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  • Bernard Frank, Romans et essais

     

    Bernard FrankOn peut trouver tous les livres de Bernard Frank (1929-2006) publiés en un seul volume. Ses œuvres complètes.

    C'est passionnant, Bernard Frank. Vous connaissez?

    Né en 1929, garçon précoce, intelligent, Frank découvre pendant la guerre qu'il est juif. Il survit aux persécutions mais se réfugie dans la littérature. Comme Sartre est le plus important auteur vivant de l'époque, après la guerre, Frank le contacte sans vergogne et lui fait lire un manuscrit, Géographie universelle, excellent répertoire d'imaginaire et de rêverie littéraire. Du coup, Sartre l'engage à l'essai pour la rubrique littéraire de sa revue Les Temps modernes et lui propose une publication chez Gallimard.

    Premier petit bémol. Frank, qui a 24 ans, préfère La Table Ronde. Cette maison d'édition lui promet un plus gros à-valoir. Le livre se fait remarquer. Son auteur savoure le succès et publie un an plus tard un gros roman, Les Rats, dans lequel apparaît Sartre en tant que personnage.

    A mon avis, le livre n'est pas très bon. Et suit un autre échec. Les existentialistes, dont Frank parle avec provocation, sont agacés par son attitude, par son portrait de Sartre dans Les Rats, et par sa relation avec le grand écrivain.

    Le genre est connu: un jeune homme extrêmement doué qui mêle provocations, insolences, paradoxes et intelligence pour se faire remarquer par le maître mûr, amusé et conscient du talent en devenir de son interlocuteur. Finalement Frank se fait virer des Temps modernes et rejeter par Sartre qui s'explique : « Bernard Frank est insupportable. Bernard Frank est un casse-pieds. ».

    C'est un drame qu'il ressasse pendant 20 ans. Il reprend cette histoire sur des centaines de pages, tâchant de se l'expliquer.

    Mais il rencontre un autre écrivain à succès: Françoise Sagan. Elle est jeune, elle gagne beaucoup d'argent. Frank arrête d'écrire, vit chez elle, se fait entretenir, boit comme un trou et joue à la roulette.

    A plus de cinquante ans, il se range enfin. Mariage, paternité. Le Nouvel observateur lui offre une chronique littéraire hebdomadaire qui fait le bonheur de certains lecteurs dont j'ai été. Il y parle de livres, d'alcool, de cuisine: rien que des bons sujets!

    Et puis il a de grandes connaissances littéraires, le sens de la formule, de l'humour, du cynisme, et un peu de méchanceté né d'un sentiment de sa supériorité. Ses coups de griffes sont délicieux. Tout ça ou presque est recueilli dans le volume chez Flammarion.

     

    Bernard Frank, Romans et essais, Flammarion

  • Le regard de Méduse

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    par Jean-Michel Olivier

    « Regardez-moi dans les yeux ! » semble nous dire Audrey Hepburn dans Breakfast at Tiffany’s. Mais où sont ses yeux ? Qui se cache derrière ces lunettes noires qu’elle a rendues célèbres ?

    Pourtant, le regard, d’emblée, est distrait par une foule d’accessoires : le gobelet que l’actrice tient dans sa main gauche (que contient-il ?). La serviette blanche qu’elle porte au poignet. Ses avant-bras gantés de noir. La rivière de diamants qui brille à son cou.

    Oui, tout, dans cette image, semble nous détourner de l’essentiel.

    Mais c’est une ruse, bien sûr, imaginée par Blake Edwards, le réalisateur de Breakfast at Tiffany’s (1961), pour rendre le regard d’Audrey Hepburn plus mystérieux, et plus profond.

    Car derrière ces Ray-Ban Wayfarer se cache le regard de Méduse.

    Le regard qui fascine et qui tue.

    Audrey Hepburn, égérie des sixties, c’est un look, un genre, une silhouette. À cent lieues des blondes artificielles à forte poitrine (Jane Mansfield, Marilyn Monroe) dont raffole le cinéma de cette époque. Un look distingué et discret. Un petit fourreau noir qui dégage les épaules. Deux boucles d’oreilles en diamant. Une silhouette frêle et longiligne.

