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  • Francine Wohnlich, Baptiste et Angèle,

    Par Alain Bagnoud

    Ce dialogue, Baptiste et Angèle, est sous-titré Rwanda 2008. On se trouve en effet dans ce pays, 14 ans après qu'un million de Tutsis ont été tués à la machette. 10'000 meurtres par jour en moyenne, on a fait le calcul.

    Le livre traite de ça. Baptiste et Angèle ont entre 25 à 30 ans et évoquent leur quotidien, seuls tous les deux et avec d'autres personnages (Epiphanie, Anatole). Ils parlent de ce présent qui est comme un magma remué par le passé.

    Le texte est présenté comme un roman mais écrit en fait une pièce de théâtre, ce qui n'est pas étonnant si on sait que son auteure, Francine Wohnlich, est aussi comédienne et metteure en scène.

    Oui, auteure, metteure en scène. Je me contente de recopier le 4ème de couverture. Faut-il tordre ainsi la langue pour revendiquer des égalités? Autre débat que celui de Baptiste et Angèle, que je laisse ouvert.

    Je note simplement ici que ce jeu sur le verbe est cohérent avec le livre entier. Tordre la langue, Francine Wohnlich ne s'en prive pas. Pour le plaisir du lecteur et la force du texte, elle invente des néologismes, réintroduit des archaïsmes, joue avec la syntaxe, crée un langage charnel qui suit au mieux les émotions.

    Exemple. Baptiste parle: « C'est rapport à la bagatelle. On s'est marié et c'est doux de partager la cabane et le manger, les causeries et le café avant de partir le matin. Angèle, je me demande si tu serais plus accommodée si on laissait la bagatelle de repos? Peut-être que c'est trop embroussaillant pour toi? »

    Francine WohnlichUn passage qui annonce la thématique du texte. Comment aimer, physiquement, comment ne pas se sentir violenter, forcer, ou violenté, forcé, quand on est encore empli par la mémoire du génocide et de ses gestes? Comment, plus largement, vivre la vie quotidienne banale, quand anciens bourreaux et anciennes victimes cohabitent?

    Baptiste et Angèle étaient dans le camp des victimes, mais par hasard, ils le savent. Toute confrontée encore à la barbarie à laquelle Francine Wohnlich se réfère par allusions discrètes, Angèle ne peut plus se laisser aller, se méfie du désir, devient une coquille vide quand il s’agit d’intimité. L’entente, la tendresse sont impuissantes à les réunir charnellement. Ils ne peuvent s’unir, ils ne peuvent se quitter, sans qu’on devine finalement le chemin qu’ils prendront. Ce qui n’ôte rien à la force du texte, habité, puissant.

     

    Francine Wohnlich, Baptiste et Angèle, Editions des Sauvages,

  • Une bonne plume, des couilles et une bitte

    Par Pierre Béguin

    Bitte.PNGQu’est-ce que le champ littéraire par rapport à la production livresque? Une goutte d’eau. Qu’est-ce qui distingue cette goutte d’eau dans la mer? Peut-on définir des critères pour accorder à un texte le label «littéraire»? Ou plutôt, quelles caractéristiques doit-il revendiquer pour prétendre à ce statut? En d’autres termes, comment séparer le bon grain littéraire de l’ivraie scribouillarde dans la masse des productions contemporaines?

    Ces questions ont surgi au détour d’un repas avec mes compagnons de Blogres. Heureusement remplacées aussitôt par d’autres sujets mieux en rapport avec la légèreté des circonstances. J’avais pourtant promis d’y réfléchir. Promesse hâtive. Je m’aperçois que je n’ai pas de réponse, à part la qualité toute subjective que j’accorde au style essentiellement.

    Mais d’autres ont tenté d’objectiver le débat. Des doctes professeurs de Lettres dont Molière, probablement, n’aurait pas manqué de se moquer. Si je me réfère à ce que certains de ces messieurs ont essayé de m’apprendre à la faculté, et plus tard au travers d’écrits savants sur la question, il semble qu’un texte doit remplir cinq critères précis pour obtenir de l’Université son OC, pour autant bien entendu qu’il soit caressé par le souffle du génie, voire du talent, eux-mêmes pas vraiment codifiables:

    1. Une certaine résistance à la lecture qui doit différencier la littérature de récréation (celle dont le plaisir réside dans la reconnaissance) de celle de création (qui dérange nos habitudes). «Texte de plaisir: celui qui contente, emplit, donne de l’euphorie; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture. Texte de jouissance: celui qui met en état de perte, celui qui déconforte, fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques du lecteur (…) met en crise son rapport au langage» écrivait l’incontournable Roland Barthes, aussitôt repris en chœur par tous les étudiants qui prétendaient appartenir à l’élite. Haro sur le texte de plaisir!

