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  • Dimitri le passeur (1934-2011)

    303549038.JPGIl y a un an, le 28 juin 2011, Vladimir Dimitrijevic se tuait sur la route, près de Clamecy, dans une fourgonnette remplie de livres qu'il emportait à Lausanne, siège des éditions L'Âge d'Homme. Ce n'était pas seulement un grand éditeur suisse, mais l'un des plus importants éditeurs européens. À l'époque du silence et de la censure, on lui doit d'avoir découvert Zinoviev et Grossman, Haldas et Vuilleumier, le journal intime d'Amiel et les bourlinguages de Cingria, entre autres. C'est lui, également, qui a publié les Chroniques japonaises de Bouvier (dont aucun éditeur ne voulait). En quarante-cinq ans d'édition, son catalogue aura compté près de 4500 titres ! Il l'appelait d'ailleurs son « grand œuvre », toujours avide et impatient de l'enrichir par de nouvelles publications.

    L'un de ses derniers grands plaisirs aura été le succès de L'Amour nègre, Prix Interallié 2010, fêté ici à la Villa La Grange, en février 2011, en présence de Pierre Maudet et de Manuel Tornare.

    Dimitri est mort un 28 juin, anniversaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau, et jour de la fête nationale serbe. Hasard ou force du destin ? Sa vie aura été un livre plein de fureur et d'enthousiasme, d'emportements et de combats.

    Une vie vécue sous le signe de la passion.

  • Marcel Duchamp ou les Mystères de la Porte, de Philippe Renaud

     

    Par Alain Bagnoud

    Marcel Duchamp ou les Mystères de la Porte, de Philippe Renaud, deuxième ouvrage publié par Les éditions Coaltar, sera verni ce jeudi 28 juin dès 18 h à la librairie Le Rameau d'or (17 boulevard Georges-Favon, Genève). Au menu : lectures, sons, images et verre de l'amitié.

    Une bonne occasion pour ceux qui ne les connaîtraient pas encore de découvrir un petit livre subtil, ludique et érudit, et son auteur, écrivain, pataphysicien et ancien professeur à l'Université de Genève.

    Pilippe Renaud n'est pas un inconnu pour tous ceux qui ont fréquenté la faculté des lettres il y a quelques années. Chargé du Séminaire de littérature romande, qu'il a créé en 1970, il a été une porte d'entrée vers les écrivains de ce pays, et un éveilleur précieux. Ceux qui ont fréquenté son séminaire se rappellent par exemple qu'il demandait à ses élèves leur opinion sur les livres lus, et qu'il engageait des discussions avec eux sur leurs mérites, ce qui à l'époque était plus rare qu'une crête sur la tête d'un castor.

    Il a fait découvrir à ses élèves les auteurs suisses importants (Grisélidis Réal, Nicolas Bouvier ou Yves Velan, sur qui il a beaucoup travaillé...) Ami des créateurs et passionné par la langue, marié avec une novelliste et romancière (Odette Renaud-Vernet), il donnait à ses élèves l'envie d'écrire, ce qui est peut-être la plus belle chose que peut faire un professeur de français. Il a également participé à l’édition dans la Pléiade de Ramuz, en 2005, et publié sur cet auteur un livre de référence (Ramuz ou l'intensité d'en bas, Editions de l'Aire).

    Mais ses compétences ne se limitent pas à la littérature romande. Bon connaisseur des USA et du Canada, pays dans lesquels il a travaillé plusieurs années, Philippe Renaud est aussi un spécialiste d'Apollinaire ou de Michel Butor. Il a régulièrement publié des poèmes, des textes de critique et de fiction dans de nombreuses revues (La Revue de Belles-Lettres, Écriture, [vwa], Coaltar...).