    Et surtout ces lunettes de soleil qui attirent le regard.

    La femme moderne, la femme fatale, avance masquée, comme Audrey Hepburn. Impossible de saisir son regard. Ses secrets. Ses bonnes ou mauvaises intentions. C’est elle, sûre de son pouvoir, qui dicte les règles du jeu. Sur l’échiquier des sentiments, c’est elle, désormais, qui fait la loi.

    Méfiez-vous des femmes qui portent des lunettes noires ! Elles sont irrésistibles. Armées de leurs Ray-Ban, elles partent à la conquête du monde. Personne ne peut les arrêter. Bijoux. Parfums. Voiture de luxe. Rien ne les rassasie. Le diable, dit-on, se cache dans les détails. Audrey Hepburn nous montre que l’essentiel, c’est toujours l’accessoire. Ici les lunettes noires, qu’elle a mises à la mode, et qui cachent son regard.

  • une langue qui colle à l'os

     

     

    par antonin moeri

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    Passage obligé pour certains écrivains: se demander non pas pourquoi ils écrivent mais comment leur est venue l’idée d’écrire ou bien: quand ont-il pris la décision d’écrire? Jean-Philippe Toussaint aurait pris cette décision dans un bus à Paris, «entre la place de la République et la place de la Bastille», à une époque où il ne lit pas tellement de livres mais où il découvre des auteurs qui le marqueront. C’est sur le conseil de sa mère qu’il lit «A la recherche du temps perdu», monument qu'il relira tout au long de sa vie. Toussait se revoit dans une pièce, en Algérie, lisant Proust, il revoit les pierres mal nivelées de la terrasse, il revoit la chaise que lui a fournie le lycée où il était professeur, il revoit le fauteuil bleu dans sa maison en Corse.

    Autre moment décisif: quand il découvre «Crime et châtiment» et qu’il connaît «le frisson de m’être identifié au personnage ambigu de Raskolnikov». C’est sur les conseils de sa soeur qu’il a lu ce roman, roman «qui m’a ouvert les yeux sur la force que pouvait avoir la littérature, sur ses pouvoirs, sur ses possibilités fascinantes». S’identifier à un assassin peut avoir des conséquences fâcheuses ou orienter une vie dans un sens moins fâcheux. Pour Jean-Philippe Toussaint, le crime de la vieille usurière a été fondateur. Un mois après cette lecture, il s’est mis à écrire. Trente ans plus tard, il écrit toujours.

    Il y a également, dans ce petit livre réunissant des textes parus pour la plupart dans diverses revues, une brève évocation de Jérôme Lindon et une brève évocation de Samuel Beckett, dans lesquelles transparaît sa grande admiration pour ces deux personnages hors du commun. Il se souvient du premier regard de Lindon, «incroyablement droit, infaillible, un regard qui évalue, qui jauge et qui juge». Quant à Beckett, il revoit nettement la scène de la première rencontre. Dans l’embrasure d’une porte, aux Editions Minuit, rue Bernard-Palissy: «d’abord les jambes extrêmement faibles, ensuite le manteau court, finement piqueté de laine grise». Plus tard, il enverra à l'écrivain irlandais «L’appareil-photo» et Lindon lira la fin de ce roman à haute voix, au chevet de Beckett, peu de temps avant sa mort («C’est une scène que j’ai beaucoup de pudeur à rapporter et encore plus d’émotion à imaginer»).

    Ces discrètes évocations n’ont rien d’une hagiographie, où l’on prête à ceux qu’on prétend admirer de brillantes et rares qualités, et ce sur un ton grandiloquent qui ne pourrait qu’exaspérer un auteur comme Toussaint. «A force de travail, le travail inlassable sur la langue, les mots, la grammaire», l’emphase se dissout, laissant place aux quelques mots qui visent à l’essentiel, dans une «langue dénudée jusqu’à l’os».