    2. Une mise en jeu d’un rapport au genre littéraire. L’œuvre ne doit pas s’inscrire confortablement dans un genre mais dans un fléchissement du genre, pour le moins dans une histoire du genre qu’elle met en perspective (et non pas dans un simulacre au genre, comme dans certains livres de Christine Angot, par exemple, où cet aspect – dans son cas les transgressions salaces du genre autobiographique – relève davantage de l’opportunisme éditorial).

    3. Une énonciation consciente d’elle-même qui suppose une réflexion sur le dispositif énonciatif. La prise de parole n’est jamais une évidence, elle demande à être questionnée, voire légitimée. Pas de littérature donc sans cette conscience minimale de son dispositif énonciatif.

    4. Un jeu d’ancrage et de «désancrage» temporel qui l’inscrit dans une temporalité plus large. Un énoncé littéraire doit survivre au-delà du référent historique dans lequel il est proféré. Il ne doit pas s‘épuiser hors de son cadre d’énonciation mais dépasser les circonstances de sa production.

    5. Un travail sur le langage qui garantit une hétérogénéité stylistique. «Le style est vision» disait Proust. En ce sens, le rapport à la langue ne doit pas rester purement instrumental, mais être à lui-même sa propre finalité.

    Bon! Heureusement que je me suis sorti de là indemne! Quoique… Je ne saurais évaluer ce que l’Alma Mater m’a apporté, mais je sais ce qu’elle m’a fait perdre. Et pour soulager celles ou ceux qui m’ont suivi jusque là, je citerai Amélie Nothomb (que d’aucuns aiment détester) répondant à la question: «Comment repère-t-on un bon écrivain?» «Il ne suffit pas d’avoir une bonne plume pour être écrivain. D’abord, il faut des couilles. C’est l’organe le plus important de l’écrivain. Et les couilles dont je parle se situent au-delà des sexes; la preuve, c’est que certaines femmes en ont; je pense à Patricia Highsmith (…) Les couilles sont la capacité de résistance d’un individu à la mauvaise foi ambiante. La proportion de gens qui ont à la fois une bonne plume et ces couilles-là est infinitésimale. C’est pourquoi il y a si peu d’écrivains sur terre. Ensuite, il faut une bitte. La bitte, c’est la capacité de création. Rares sont les gens qui sont capables de créer réellement. La plupart se contente de copier les prédécesseurs avec plus ou moins de talent. Il peut arriver qu’une bonne plume soit pourvue d’une bitte mais pas de couilles; Victor Hugo par exemple

    Une bonne plume, des couilles et une bitte! Tels sont entre autres (j’ai quelque peu raccourci la définition) les attributs du bon écrivain dans l’évangile selon Amélie. Entre cette définition et celle de la Faculté, choisissez, les «Blogres» et les autres! Reste à savoir si notre auteure belge s’inclue dans cette définition. Moi, je lui conteste au moins un point: Victor Hugo avait des couilles! Quand il était jeune, du moins; plus vieux, il en faisait un autre usage. Mais il n’y avait personne, en ces temps-là, pour le dénoncer à la justice…

     

  • Pierre Béguin, Bureau des assassinats et autres coups de sang

    Par Alain Bagnoud


    Pierre Béguin, Bureau des assassinats

    C'est la pratique du billet court qui a permis à notre ami Pierre Béguin de trouver une méthode originale pour commenter l'actualité. Auteur de trois romans et d'un récit, le voici qui réunit ses chroniques, parues dans Blogres entre 2008 et 2010, sous un beau titre en partie emprunté à Jack London: Bureau des assassinats et autres coups de sang.

    Le billet de blog a cet avantage d'être clos sur lui-même, isolé – le fragment ou le texte court étant peut-être la forme de la littérature de demain, telle que va l'induire la pratique dominante de l'écran d'ordinateur et de la tablette de lecture. Mais la publication en volume donne une autre signification aux chroniques de Béguin. A leur relecture globale, une évidence s'impose.

    Il ne s'agit pas de textes isolés, artificiellement réunis. Ce qui les relie, leur fil conducteur, c'est une méthode, qui donne au Bureau des assassinats une saveur particulière. De grandes lignes se dégagent, et des plaisirs.

    Pierre Béguin commente et analyse les problématiques artistiques, politiques ou économiques actuelles à la lumière de la littérature, généralement classique. Un fait divers, une péripétie locale, une question sociale attire-t-il son attention? Le voici aussitôt mis en résonance avec un texte ou un auteur qui va lui donner un éclairage.