    C'est donc à Duchamp que s'attaque ici Renaud, et plus particulièrement aux portes dans l'œuvre du plasticien. Présentation du livre par l'éditeur :

    " « Rabelais et Jarry sont mes dieux », affirmait Marcel Duchamp. Comme eux, il considère que tout ce qui est humain doit trouver son expression artistique, du torchecul de Gargantua au subtil symbolisme architectural de l'abbaye de Thélème, de la grossière lâcheté ubuesque aux Spéculations les plus désintéressées du Dr Faustroll, inventeur de la 'pataphysique. De celle-ci, Marcel Duchamp, Porte, 11, Rue Larrey, 1927Duchamp fut un adepte éminent. "

    Sur les traces de cet adepte éminent, notre auteur pataphysicien s'intéresse d'abord à une porte du 11, rue Larrey à Paris dans le Ve arrondissement, un petit appartement où Duchamp vivait et qui lui servait également d'atelier. Comme l'artiste venait de se marier avec Lydie Sarazin-Levassor, il a réalisé et installé en 1927 cette porte qui fermait soit l’atelier, soit la salle de bains, ou pouvait rester ouverte entre les deux pièces. C'était un ready-made pratique, qui a précédé la fameuse roue de bicyclette de quelques années, et qui a aussi fini dans un musée.

    Philippe Renaud prend également pour sujet une autre porte, célébrissime celle-là. Celle de Étant donnés : 1° la chute d’eau / 2° le gaz d’éclairage installée au Philadelphia Museum depuis 1969, et qui transforme le spectateur en voyeur. A travers deux petits trous percés dans une porte à la hauteur des yeux, il peut apercevoir un corps de femme nu dans un paysage, au visage invisible mais jambes écartées...

    Les spéculations fureteuses et illustrées de Philippe Renaud sur ces objets sont passionnantes et savoureuses. Marcel Duchamp ou les Mystères de la Porte est en tout à l'image de son auteur : intelligent, savant, joueur et inventif.

    Ceux qui ne le connaissent pas pourront le vérifier ce jeudi à 18 h.

     

    28 juin, 18 h, librairie Le Rameau d'or, 17 boulevard Georges-Favon, Genève

  • COALTAR REVUE

     

    soirée de jeudi 28 juin à ne pas manquer sous aucun prétexte, les auteurs se préparent, JJ Bonvin présentera COALTAR,
    Je lirai avec Marina  , Céline, Mathilde et Yvan        C'est à 18 heures
    Antonin Moeri
    Photo : Je lirai avec Marina
  • On the road de Kerouac: le rouleau

    Par Alain Bagnoud

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    C'est donc le film, que je n'ai pas vu, tiré du livre de Jack Kerouac, On the road, qui m'a poussé là-dedans. La relecture du livre.

    Et qu'est-ce que j'apprends en le recherchant? Qu'on a publié, à l'occasion du cinquantenaire de sa sortie, le rouleau original. Ni une ni deux, je l'achète.

    L'histoire est bien connue. Après avoir préparé son rouleau, découpé et collé du papier, Kerouac s'est mis à taper comme un fou sur sa machine à écrire un texte compact, avec une rapidité qui stupéfiait ses visiteurs, sans paragraphes, sans retours à la ligne. Pas de regret, pas de repentir. Sa méthode était inspirée des solos de bebop. On développe de longues improvisations à partir d'un thème.

    En trois semaines (du 2 au 22 avril 1951), Kerouac remplit un rouleau de papier de 36,50 mètres de long, Un exploit.

    Bien entendu, la réalité n'est pas aussi merveilleuse que la légende. Cela faisait quatre ans que Kerouac préparait ce livre. Il en avait commencé plusieurs versions, dont une en français, sa langue maternelle, ou plutôt en joual, puisque ses parents étaient québécois. Des quantités de textes avaient été rédigés dans des carnets, pendant les voyages ou plus tard. Entre le 2 et le 22 avril 1951, la machine à écrire était entourée de ces documents, que Kerouac reprenait.

    EKerouact l'histoire du livre ne s'est pas terminée là. Notre auteur a fait le tour des maisons d'éditions pendant six ans avant qu'une ne le publie. Du coup sa manière de voir s'est modifiée. Kerouac était sans concessions lors de son premier rendez-vous. C'était à prendre ou à laisser, il ne changerait rien. Sept ans plus tard, il accepte toutes les modifications demandées par Viking. Les phrases sont raccourcies, coupées en deux. Les noms sont changés. Jack Kerouac devient Sal Paradise, Allen Ginsberg Carlo Marx... Les descriptions des personnages sont modifiées pour qu'on ne puisse pas les reconnaître. Tous les passages concernant la sexualité sont supprimés. Il s'agit d'éviter l'accusation d'obscénité.

    C'est cette version atténuée, expurgée, adoucie, qui a rendu Kerouac immédiatement célèbre, du jour au lendemain. C'est celle que j'avais lue il y a quelques années.