    Jean-Philippe Toussaint: L’urgence et la patience, Minuit, 2012

     

  • Les éclats de vie d'Yvette Z'Graggen

    Par Pierre Béguin

    Z'Graggen.PNGLa trajectoire d’Yvette Z’Graggen auteur (elle n’aimait pas l’emploi féminin du terme) est unique dans le monde littéraire romand. Tous les hommages qu’elle reçoit actuellement le rappellent.

    En tant que personne, Yvette était aussi unique. Jamais je ne l’ai entendue émettre la moindre critique sur ses collègues écrivains, ce qui, dans le microcosme littéraire, est tout à fait exceptionnel. Elle n’hésitait pas non plus, si un manuscrit lui plaisait, à lui faire la courte échelle, là où d’autres lui auraient fait un croche-pied. Je lui dois probablement mon entrée aux Editions de l’Aire grâce à un roman qu’elle a soutenu et dont elle pensait qu’il allait devenir un best seller romand et remporter tous les prix. Elle s’est complètement trompée. Mais moi j’y ai gagné une amie.

    Jamais hautaine, d’une attitude toujours digne et volontaire qui ni ne s’élève dans la prétention ni ne s’abaisse dans la flatterie, elle a vite gagné mon estime indéfectible. Elle avait surtout cette humilité bien sentie qui n’est pas tendance à la dévalorisation mais capacité à concilier exactement ce qu’on fait avec les talents qu’on a reçus pour le faire. Oui, Yvette était absolument sincère. Réservée, fière, mais sans fard et sans apprêts. Son œuvre est le reflet d’une personne qui ne triche pas. Et c’est peut-être également pour cette raison qu’elle a gagné un lectorat immense et fidèle.

    Ces dernières années, elle ne sortait plus guère de son appartement. Son corps la trahissait irrémédiablement mais elle conservait l’esprit vif, la mémoire infaillible (quelle mémoire!) et la conscience lucide de son état. J’allais la voir souvent pour déjeuner. Le rituel était immuable. Je passais d’abord à la pizzeria du coin pour lui apporter sa «marguerite» traditionnelle. Puis je dressais les couverts. Après le repas, elle s’installait dans son fauteuil et nous passions des heures à discuter. L’année dernière, avant la parution de son ultime roman, elle angoissait tout particulièrement à l’idée que ce fût celui de trop. Mais la même angoisse l’avait déjà étreinte pour son avant dernier recueil (on avait longuement discuté du titre définitif; elle avait finalement trouvé Eclats de vie, bien meilleur que toutes les propositions que j’avais pu lui faire). Fin février dernier, après avoir pris congé d’elle, en attendant l’ascenseur, j’ai eu subitement l’impression que je ne le reverrais plus…

    En juin 2011, pour la sortie de Juste avant la pluie, j’avais écrit notamment ces lignes:

    «Yvette Z'Graggen montre qu'elle a toujours été, loin des effets de mode, une «indignée» jamais vraiment réconciliée avec sa réalité. Et que c'est bien à partir de cette insatisfaction chronique qu'elle invente depuis plus de cinquante ans des réalités verbales où se développent son désaccord avec le monde bourgeois, son intuition des déficiences, des vides, des scories autour de sa condition de femme. En ce sens, son œuvre est une insurrection permanente: Yvette Z'Graggen ne supporte pas les camisoles de force, et toutes ses «sœurs de papier», peu importe ce qu'elles lui empruntent, sont le fruit de cette insurrection qu'elle aura conduite, du début à la fin de sa longue vie, avec une vitalité, une dignité et une authenticité que ses nombreux lecteurs ont toujours su lui reconnaître.»

    Et puisqu'Yvette doit maintenant confier à d'autres son mécontentement, son insatisfaction, ses révoltes, puisque cet ultime défi lancé juste avant la pluie n'aura plus que la conscience du lecteur pour résonner désormais, je souhaite à cette œuvre qu'elle soit encore longtemps entendue comme un appel à nos blocages, à nos possibles, à nos infinies directions. Car ce n'est pas parce que la vie est difficile que nous n'osons pas, c'est parce que nous n'osons pas qu'elle est difficile. Yvette, elle, comme «ses petites sœurs de papier», a souvent osé, dans sa vie comme dans son œuvre qui restera, pour ses fidèles lecteurs et lectrices, «une autobiographie du possible» aux multiples latences.

