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  • devenir-animal

     

    par antonin moeri

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    Le narrateur du «Journal d’un fou» voit la fille de son directeur descendre d’une calèche pour entrer dans un magasin. Mais la petite chienne de cette femme ne franchit pas le seuil du magasin et le narrateur se demande s’il délire en voyant de ses yeux Medji (la petite chienne) prononcer ces mots à l’adresse d’un autre chien «J’ai été ouah ouah j’ai été ouah ouah très malade». Finalement, le narrateur n’est pas si étonné puisqu’il a entendu dire qu’en Angleterre un poisson était sorti de l’eau pour prononcer deux mots et qu’il a lu dans les journaux que deux vaches étaient entrées dans une boutique pour y acheter une livre de thé. Le narrateur sera étonné quand il entendra Medji dire à l’autre chien qu’elle lui a écrit une lettre. Et quand le narrateur lira les lettres que Medji a envoyées à Fidèle, sa stupéfaction n’aura plus de limites.

    Ces longues lettres font entrer le lecteur dans une zone d’étrangeté: le foyer de perceptions du chien. Gogol ne cherche pas, ici, à répondre à la question «Comment l’animal voit-il le monde?», il ne cherche pas à décrire minutieusement l’univers du chien, ce monde à lui, lié à son système perceptif. Et pourtant, Gogol installe le lecteur dans un état d’alerte qui est un autre mode de présence au monde. Gogol use de ce subterfuge avec humour puisque son héros découvrira, à travers les lettres de Medji, la vie intime de la fille du directeur dont il est amoureux. Ce devenir-chien a également une autre fonction, celle d’accélérer le naufrage d’Auxence Ivanovitch.

    J’ai alors songé aux souris qui évaluent les performances de «Joséphine la cantatrice», aux chiens qui assistent à la levée de corps du vieil alcoolique dans «Même les chiens», au cafard de «La métamorphose» qui ne parvient plus à se retourner sur le ventre et qui se demande comment réagira son patron quand il apprendra l’absence au bureau de Grégoire, au «Colloque des chiens» de Cervantès qui a marqué le jeune Freud, à l’inégalable devenir truie de la psychanalyste Marie Darrieussecq.

    Songeant à ces divers devenir-animaux, je me disais que le devenir-animal offrait la possibilité d’écrire un texte de pure imagination. J’ai alors commandé «Milieu animal et milieu humain» du baron von Uexküll qui ne cesse de s’émerveiller devant la diversité des mondes où évoluent les êtres et dont Gilles Deleuze a reconnu l’originalité.

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    Jakob von Uexküll: Milieu animal et milieu humain, Rivages, 2010

     

  • Aimons nos prochains

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    Pascal Rebetez vous dit quelque chose ? Journaliste à la télévision romande, éditeur, auteur, marcheur. Vous y êtes. Notre (bel) homme vient de publier un petit bijou dans sa propre maison : Les prochains. Un titre parfaitement approprié puisqu’il y est question du destin de ces femmes et de ces hommes restés sur le quai du train de la vie.
    Très émouvante mais sans pathos, cette suite de portraits se déroule le plus souvent sur le zinc de quelque improbable bar. Camille, ancien chasseur d’hôtel qui se retrouve clochard à l’âge de quatre-vingt ans ; le Tcho, copain d’enfance qui finit par faire sauter le caisson par asphyxie au gaz de sa tondeuse à gazon ; Madame Mei, réfugiée de l’Indochine en son minuscule établissement de vingt mères carrés ; ou encore Marian, sans-abri à Genève qui compte vendre l’un de ses reins, de quoi tenir le coup un bout de temps. A leur lecture, on saisit comme le fil qui relie la normalité de la marge est ténu. Efficace et poétique, la plume de Rebetez les transforme en or.
    Serge Bimpage
    Les prochains, vingt-cinq portraits, par Pascal Rebetez. Editions d’autre part. 158 pages.

  • Le hasard du coin du feu de Crébillon fils

    Fragonard, Jeune fille jouant avec un chien

    La marquise est fidèle au duc mais lui accorde quelques passades. Célie, amie intime de la marquise, profite de son absence au chevet d'une mère malade pour séduire le duc. Tout ça est théâtralisé, galant, libertin, et farci d'analyses amoureuses subtiles et brillantes. On joue, on a des stratégies, on se devine, on s'évite, on cède.

    Il y a d'abord un long échauffement verbal. Enfin, Célie s'impatiente. Elle laisse apercevoir ses charmes pour faire craquer le duc, qui ne résiste plus. Il saute sur elle, la besogne, mais refuse de lui dire qu'il l'aime.

    Crébillon filsC'est un problème. Seul l'amour pourrait excuser leurs débordements. Comment faire ensuite ? Le duc s'en sort en l'entreprenant une deuxième fois. Comme s'il n'y pouvait tenir, que ses charmes à elles étaient irrésistibles.

    Puis on est fatigué et on cause encore, on rejoue la comédie. Le duc veut garder la marquise. Il démontre à Célie qu'elle serait perdue dans le monde si on savait qu'elle a volé l'amant de sa meilleure amie. Soit. Ils le feront en cachette de la marquise.

    Et pour que celle-ci ne se doute de rien, Célie prendra un amant. Le duc lui en choisit un. Du coup, il pense s'être tiré du mauvais pas où il s'est fourré.

    C'est brillant, tortueux et coquin. Et quel sens de la double négation a ce Crébillon fils  (1707-1777):

    « … un aveu de cette espèce ne saurait être fait avec succès à quelqu'un qui, en ne voulant pas l'entendre, lui en fait, de son indifférence pour elle, un tort tacite, il est vrai, mais pourtant on ne peut pas plus marqué. »