    Place, maintenant, au rouleau original. Là, pas de problème, on voit bien de qui ça parle. Kerouac, Ginsberg, Burroughs, Neal Cassady et ses femmes, tous sont nommés. Plus de censure. On s'en rend compte assez vite, quand Ginsberg explique comment Cassady se partage sexuellement entre ses deux épouses et lui.

    Et ça pulse. Les voyages, l'excitation, les fêtes, les rencontres, les autres. Tout le monde traverse les Etats-Unis dans tous les sens, aiguillonnés ou conduits par Neal Cassady, hyperactif, surexcité, magnétique, sexuel, exerçant un pouvoir d'attraction sur tous ces intellectuels de qui lui, le voyou, habitué des maisons de corrections et des prisons, aimerait apprendre à écrire, de qui il s'approprie le langage philosophique sans toujours le comprendre.

    Kerouac, lui, est dans une quête mystique et hallucinée, recherchant on ne sait quoi, son père mort peut-être, l'Amérique, sa propre mort.

    Ce sont les grandes années de Kerouac. Il finira ensuite devant sa télé à boire, réactionnaire défendant la guerre du Vietnam, en conflit avec les gauchistes, ayant épousé la sœur d'un ami d'enfance, et mourra finalement à 47 ans d'une hémorragie intestinale liée à une cirrhose du foie.

    Mais c'est une autre histoire. Une histoire que Jean-Jacques Bonvin a condensée dans son petit livre incandescent, Ballast. A lire en parallèle de Sur la route, en même temps que le livre de Jean-François Duval, Kerouac et la Beat Generatio (PUF, 2012) dont Jean-Michel Olivier vous parle ici.

  • GOGOL avant BOURDIEU

     

     

    par antonin moeri

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    Tchartkov est un jeune peintre, promis à un bel avenir. Il survit péniblement dans un logis mal chauffé, parvient difficilement à payer le loyer. Ses oeuvres témoignent pourtant de dons d’observation, de réflexion, de ses élans vers la nature. Un de ses profs le met en garde: Attention de ne pas devenir un peintre à la mode. Tchartkov se demande comment il pourrait devenir riche, comme tant d’autres.

    Fasciné par un tableau vu chez un marchand, Tchartkov l’achète. Les yeux du vieillard portraituré le fixent «comme s’ils se disposaient à le dévorer». Tchartkov examine et frotte le tableau. Les yeux vivent, ce sont des yeux humains! T. prend peur. Il lui semble que quelqu’un le suit dans la pièce. Il recouvre le portrait d’un drap et va se coucher. Le vieillard sort du cadre et vient s’asseoir aux pieds du peintre. Il dénoue un sac et en fait tomber des rouleaux de pièces d’or. Le peintre s’empare d’un rouleau, pousse un cri et s’éveille. Ce n’était qu’un rêve!

    Le propriétaire du logement («un veuf dont le caractère se laisse aussi peu définir que la couleur d’un veston usagé») débarque avec un commissaire de police («dont l’âme n’est pas inaccessible aux impressions artistiques»). Ce commissaire serre fortement le cadre du tableau récemment acheté. Un rouleau de pièces d’or tombe du cadre. T. se précipite comme un fou pour ramasser l’or. La vie du peintre est assurée pour trois ans. Il commande un nouvel habit, achète un splendide appartement, boit du champagne. «Il marche de long en large dans une sorte d’extase». Il demande à un journaliste de rédiger un article sur «L’extraordinaire talent de Tchartkov». La presse parle enfin de lui. On le compare au Titien et à Van Dick. Une aristo lui demande de faire le portrait de sa fille. Il se met au travail, se pliant sans autre à la volonté de la mère qui exige l’effacement du petit bouton surgi sur le front de sa fille. Le peintre sera largement récompensé: «sourires, argent, compliments, serrements de mains, invitations à dîner».