    Au revoir Yvette, et merci!

  • La mémoire brûlée d'Yvette Z'Graggen

    par Jean-Michel Olivier

    Yvette Z'Graggen, grande dame des lettres romandes, vient de nous quitter, à l'âge de 92 ans. Son œuvre, qui a marqué la seconde moitié du XXè siècle, est à la fois l'œuvre d'une combattante et d'un témoin de son temps. En guise d'hommage, voici l'article que j'ai consacré, en 1999, à l'un de ses livres les plus importants, Mémoire d'elles.*

    images.jpeg Toute l’œuvre d’Yvette Z’Graggen, qui trouve un grand écho en Suisse romande, est un questionnement minutieux du passé. Passé commun dans Un Temps de colère et d’amour (1980) ou Changer l’oubli (1989), quand l’écrivaine genevoise se penche sur le silence des sombres années de guerre. Mémoire individuelle quand elle cherche à revisiter, pour mieux en comprendre les secrets, le passé de sa propre famille.

    C’est bien de cela qu’il s’agit dans Mémoire d’elles*, son dernier livre. Tout commence ici par deux lettres exhumées du silence, et datées de 1915 et 1916, dans lesquelles Jeanne, la grand-mère maternelle, écrit à sa fille Lisi (la propre mère d’Yvette Z’Graggen). Lettres exaltées, bouleversantes, pathétiques, qui disent à la fois le malaise de vivre et la souffrance d’aimer.

    Lisant et relisant ces lettres, les seules sauvées d’une correspondance perdue, Yvette Z’Graggen va se glisser peu à peu dans le corps de Jeanne pour comprendre son tourment : la maladie inexorable (et encore sans nom) qui l’éloigne des siens, la rend étrangère à elle-même.

    La déchirure

    Bien vite, le drame se dessine : c’est celui d’une fille “ née trop tôt dans une société rigide, corsetée de conventions et d’interdits ”. z978-2-8251-0548-1.jpgSon destin est tracé : il ressemble au destin de toutes les femmes de cette époque : le mariage avec un homme ayant une bonne situation, les enfants à élever, les tâches ménagères. Mais Jeanne rêve d’autre chose : du grand amour d’abord, “ un don total, un partage sans réserve ”, de voyages, de liberté. Le plus étrange sans doute (mais il n’y a pas ici de hasard), c’est qu’elle rencontre cet amour dans la personne d’un dentiste viennois, jeune et séduisant, qu’elle va aimer jusqu’à la déchirure.

    Élevée dans la peur, entre un père violent et une mère effacée, Jeanne va bientôt donner naissance à une petite fille, Lisi, qui bouleverse son existence. Une nouvelle terreur l’habite, peuple ses nuits de cauchemars, l’empêche de s’occuper comme elle le désirerait de son enfant. Comme elle s’éloigne de cette petite fille qu’elle chérit, elle s’enferme lentement dans le silence, devient méconnaissable, est internée à plusieurs reprises. C’est cette folie à jamais mystérieuse dont Yvette Z’Graggen essaie de démêler les fils, en renouant, comme elle le dit, avec sa mère et sa grand-mère. C’est-à-dire avec une part mystérieuse d’elle-même.

    * Yvette Z’Graggen, Mémoire d’elles, L’Aire, 1999.

  • plaisir ou jouissance?

    par antonin moeri

     

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    Le célèbre journaliste allemand André Müller demande, entre autres, à Thomas Bernhard s’il pense au lecteur quand il écrit. TB répond qu’il ne pense à aucun lecteur, qu’il prend simplement «plaisir à écrire». Ce «plaisir à écrire» a retenu mon attention car j’ai entendu, l’autre jour, sur les ondes de la radio, un écrivain dire avec suffisance qu’il «jouissait» devant son ordinateur quand il en frappait les touches. TB compare l’activité «écrire» à celle du danseur, celle du joueur de ping-pong, celle du cavalier, du nageur ou de la femme de ménage. «Tout le monde, quelle que soit l’activité, arrive par la répétition obligatoirement à une perfection».