    Les relations entre Dom Juan et son père servent ainsi à révéler les rapports entre les banquiers et les poltiticiens, Villiers de Pierre Béguin, L'Isle Adam dialogue avec les quotidiens actuels, Georges Perec permet de se demander « si l’éducation à la démocratie et la toute-puissance du marché sont compatibles ».

    On apprécie évidemment la culture et l'érudition de Pierre Béguin, qui se goûtent pour elles-mêmes, se savourent en soi. Mais il y a surtout dans ce panorama classique un amour de la littérature, une croyance en ses pouvoirs qui sont contagieux.

    Ce que nous dit notamment l'auteur, c'est que les grands textes ne sont pas seulement des curiosités du passé, qu'ils ne sont pas uniquement des friandises délectables pour happy few, qu'ils gardent leur actualité et leur pouvoir et permettent de donner une profondeur au présent. La littérature transmet des vérités inaltérables, applicables à tous les temps et à beaucoup de lieux. Le Bureau des assassinats le démontre encore.

    Cette manière de placer l'actualité dans une pérennité n'est pas la seule qualité du recueil. Résolu à assumer dans ses chroniques son rôle de citoyen, Pierre Béguin réagit aux événements en leur opposant une éthique. Servies par une langue riche, claire, et un argumentaire serré, ses convictions sont le fait d’un homme lucide, attentif, caustique, combatif, qui trouve dans la pratique de la chronique une occasion de questionnement et d'éclaircissement, et pour qui baisser les bras devant l'absurdité du monde n'est jamais une solution.

     

    Pierre Béguin, Bureau des assassinats et autres coups de sang, L'Aire, 2011

    Voir aussi Le site de Pierre Béguin

  • Une leçon d'écriture

     

     

    par antonin moeri

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    D’emblée, le dispositif est mis en place. Le conditionnel sera le mode verbal de référence. Le lecteur apprend dans les premières lignes qu’un homme, un intermittent du spectacle, aura compté dans la vie de celle qui écrit cette lettre à l’enfant qu’elle n’aura pas. «Etre mère t’aurait apporté la sérénité», lui répète souvent le dénommé S. La question de la procréation est une question que beaucoup d’écrivains se posent ou se sont posée. Linda Lê a tranché et, en rédigeant cette lettre, elle explique son choix.

    Fille d’une bourgeoise vertueuse que ses filles appelaient Big Mother («pas un qu’en dira-t-on qu’elle ne redoutait») et d’un père déclassé qui «avait pris le pli de se pinter et de flamber au jeu», Linda développe très tôt un talent pour la correspondance et la dissertation. Elle prend ses distance avec la sévère gardienne des moeurs, opte pour la rêverie, la précarité et le silence des bibliothèques, nourrit un désir: vaincre sa terreur d’Omphale, terreur qu’elle ne vaincra qu’aux alentours de la trentaine.

    N’ayant pas la moindre notion du struggle for life, elle fait le vide autour d’elle. Elle préfère ses pulsions conflictuelles aux promesses du bonheur social, ne se rallie pas aux vues de S. qui rêve de créer une famille. Car le mioche qui viendrait au monde pourrait bien se révéler «pantouflard près de ses sous, boursicoteur à tous crins, poujadiste xénophobe». Linda Lê donne alors une page magnifique de drôlerie. Elle aligne, avec un cynisme dépourvu d’aigreur, les joies et les affres de la bonne maman: la layette, le couffin, le berceau, les animaux en peluche, la crèche, le pédiatre, les premières dents, le bac à sable, l’anni, les notes à l’école, les vacances à la montagne.

    Cet engagement l’aurait détournée des rites de l’écriture qui, seuls, lui permettent de sonder le chaos intérieur. Mais toujours selon S., les joies et les affres de la bonne maman eussent permis à Linda de se bonifier, de chasser le cafard, de ne plus se promener en peignoir sale, de devenir enfin «une architecte des enchantements journaliers». Si Linda avait fléchi devant les prières de S., elle aurait mis au monde l’admirable bambin. Mais ce bambin, elle l’a immolé à son art, elle lui a préféré les migraines, les vertiges, les déraillements, le délire, les frissons d’angoisse, les injections de neuroleptiques, les séjour en psychiatrie, où elle rencontre une patiente qui avait eu un enfant mort-né, qui «murmure entre ses dents en faisant le geste de chasser des mouches», avec qui elle fume des gitanes et qui dit tout à coup: «A onze heures, je dois donner le biberon à Emmanuel».