    Le portrait fait du bruit dans la ville. Le peintre est assailli de commandes. Il apprend vite à satisfaire les désirs de chacun qui, bien entendu, proclamera son génie. Il devient le peintre à la mode. «Il se réjouit comme un enfant quand les journaux font son éloge, bien qu’il eût payé ces louanges de sa poche (...) Il goûte un plaisir enfantin à faire lire ces articles COMME PAR HASARD à ses amis et connaissances». Désormais, «réfléchir, inventer le fatigue, il n’en a plus le temps». On lui offre des postes officiels, on lui demande d’assister aux examens, de participer à des comités. Il éclatera en sanglots devant l’oeuvre d’un jeune peintre qui ne s’est pas compromis. Il se rend compte du gâchis de son existence. Il en veut au vieillard du tableau. C’est à cause de lui qu’il est devenu ce qu’il est devenu. Il réalise alors un projet funeste: acheter ce que l’art produit de meilleur et le lacérer, le piétiner avec des rires voluptueux. Furie monstrueuse qui pourrait rappeler la folie meurtrière de certains forcenés.

    Ce n’est pas, de loin, la meilleure nouvelle de Gogol. Le lecteur a  parfois l’impression de sombrer dans une moraline détestable. D’aucuns pourraient croire l’histoire édifiante: Ouh là là, le succès est diabolique, il détruit le talent! Mais l’histoire n’est pas l’enjeu, ce n’est pas dans l’intrigue que se joue le récit. Ce qui compte c’est l’acide qui coule entre les lignes de ce texte, c’est la féroce critique d’un milieu, ce qu’on appelle «le milieu artistique». Ce que Gogol dit du champ que l’artiste doit systématiquement et patiemment arpenter pour qu’il soit enfin reconnu et légitimé se vérifie chaque jour autour de nous, en ce début de XXIe siècle (qui devrait être, nous dit-on, si différent du XXe et a fortiori si différent du XIXe). Presque un siècle avant Bourdieu, Gogol a dessiné les contours de ce fameux champ dit culturel, artistique ou littéraire que l’auteur d’ «Anatomie du goût» a méticuleusement exploré.



    Nicolas Gogol: Les nouvelles de Pétersbourg, GF, 1968

     

  • Glose et mauvaise foi

    Par Pierre Béguin

    Il est toujours édifiant, et amusant, de voir, d’entendre, de lire comment les adhérents ou les responsables d’un parti politique justifient un échec au lendemain d’une votation. En général, on passe en revue toutes les raisons et l’on cache soigneusement l’évidence.

    Ainsi du parti socialiste genevois après sa déroute d’hier. L’évidence? Manuel Tornare aurait probablement gagné cette élection. Au pire, il aurait fait un bien meilleur score. Et il n’aurait pas perdu en ville. Je n’ai encore entendu personne souligner cette évidence. Deux fois évincé au profit d’une candidature féminine. C’est idiot et ça fait louche! Les électeurs détestent cette impression, fondée ou non, qu’un lobby leur impose des choix, qu’il soit des assurances ou coloré de féminisme. Ces dernières votations l’ont bien démontré.

    La démobilisation de la gauche n’est pas une raison, n’en déplaise à un blogueur. C’est la manifestation d’un symptôme. Le parti socialiste a perdu cette élection parce qu’il a une fois encore manqué de pragmatisme. Heureusement, peut-être...

  • Mais jusqu'où s'arrêteront-ils?

    Par Pierre Béguin

    Tram.PNGOr donc, pendant qu’à Lausanne on se déplace en métro à la satisfaction de tous et qu’à Genève on fête les 150 ans du tram 12 (cherchez l’erreur!), les lecteurs de la Tribune (mardi 12 juin 2012) jugent sévèrement la mobilité au Royaume de Calvin. Ce n’est pas un scoop pour quiconque vit dans cette ville. Et encore, 4 sur 10 c’est une note plutôt clémente. L’un des problèmes – tout le monde l’admet, ce qui est plutôt rare au bout du lac – vient du libre choix du mode de transport inscrit dans la Constitution genevoise en 2002. Vouloir faire cohabiter tous les moyens de transport démocratiquement sur une même artère revient en fin de compte à péjorer toutes les options. Chacun roule ou marche sur l’espace trop exigu de l’autre. A deux pattes, à deux ou à quatre roues, avec ou sans moteur. C’est la chienlit. Il faudra choisir. D’autant plus que, même si les politiques n’ont pas le courage de l’imposer «officiellement», ce choix a été fait depuis plusieurs années: sus à la voiture, tout au tram!