    Et le célèbre journaliste d’enchaîner avec la question bateau: «Est-ce qu’écrire, ce n’est pas toujours rechercher un contact?» A quoi TB répond vivement: «Je ne suis pas un écrivain de trottoir qui entretient deux secrétaires pour répondre aux lettres et lécher le cul du premier imbécile venu. Ce qui me fait avancer, ce n’est rien d’autre que d’être le plus seul possible». Sur quoi l’auteur autrichien donne libre cours à sa haine des mères et des familles: «Les gens disent qu’ils vont avoir un petit poupon, mais en réalité ils ont un octogénaire qui pisse l’eau de partout, qui pue et qui est aveugle et qui boite et que la goutte empêche de bouger». Pour terminer, il reconnaît que sa situation ne peut être que celle d’un grotesque.

    Je me demande si le «jouir» qu’évoque l’écrivain interviewé à la radio a quelque chose à voir avec le «plaisir» qu’évoque TB. J’imagine un vin de qualité qu’on boit à petites lampées et les phrases prononcées entre ces gorgées et je me dis, on pourrait qualifier ça de plaisir, alors que l’ivrogne levant allègrement le coude pour avaler d’un trait son gros rouge, on devrait avec Lacan qualifier ça de jouissance. Mais l’écrivain interviewé à la radio ne devait pas songer à cette nuance quand il a évoqué sa jouissance devant le clavier, il voulait simplement dire qu’il prenait son pied, tel un rocker qui prend le sien (de pied) en hurlant sous les sunlights de la salle des sports. Comparaison qu’apprécie l’auditeur radiophonique, car il peut se la représenter (cette comparaison).

    T.Bernhard: Récits 1971-1982, Quarto, Gallimard,  2007

     

  • Contre Platon

    Par Pierre Béguin

    Ma fascination pour la littérature fut précoce. Ma résistance à la philosophie fut tenace. Elle dure encore. Je ne me suis le plus souvent aventuré dans ce territoire que contraint par des connaissances «colatérales» nécessaires à mes études. Et je reste songeur devant le peu de savoir que j’en ai conservé. En réalité, les catéchismes, les modèles de pensée, et surtout ces constructions conceptuelles, certes sublimes mais inhabitables, m’ont toujours rebuté. Surtout ces philosophies du platonisme qui s’efforcent de créer l’illusion trompeuse d’une épiphanie de la raison, d’un système d’idées sans cerveau, sans neurone, sans chair, venu d’ailleurs, de plus loin, de plus haut, hors de tout sujet qui penserait à partir d’une existence propre.

    Car toute pensée présuppose un lieu matériel où elle s’incarne, toute idée une autobiographie qui la justifie, toute philosophie une physiologie qui la précède. L’esprit pur n’existe pas. Au début est la chair. Une chair qui jouit, qui souffre, qui transpire et qui vibre de passions, d’émotions, de pulsions, de désirs, de frustrations. Non pas le mode platonicien de la médiation des grands concepts pénétrant quelques élus comme le Saint-Esprit descend du Ciel et se pose sur une âme élective, mais une pensée qui monte des entrailles, suinte du corps et se façonne dans la gangue de l’expérience. Et je me détourne instinctivement des philosophes qui ne laissent aucune place à la confidence ou à l’expérience personnelle. Toute idée est d’abord la justification d’un état de fait ponctuel, point de convergence d’une idiosyncrasie et du destin qui lui est inséparable. D’où l’évidence qu’on en change comme de veste et qu’il est vain de mourir pour elle, comme le chante Brassens.

