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auteur comique

par antonin moeri

 

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Après quelques pages de commentaires enthousiastes sur les agréments qu’offre durant la journée la Perspective Nevski à Saint Pétersbourg, Gogol réduit la focale sur le bord de la nuit. «C’est l’heure mystérieuse où les lampes versent sur tout chose une lumière merveilleuse et attirante», «on devine que ces promeneurs subissent une sorte d’impulsion vague», «de minces ombres glissent le long des murs des maisons». Après avoir attiré l’attention du lecteur sur les propos de Pirogov et Piskarov «L’as-tu vue celle qui a de beaux cheveux bruns... ses traits, l’ovale du visage, le port de tête, quel rêve!», Gogol adopte le point de vue du jeune et timide peintre Piskarov pour nous raconter comment celui-ci va suivre la belle («Une chevelure aussi brillante que l’agate couronnait un front d’une blancheur éblouissante») dans un état d’ivresse amoureuse («le trottoir se soulevait et fuyait sous ses pas», «le pont se gondolait et son arc se rompait», «les maisons se retournaient et se dressaient sur leurs toits») jusque dans un bordel où le spectacle des femmes vendant leurs charmes aux clients le fait déguerpir. Peu après minuit, un laquais frappe chez Piskarov: «La demoiselle chez laquelle vous vous êtes rendu m’a ordonné de vous demander de venir chez elle».

Il arrive dans un palais où la foule se presse. Il essaie de retrouver la belle inconnue qui ne cesse de lui échapper. Mais tout ça ne fut qu’un rêve! Piskarov ne parvient plus à dormir, il prendra de l’opium qui lui permettra de revoir la belle en gentille mami assise à la fenêtre d’une maison de campagne et, en revenant sur terre, il maudit la belle qui l’obsède. Il ne mange plus et attend chaque soir «la visite de la vision adorée». Et voilà qu’un jour, notre héros se met à nourrir un projet exemplaire: il veut épouser la pute et la sortir ainsi de son enfer. Il revoit la belle qui rentre d’une nuit alcoolisée. Il lui dépeint toute l’horreur de la vie qu’elle mène et lui propose une autre existence: elle ferait de la couture pendant qu’il peindrait. Une autre fille se moque de lui. Il part en courant. Le lendemain, il se suicide.

Cette histoire est suivie d’une seconde histoire que je trouve moins intéressante. Celle de la putain sublime me plaît, car c’est une histoire drôle, je veux dire que Gogol est un auteur comique (comme Kafka, Proust, Faulkner, Joyce, Céline), il développe sur un canevas bébête une prose satirique qui n’épargne personne: fonctionnaires débonnaires, aristos épuisés, bourgeoises caquetantes, artistes présomptueux, officiers idéalistes, secrétaires poudrées, moustaches gominées, favoris bien entretenus, chapeaux bizarres, tailles d’une finesse exquise, sourires à sens unique, redingotes en castor, souliers délicieux, étudiants en manque. Et le jeune peintre, dans la Perspective Nevski, se fait tout un cinéma dans sa tête en feu, il imagine la belle à ses côtés, cousant en regardant son époux oeuvrer. Stéréotype de la chaumière paisible, rêve de petit bourgeois inquiet, pâle et craintif. Quel sens le peintre peut-il donner à sa vie quand il découvre que son rêve est celui d’un homme ridicule? Il ne peut que se trancher la gorge. Je remercie François Bélanger de m’avoir rappelé l’existence de ce récit troublant. Je comprends mieux à présent pourquoi Gogol était un des écrivains préférés de Thomas Bernhard. Au lieu de se rendre à la soirée artistique chez les Auersberg, le narrateur de «Les arbres à abattre» dit qu’il aurait mieux fait de rester chez lui et de lire Gogol. En effet, l’humour cinglant et sans concession de TB rappelle celui de l’auteur russe.

 

 

Gogol: Récits de Pétersbourg, GF, 1968

 

Commentaires

  • Oui, je les ai lus... Mais à mon avis, Gogol ne critiquait pas tant le rêve du peintre, il ne se disait pas vraiment que c'était un rêve petit bourgeois, car précisément, Gogol rêvait que pendant qu'il écrirait, il aurait à ses côtés une belle femme cousant et s'occupant gentiment des enfants. Je ne suis pas persuadé que ce soit drôle, le problème est ici qu'il en rêve à propos d'une femme dont la beauté lui paraît sublime, divine, alors que ni la vie de prostituée ni celle de femme au foyer n'est en soi sublime ou divine. Il s'agit juste d'accorder la beauté avec la moralité, c'est à dire la vie normale, mais puisque c'est impossible, il n'y a plus qu'à se suicider. Gogol était exalté, pour ce genre de questions. Cela rappelle Rousseau. Lequel se résoudra à épouser la femme qui cousait à ses côtés pendant qu'il écrivait, même si elle n'était pas une des beautés sublimes dont il rêvait. Pour Gogol, il est resté désespéré.

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