    La question n’est jamais posée. Elle mériterait de l’être pourtant: Était-ce le bon choix? Le tram oscille entre 12 et 15 kilomètres heure de moyenne. Et même si on lui donne priorité sur les autres moyens de transport (ce qui relève du bon sens), sa vitesse moyenne restera insatisfaisante. Ainsi, pour un trajet très fréquenté, il me faut, porte à porte, 30 minutes en tram de mon domicile à mon lieu de travail (3 minutes d’attente comprise, sans transbordement et avec priorité au feu) alors qu’il m’en faut 32 à pieds en profitant de la ligne droite (3 kilomètres au lieu de 5).

    Ce constat me rappelle une remarque du feu pilote automobile tessinois Clay Regazzoni s’exprimant sur la F1 moderne: «Ils dépensent des milliards pour se dépasser dans les stands... » A Genève, on dépense donc des milliards pour aller aussi vite que les piétons... pour autant que rien ne vienne perturber le trafic (trois flocons peuvent suffire à redonner à la marche le monopole de l’efficacité, on en fait l’expérience chaque année en plein hiver). Et lorsqu’on voit passer un de ces vieux trams verts avec lequel quelques nostalgiques occupent leur temps libre, on constate avec amusement que les nouveaux trams rutilants de publicités ne vont guère plus vite. Au fond, le tram est aussi vieux que les premiers projets du tracé CEVA. C’est pourtant avec cette paire de vieilles godasses Air Cramer qu’on veut propulser Genève dans la mobilité du XXI siècle. Et de s’étonner ensuite qu’on n’avance pas...

    Dire que certains illuminés attendent encore le CEVA comme le messie! La mobilité à Genève? Mais jusqu’où s’arrêteront-ils?

  • La Croisière sur le Lac Nasser de Silvia Ricci Lempen

    Par Alain Bagnoud

     

    Lempen_une_croisiere.jpgLe 9 novembre 2008, Myriam Makeba s'écroule au moment des saluts, après un concert de soutien à Roberto Saviano, écrivain poursuivi par la camorra à cause de son roman Gomorra. A bout de forces, ne se déplaçant plus qu'en chaise roulante, la chanteuse sud-africaine, icône de la lutte anti-apartheid, a accepté de se produire dans la petite ville de Castel Volturno pour protester contre un crime raciste qui s'y est déroulé quelques semaines auparavant. Un commando d'hommes blancs déguisés en policiers a massacré à la kalashnikov cinq Africains dans l'atelier de couture que gérait l'un d'entre eux. Le lendemain, une foule immense d'immigrés indignés a bloqué la ville. Roberto Saviano au nom des militants anti-camorra, a relevé qu'elle montrait l'exemple aux Italiens du coin qui, eux, s'arrangent du système mafieux et du racisme.

    Le 14 novembre 2008, à l'aéroport d'Abou Simbel, des touristes qui terminent une croisière sur le Lac Nasser, privés jusque là des nouvelles du monde, apprennent la mort de la chanteuse. Elle les laisse plutôt indifférents. « C'est vrai qu'elle était vieille. Pata pata.»

    Une Croisière sur le Lac Nasser, se déroule entre ces deux bornes temporelles. Silvia Ricci Lempen, écrivaine rare mais couverte de prix, y suit le voyage organisé d'un groupe d'Européens en quête des vestiges de l'Egypte éternelle.

    Le roman, très bien écrit, est encadré par ces deux passages en narration externe qui racontent la mort de Myriam Makeba et l'attente de l'embarquement. Mais le récit central se compose pour l’essentiel des monologues intérieurs de quatre personnages principaux.

    Luis, beau journaliste, accompagné de sa femme, voit son couple se défaire pendant qu'il fantasme une aventure avec la belle Marie. Celle-ci, réceptive à son désir, le partageant, est accompagnée par une amie pharmacienne lesbienne et désespérément amoureuse d'elle, dont l'état de santé psychique se délabre tout au long du voyage.

    Si ce couple échoue à se rejoindre, ce n'est pas le cas de l'autre paire de personnages principaux, qui nouent une amitié inattendue. Marlène est une vieille dame, Charles-Etienne un homme coincé, maladroit, un peu simple, vendeur de jouets, un de ces êtres peu adaptés à la société de la concurrence et du profit.Silvia-Ricci-Lempen.jpg

    A travers les regards de ces voyageurs, on suit les incidents de la croisière, mais aussi les relations qui se créent, se tendent, les évaluations et les convoitises, les attentes et les déceptions. L'entrelacement des points de vue crée une tension progressive. Quelque chose se prépare, va se passer.