    Là, à mon sens, réside l’attrait et la force de la littérature. A l’exception des quelques impasses ou chemins sans issue où elle s’est parfois égarée, la littérature est avant tout une égodicée, selon l’heureux néologisme de Jacques Derrida (in Donner la mort, 1999), c’est-à-dire, en référence à la Théodicée, une manière de dire et de penser (plus largement une manière d’autobiographie) qui procède de la justification de soi. La pensée y importe moins que la rencontre des circonstances et du corps souffrant qui construisent la réflexion. La littérature est du côté de l’Etre, non pas de l’Idée. Et lorsqu’elle réduit le premier à une simple incarnation de l’autre, loin de toute complexité et contradictions, elle accouche d’un texte raté, comme Les Mains sales de Sartre, par exemple.

    Onfray.PNGJ’ai retrouvé, avec un certain plaisir narcissique, dans l’essai de Michel Onfray, La Puissance d’exister (Grasset, 2006) l’exposition et le développement de ce postulat de jeunesse que le temps n’a jamais réussi à ébranler en moi. Le philosophe ouvre son propos par un chapitre intitulé Autoportrait de l’enfant, dans lequel il rapporte l’expérience traumatisante de son entrée en orphelinat, et du sentiment d’abandon qui lui est consubstantiel («Je suis mort à l’âge de dix ans»). Non pas comme une confidence autobiographique générant pathos et compassion, mais comme le rappel du lieu même où désormais puise sa parole, s’incarne sa pensée: «L’histoire de l’être s’écrit là, avec cette encre existentielle et cette chair qui se dérobe, ce corps qui enregistre animalement la solitude, l’abandon, l’isolement, la fin du monde». Point de départ d’un réquisitoire contre la philosophie phagocytée par le platonisme, contre le fantasme de l’ontologique désincarné, réhabilitation des philosophes sceptiques et manifeste hédoniste circonscrit à des propositions philosophiques modestes mais viables, permettant d’améliorer sa propre existence là où rien n’est donné et où tout reste à construire: «Refuser de faire de la douleur et de la souffrance des voies d’accès à la connaissance et à la rédemption personnelle; se proposer le plaisir, le bonheur, l’utilité commune, le contrat jubilatoire; composer avec le corps et ne pas proposer de le détester; dompter passions et pulsions, désirs et émotions, et non les extirper brutalement de soi. L’aspiration au projet d’Epicure? Le pur plaisir d’exister… Projet toujours d’actualité».

    A déguster sans tarder.

     

    Michel Onfray, La Puissance d’exister, Le Livre de Poche, Biblio essais, 2010

  • Les perdants magnifiques

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    par Jean-Michel Olivier

    Journaliste, écrivain, éditeur, Pascal Rebetez aime les gens. De préférence les gens de l’ombre, les oubliés, les humiliés, les taciturnes ou les bavards, les orgueilleux et les dépossédés, ceux qui vivent à côté de nous, exclus des vanités mondaines et dans la marge ardente. Il va à leur rencontre. Il les observe et les écoute. Il s’imprègne de leur souffle. Il restitue leur voix singulière et muette. Les contours d’une présence.

    L’écrivain et journaliste jurassien, établi à Genève depuis des lustres, a eu la bonne idée de réunir en volume* une vingtaine de ces portraits, tous issus d’une rencontre mémorable. Veuf inconsolé ou clochard dormant à la belle étoile, écrivain réfugié chez sa mère ou peintre de hauts-reliefs où se mélangent les os de chats et de souris, comédien de théâtre à la dérive ou agrégée de philosophie jouant les Mères Teresa à Ouagadougou, ce sont tous des perdants magnifiques. La vie les a laissés en rade. Ou ils ont refusé de monter dans le train du succès ou de l’amour. Depuis, ils hantent les marges. Ils dorment dans les jardins publics. Ils écument le zinc des bistrots (c’est là que l’auteur, très souvent, les rencontre, autour d’un verre de vin partagé).

