour qu’il avait fait à Venise. Une immense joie l’envahit en revoyant la Basilique San Zanipolo, le Lido ou le Palais des Doges. L’horizon s’élargit soudain, les portes s’ouvrent sur un univers qu’il porte en lui. Les doutes qu’il nourrissait au sujet de la littérature et de son talent en ce domaine sont levés. Cette émotion et sa mise en mots vont donner une certitude à Marcel: «La seule vie pleinement vécue, c’est la littérature».

    Dès lors, il renoncera à la vie sociale, il choisira l’écart, la solitude et le silence pour réaliser son projet: écrire «La Recherche» qui est, avec «L’Homme sans qualités» (pense Werner) «l’oeuvre littéraire la plus importante du XX e siècle». Le propos clair et incisif de l’auteur de ce petit livre aux illustrations magnifiques, ce propos fait mouche: le lecteur n’a qu’une envie: relire plus attentivement ce grand roman de la désillusion et du réenchantement par l’art.

     

    Eric Werner, «Une heure avec Proust», Editions XENIA, 2014

  • Nous vous cédons le pas

    Par Pierre Béguin

     

    Mon billet du 16 décembre 2013 sur les nouvelles directives du PLEND (stipulant qu’à partir du 1e janvier 2014 toute activité rémunérée, qu’elle soit d’ordre privé ou public, entraîne une diminution de la rente PLEND à hauteur du revenu de l’activité) (ici) m’a valu un certain nombre de réactions et témoignages hors blogosphère.

     

    En fait, personne ne comprend cette décision, il est vrai totalement absurde et contre productive, et encore moins cette sale manie, de plus en plus répandue hélas, consistant à changer les règles en cours de jeu, quand ce n’est pas à imposer purement et simplement des effets rétroactifs à une loi ou un règlement. La résistance s’organise, semble-t-il...

     

    Mais si ces nouvelles directives devaient perdurer contre tout bon sens, il faudrait alors les étendre à toutes les catégories de rentes étatiques touchées avant l’âge de la retraite, Logique, non? Dans ce cas, je me demande quelle serait la réaction de nos anciens ou actuels conseillers d’Etat si on exigeait d’eux une diminution, voire une suppression de leur rente (largement supérieures à celle du PLEND d’au maximum frs 2370) à hauteur du revenu de leurs activités après mandat, bien plus rentables, elles aussi, que les misérables suppléments occasionnels de quelques PLENDUS. A l’image de Ruth Metzler qui, en son temps, avait renoncé à sa rente (volontairement mais pas spontanément) sous les coups de boutoirs des journalistes et du bon peuple offusqués. Après tout, que les mieux nantis, et qui exigent des plus petits des concessions aussi systématiques que souvent mesquines, montrent l’exemple!

     

    Alors, Messieurs les conseillers d’Etat et anciens conseillers d’Etat, marchez les premiers, nous vous cédons le pas respectueusement... Qui s’annonce?