    Mais ce qui arrive finalement, le drame conclusif, n'est pas du tout celui que le lecteur attend. Les personnages sont rattrapés par le monde extérieur, par ce qui se passe là où ils ne sont pas, ailleurs que dans cette bulle lente du voyage organisé...

    Finalement, le bilan du circuit laisse aux personnages plus d'attentes et d'espoirs que de réalisations. Les amours ont échoué, les désirs sont restés vains, les familles se sont disloquées, les carrières ont patiné : Une Croisière sur le Lac Nasser est un livre désillusionné. Serait un livre désillusionné s'il n'y avait pas cette amitié forte entre la vieille dame et le jeune paumé.

    Nous vivons dans un monde difficile et violent, semble dire Silvia Ricci Lempen, les relations y sont compliquées, les désirs contrariés, les drames fréquents. Mais rien n'est perdu tant que de l'estime, de la fraternité, de l'entraide, de l'attachement peuvent se nouer entre des gens que tout semble séparer.

     

    Silvia Ricci Lempen, Une Croisière sur le Lac Nasser, Editions de L'Aire

  • Reconnaissance à Jean Vuilleumier

    par Jean-Michel Olivier

    images.jpegJean Vuilleumier nous a quittés mardi, discrètement, après une longue maladie. C'était l'un des plus grands écrivains de ce pays, et l'un de ses rares vrais romanciers. Inséparable camarade de Georges Haldas, il a vécu trop longtemps dans son ombre. Pourtant, son œuvre est importante : une trentaine d'essais, de romans, de livres de poésie, tous publiés à l'Âge d'Homme. Elle est aussi secrète. Non pas parce qu'elle est difficile d'accès, mais parce que Vuilleumier — qui aimait la bonne chère, non les mondanités — s'est maintenu loin des cercles et des clans. Ce qu'on ne lui pardonna pas : au Journal de Genève, comme au Temps, et ailleurs, ses livres furent soigneusement ignorés. Heureusement, la Ville de Genève lui décerna, l'année dernière, in extremis, son Prix Quadriennal. Reconnaissance tardive, mais méritée. Voici l'article que j'ai consacré, en son temps, à L'Enjeu*, l'un de ses derniers livres. Hommage et reconnaissance.

    On connaît l’aphorisme de Claudel : au journaliste du Figaro qui lui demandait un jour quelles étaient ses lectures de chevet, le Maître répondit : « Mais, mon cher Monsieur, je ne lis plus : je me relis ! » Ce que Claudel lançait avec provocation (et une bonne dose d’humour), Jean Vuilleumier le reprend dans son dernier livre, L’Enjeu*, confession bouleversante d’un écrivain qui a construit sa vie, sa pensée, son destin grâce aux lectures qui l’ont accompagné.

    Mais commençons par réparer une injustice : malgré sa discrétion, sa volonté farouche d’effacement, Jean Vuilleumier (né à Genève en 1934) compte vraiment parmi les auteurs les plus importants de Suisse romande. Son œuvre abondante l’atteste (près de trente volumes). Mais aussi ses obsessions, cette façon singulière de revenir, livre après livre, sur certains thèmes fondateurs (comme l’abandon, le salut, le lien social, la différence), et surtout cette langue, d’une précision chirurgicale, à la fois lyrique et dépouillée, qui excelle à saisir les fêlures de l’être, ses silences, ses vertiges.

    Cette écriture (dont je ne connais aucun équivalent dans ce pays, ni ailleurs) ne vient pourtant pas de nulle part. Elle s’est construite, au fil des ans et des lectures, en se frottant aux grands textes du passé. Lesquels ? images-1.jpegDans son dernier ouvrage, Vuilleumier, cloué sur son lit d’hôpital, nous introduit dans une confidence qu’on pourrait dire intime où se mêlent les souvenirs de cinéma (Casque d’Or de Jacques Becker), les refrains de chanson (« Le Temps des cerises ») et, bien sûr, les livres essentiels.