    Autant de « vies minuscules », de destins fracassés, de paroles avortées ou restées dans l’œuf. Ces vies modestes, silencieuses, singulières, nous les côtoyons chaque jour. Le plus souvent sans nous en apercevoir. Elles sont toutes proches, à portée de voix et de main. Pourtant, nous les laissons passer sans ouvrir la bouche, ni faire un geste pour les retenir. Ce sont tous nos prochains.images-3.jpeg

    Parti à leur rencontre, Pascal Rebetez restitue nous seulement leur voix, mais aussi leur présence. Chacun des portraits qu’il brosse dans son livre est vivant et contrasté, comme ces instantanés qui saisissent à la fois les couleurs et les parfums, les visages et les voix. De l’ensemble se dégage une humanité chaleureuse et souffrante. Une fraternité secrète qui, comme les îles disséminées d’un archipel, nous relierait en profondeur sous la mer.

    C’est à travers les autres que Pascal Rebetez se cherche. Depuis toujours. Et quelquefois se reconnaît dans le reflet à peine tremblé de ces visages entraperçus dans le brouhaha d’un bistrot ou le silence des montagnes, l’espace d’une rencontre.

     

    * Pascal Rebetez, Les prochains, éditions d’autre part, 2012.

  • auteur comique

    par antonin moeri

     

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    Après quelques pages de commentaires enthousiastes sur les agréments qu’offre durant la journée la Perspective Nevski à Saint Pétersbourg, Gogol réduit la focale sur le bord de la nuit. «C’est l’heure mystérieuse où les lampes versent sur tout chose une lumière merveilleuse et attirante», «on devine que ces promeneurs subissent une sorte d’impulsion vague», «de minces ombres glissent le long des murs des maisons». Après avoir attiré l’attention du lecteur sur les propos de Pirogov et Piskarov «L’as-tu vue celle qui a de beaux cheveux bruns... ses traits, l’ovale du visage, le port de tête, quel rêve!», Gogol adopte le point de vue du jeune et timide peintre Piskarov pour nous raconter comment celui-ci va suivre la belle («Une chevelure aussi brillante que l’agate couronnait un front d’une blancheur éblouissante») dans un état d’ivresse amoureuse («le trottoir se soulevait et fuyait sous ses pas», «le pont se gondolait et son arc se rompait», «les maisons se retournaient et se dressaient sur leurs toits») jusque dans un bordel où le spectacle des femmes vendant leurs charmes aux clients le fait déguerpir. Peu après minuit, un laquais frappe chez Piskarov: «La demoiselle chez laquelle vous vous êtes rendu m’a ordonné de vous demander de venir chez elle».

    Il arrive dans un palais où la foule se presse. Il essaie de retrouver la belle inconnue qui ne cesse de lui échapper. Mais tout ça ne fut qu’un rêve! Piskarov ne parvient plus à dormir, il prendra de l’opium qui lui permettra de revoir la belle en gentille mami assise à la fenêtre d’une maison de campagne et, en revenant sur terre, il maudit la belle qui l’obsède. Il ne mange plus et attend chaque soir «la visite de la vision adorée». Et voilà qu’un jour, notre héros se met à nourrir un projet exemplaire: il veut épouser la pute et la sortir ainsi de son enfer. Il revoit la belle qui rentre d’une nuit alcoolisée. Il lui dépeint toute l’horreur de la vie qu’elle mène et lui propose une autre existence: elle ferait de la couture pendant qu’il peindrait. Une autre fille se moque de lui. Il part en courant. Le lendemain, il se suicide.

    Cette histoire est suivie d’une seconde histoire que je trouve moins intéressante. Celle de la putain sublime me plaît, car c’est une histoire drôle, je veux dire que Gogol est un auteur comique (comme Kafka, Proust, Faulkner, Joyce, Céline), il développe sur un canevas bébête une prose satirique qui n’épargne personne: fonctionnaires débonnaires, aristos épuisés, bourgeoises caquetantes, artistes présomptueux, officiers idéalistes, secrétaires poudrées, moustaches gominées, favoris bien entretenus, chapeaux bizarres, tailles d’une finesse exquise, sourires à sens unique, redingotes en castor, souliers délicieux, étudiants en manque. Et le jeune peintre, dans la Perspective Nevski, se fait tout un cinéma dans sa tête en feu, il imagine la belle à ses côtés, cousant en regardant son époux oeuvrer. Stéréotype de la chaumière paisible, rêve de petit bourgeois inquiet, pâle et craintif. Quel sens le peintre peut-il donner à sa vie quand il découvre que son rêve est celui d’un homme ridicule? Il ne peut que se trancher la gorge. Je remercie François Bélanger de m’avoir rappelé l’existence de ce récit troublant. Je comprends mieux à présent pourquoi Gogol était un des écrivains préférés de Thomas Bernhard. Au lieu de se rendre à la soirée artistique chez les Auersberg, le narrateur de «Les arbres à abattre» dit qu’il aurait mieux fait de rester chez lui et de lire Gogol. En effet, l’humour cinglant et sans concession de TB rappelle celui de l’auteur russe.