    Revivant, d’une certaine manière, sa première hospitalisation, cinquante ans plus tôt, Vuilleumier redécouvre l’emprise, sur sa vie, de Crime et châtiment, par exemple, qu’il lisait en marchant, dans les rues de Paris, à la fin de la guerre. Lecture reprise dans le train du retour (à cette époque, le voyage durait neuf heures), puis abandonnée, puis remise à nouveau sur l’ouvrage. Va-et-vient incessant entre lecture et écriture, vie rêvée et vie réelle, Paris et Genève (où Dostoïevski a vécu, perdu une petite fille, en 1868, enterrée au cimetière des Rois). Ce qui va devenir l’affaire de sa vie est déjà là, en germe, dans cette première fascination, ce premier dialogue avec les romans de Dostoïevski. Ayant bouclé la boucle, cinquante ans plus tard, Vuilleumier reconnaît à la fois le trajet et la dette.

    images-3.jpegEntré par hasard dans le journalisme, à la Tribune de Genève, Jean Vuilleumier va tout d’abord considérer son nouveau métier comme un engagement, dénonçant quand il le peut les injustices sociales, l’exclusion, la précarité. Mais cela ne lui suffit pas : c’est en creusant sa propre langue, en inventant des personnages qui incarnent à la fois ses doutes et ses aspirations, qu’un écrivain s’engage. Sur le papier, si j’ose dire, et nulle part ailleurs. C’est en rédigeant Le Combat souterrain (1975) que Vuilleumier prend conscience de la nécessité d’un tel contrat vital, qui donnera lieu, par la suite, à une vingtaine de romans tout à la fois sociaux (en prise, toujours, avec la réalité crue de l’époque) et intimistes (car liés aux débats d’une conscience).

    Le modèle de cet engagement, c’est Kafka, dont la vie, tout entière silencieuse et discrète, ne trouve son vrai lieu d’existence que dans l’écriture : « Je suis gris comme cendre. Un choucas qui rêve de disparaître entre les pierres ». Vuilleumier montre bien l’importance vitale d’un tel engagement qui devrait être « concentration, condensation, et tendre vers la prière. » En relisant La Métamorphose, il reconnaît la détresse impuissante qui l’habite et cette inadéquation au monde qui le maintient comme à l’écart de ses contemporains. Ce débat entre désir d’action et impuissance politique, Vuilleumier le poursuivra dans Le Simulacre (1977) qui met en scène, sous les traits de Lucien Blanchard, employé modèle, durant la journée, dans une administration kafkaïenne, et guérillero pur et dur la nuit, un personnage auquel il s’identifie pleinement.

    Une autre figure tutélaire, modèle à la fois d’écriture et de vie, est incarnée par Georges Haldas, qu’à la différence de Kafka, Bernanos ou Dostoïevski, l’auteur genevois a rencontré lui-même, et fréquenté avec passion. Liés par l’amitié, mais aussi par une commune aspiration à saisir l’écriture à la source, dans son brusque jaillissement, les deux écrivains ont construit, chacun de leur côté, une œuvre qui dialogue sans cesse avec l’autre, selon des voies différentes (la chronique chez Haldas ; le roman chez Vuilleumier), mais complices et parallèles.

    Relisant Sous le soleil de Satan, le beau roman de Georges Bernanos, Vuilleumier y retrouve l’interrogation fondamentale de la liberté humaine et de la prière. Il y retrouve aussi ce qui constitue plusieurs de ses obsessions : le désir de retrait, le silence, le don de soi. Thèmes centraux de L’Effacement (1991), par exemple, ou encore de L’Effraction (1998). Comment Dieu, s’Il existe, intervient-Il dans la vie de celles et ceux qui se consacrent à Lui ? Jusqu’où le don de soi doit-il aller ? Et quelles réponses en attendre ?

    « Dieu, écrit maître Eckart, n’est connu qu’en lui-même. Nous ne pouvons parler de lui que selon notre mode de pensée, à partir des choses qui nous sont connues, mais il transcende tout concept et tous les termes que nous lui appliquons. (…) L’essence divine restant absolument innommée par tous les termes qu’on lui applique, Denys dit de Dieu qu’il est un “Néant”, un pur “Néant”. »

    Bien qu’athée, Vuilleumier ne cesse de relire les mystiques. Il retrouve chez eux ce désir d’effacement, ce renoncement à soi qui est au centre de son œuvre. Dans un mouvement qui parfois donne le vertige, il oscille sans cesse entre lecture et écriture, contemplation du monde et don de soi, vies à écrire et écriture à vivre. « La vie ne peut trouver de sens que dans sa propre offrande. Les obstacles qui anéantissement une telle aspiration relèvent d’un mystère jusqu’ici impénétrable. »