     

     

    Gogol: Récits de Pétersbourg, GF, 1968

     

  • Le petit vélo de Cingria

    images-2.jpegpar Jean-Michel Olivier

    Connaissez-vous Cingria ? Lequel ? me direz-vous. Alexandre le peintre, le verrier, le mosaïste ? Ou Charles-Albert, l’écrivain vagabond, le musicien, le vélocipédiste ? Parlons de ce dernier. Un sacré numéro. Unique dans la littérature française. Inclassable. À la fois minutieux, désinvolte et pétri de tous les talents artistiques.

    Né à Genève en 1883, il fait partie de la génération des grands dynamiteurs de la littérature : Joyce, Kafka, Proust. Il pourrait être aussi connu que ces géants. Mais Charles-Albert, très vite, après des études inachevées à Saint-Maurice, a choisi les chemins de traverse. L’école buissonnière. Il étudie d’abord la musique à Genève et à Rome. Puis il sillonne l’Europe en train et à vélo. Comment vit-il ? Il survit. Petits boulots. Articles qu’il publie dans les revues et les journaux, ici et là. Conférences qu’il donne devant une poignée d’auditeurs. Quand il s’arrête quelque part, il loge dans une chambre de bonne, à Fribourg, à Lausanne, à Sion. Son fidèle vélo partage sa couche — même quand il habite sous les toits.

    Parfois, il défraie la chronique en emmenant chez lui un ragazzo romain ou en giflant l’aristocrate Gonzague de Reynold. Il passe quelques jours en prison. On le libère. Il reprend son vélo, ses bourlingages. À la différence de Nicolas Bouvier, autre écrivain aux semelles de vent, il ne lutte pas contre la dépression. Cingria est un pèlerin heureux.

    En témoignent les centaines de pages qu’il consacre aux petits riens de la vie quotidienne. images-1.jpegUne rencontre furtive. L’atmosphère d’un bistrot enfumé. La beauté d’une fleur ou d’un air de musique. Il n’a pas son pareil pour photographier, d’un coup d’œil et de langue, un paysage, un regard, un bord de mer au crépuscule. « L’écriture est un art d’oiseleur, et les mots sont en cage avec des ouvertures sur l’infini. » Le génie de Charles-Albert, c’est d’ouvrir toutes grandes ces cages. De rendre aux mots leur liberté.

    Il faut relire Cingria. C’est le moment. Même s’il est encore trop méconnu en France, on le découvre en Suisse grâce aux éditions L’Âge d’Homme qui viennent de republier les premiers tomes de ses Œuvres complètes (Pierre-Olivier Walzer, grand connaisseur de Cingria, avait réuni, de 1967 à 1980, une admirable édition de ses textes).

    images.jpegParallèlement, la revue littéraire Le Persil lui a consacré un numéro spécial. Et Charles-Albert a droit à un hommage exceptionnel dans la collection Le Cippe**, dirigée par le poète et critique Patrick Amstutz. On y retrouve les signatures de Jean Starobinski, Jacques Réda, Jean-Georges Lossier, Patrick Kéchichian, Alexandre Voisard et tant d’autres. Une excellente invitation à relire ce vagabond des lettres à l’érudition stupéfiante, au savoir toujours savoureux.

     

    * Charles-Albert Cingria, Œuvres complètes, L’Âge d’Homme, 2011.

    ** Cippe à Charles-Albert Cingria, éditions Infolio, 2011.