    C’est le génie de Vuilleumier d’interroger sans relâche ce mystère central et de nous inviter, à sa suite, à tenter de le déchiffrer. C’est là l’enjeu, sans doute, de toute littérature, sa « raison d’être » dirait Ramuz, son sens premier. Du Mal Été (1968) à L’Incartade (2003), Jean Vuilleumier creuse la question à la manière d’un Dürrenmatt ou d’un Kafka, sans faux-fuyant, ni concession avec les modes ou l’époque.

     

    * L’Enjeu, par Jean Vuilleumier, L’Âge d’Homme, 2005.

  • Génération béate

    par Jean-Michel Olivier

    images.jpegAvant eux, à Paris, il y a eu les existentialistes, qui mélangeaient le jazz et la philosophie dans les caves de Saint-Germain-des-Près. On refaisait le monde en rêvant de révolutions, ici et maintenant, de justice et de liberté. Après eux, il y a eu les zazous, les beatniks, les hippies, les punks, les grunges, inspirés par Kurt Cobain, le chanteur du groupe Nirvana. Entre les deux, marquée par Sartre et Camus, il y a eu la Beat Generation, mouvement initié par un petit groupe de poètes américains en rupture, parmi lesquels Allen Ginsberg, William Burroughs et, bien sûr, le ténébreux Jack Kerouac, auteur de Sur la Route*, le roman qui lança véritablement la mode beat dès sa sortie en 1957. Plus encore qu'un mouvement littéraire, il faudrait parler de phénomène sociologique. Au début des années 50, on voit apparaître des films avec Marlon Brandon et James Dean, mettant en scène des personnages de rebelles. En musique, Elvis Presley invente le rock 'n roll. Et en littérature, Kerouac, Québécois d'origine bretonne, publie un livre culte qui poussera des milliers de jeunes gens à prendre la route, comme Dean Moriarty et Sal Paradise, les héros du roman.

    images-1.jpegBien sûr, cette quête de soi dans le voyage n'est pas nouvelle. En Occident, elle commence avec les aventures d'Ulysse qui erre pendant dix ans en Méditerranée avant de retrouver son île et son épouse. Mais avec Kerouac, l'exploration du monde n'est pas seulement géographique : elle est quête de sens et de sensations fortes, d'expériences nouvelles. Beat, en anglais, signifie à la fois battu, perdu, rythmé (on le retrouve dans Beatles et beatniks). En français, il ouvre les portes de la béatitude, qui doit nécessairement arriver à la fin de la quête. Mais cette béatitude s'obtient par toute sorte de dérèglements et d'excès : drogues, alcool, frénésie sexuelle, etc. C'est dire qu'elle n'est pas sans danger. Pour soi, comme pour les autres. D'ailleurs les héros de la Beat Generation n'ont pas fait de vieux os : Jack Kerouac meurt à 47 ans, en 1969, des suites de son alcoolisme. Son compère (et idole) Neal Cassady meurt à 42 ans après une nuit d'excès. D'autres « rebelles sans cause » n'ont pas une fin plus glorieuse.

    Mais brûler ne vaut-il pas toujours mieux que durer ?

    images-2.jpegUn film, tiré du roman de Kerouac, et un livre de Jean-François Duval nous invitent à replonger dans ce mouvement qui a marqué tant de routards et d'écrivains (dont Nicolas Bouvier ou encore Bob Dylan). Le film, d'abord, signé Walter Salles, est une adaptation trop sage du roman, qui ne rend pas justice à la folie de l'écriture de Kerouac. En revanche, le livre de Duval**, qui se présente comme une enquête policière, est passionnant. images-3.jpegL'auteur a retrouvé, au fil des ans, tous les protagonistes, proches ou lointains, de Sur la Route, qu'il a interviewés longuement : la femme de Cassady, la petite amie de Kerouac, Ginsberg, le prophète du LSD Timothy Leary, etc. Il livre un document exceptionnel sur cette génération perdue qui n'a pas fini de fasciner le monde.

     

    ·* Jack Kerouac, Sur la Route, Folio.

    ** Jean-François Duval, Kerouac et la Beat Generation, PUF, 2012.