    Les dernières lignes de cette lettre résonnent comme une hymne à la gloire de cet enfant resté à l’état d’idée. «Tu m’as aidée à me transcender (...) Je te dois de m’être surmontée (...) Je m’appuie sur toi pour creuser un fossé entre moi et la moyenne des prosateurs (...) Tu actives en moi le désir de me métamorphoser, d’explorer des territoires neufs». Dans un style épuré et incisif («d’une fluidité limpide»), Linda Lê nous offre là un texte bouleversant d’audace et de vérité qui contraste avec la plupart des proses mises en vente à sons de trompette. Une leçon d’écriture.

    Linda Lê: A l’enfant que je n’aurai pas, Edition Nil, 2011

     

  • Philippe Le Bé, Du Vin d’ici à l’Au-Delà

    Par Alain Bagnoud

    Philippe Le Bé, Du Vin d'ici à l'Au-DelàTout est étrange dans le roman utopique de Philippe Le Bé, Du Vin d’ici à l’Au-Delà. Le titre d’abord, bien sûr, mais aussi le contenu, le nom de l’auteur, l’auteur lui-même peut-être. Enquêtons.

    Le titre pourrait faire penser à un essai œnologique. Pas du tout. L’explication se donne à la dernière page du texte.

    Le narrateur, en instance de réincarnation, retrouve une âme errante qu’il avait croisée juste après sa mort. Cet ancien alcoolique souffrait d’une soif inextinguible. Désormais, son purgatoire est terminé. « L’homme, aux anges, qui a finalement préféré l’au-delà au vin d’ici, me fait un signe d’adieu. »

    Entre ces deux rencontres, le narrateur, mort dans un accident de vélo, a fait un vœu exaucé par son guide lumineux. Vivre sur une planète où règne enfin l’harmonie, non dans le but de fuir, mais d’apprendre.

    Et le voici transporté sur Tiphéreth (qui est le nom de la beauté symbolisée par le soleil dans l’Arbre de Vie des kabbalistes), plongé dans une société New Age où règne la Loi d’Amour. Sous la conduite de la belle Mandala et du sage Ram, il découvre le fonctionnement de ce monde avec ses avancées technologiques (le glisse en l’air, le planétoscope, les cristaux lumineux soignants...) et ses comportements sociaux qui l’amènent à réfléchir Philippe Le Béà des théories philosophiques, économiques et politiques étudiées sur Terre.

    La synarchie, par exemple, forme de gouvernement proposée par Alexandre Saint-Yves d'Alveydre et synthétisée par Jacques Weiss (connu aussi pour être le traducteur en français du Livre d’Urantia).

    Philippe Le Bé est journaliste économique, ce qui ne nous préparait pas à un livre aussi jeté. De nationalité française il travaille actuellement pour L’Hebdo après avoir passé par Bilan ou la Radio Suisse Romande. Etrange, étrange, je vous le disais.

    Philippe Le Bé, Du Vin d’ici à l’Au-Delà, Editions de L’Aire

  • Café littéraire au Rameau d'Or


    Café littéraire animé par Sita Pottacheruva
    avec Francine Collet, auteure de Félicien et Jean-Michel Olivier, auteur de L'enfant secret

    A la librairie le Rameau d'Or Bd Georges Favon 17, 1204 Genève
    Jeudi 13 octobre 2011 18h00


    collet_felicien.jpgDe Félicien, je ne possède qu'une dizaine de photos prises je ne sais quand, je ne sais où. Sur mon bureau, j'ai posé un portrait de lui enchâssé dans un médaillon doré. Il est tel que je ne l'ai jamais connu : jeune, les cheveux gominés, la raie au milieu. C'est en regardant ce portrait qu'est venue l'envie d'écrire sur lui comme si je savais tout de lui. Cela lui aurait certainement plu à Félicien, cette liberté prise avec sa vie. Il était rêveur, cela transparaît dans son regard sur ce portrait jauni. Un regard flou, sans lunettes. Félicien s'extrayait de la réalité en ôtant, cassant ou perdant ses lunettes. Cela pouvait durer quelques minutes, un jour ou plus avant qu'il ne les rechausse. A mon tour maintenant d'oublier mes lunettes et de transcrire ce que je vois. Pour qu'une fois encore, Félicien me serre contre lui.
    Comment restituer une existence dont de nombreuses pages se sont égarées pour toujours ? En tissant des bribes de souvenirs avec le fil de l'imaginaire, l'auteure dessine un portrait sincère et touchant de Félicien. L'écriture limpide et toujours subtile de Francine Collet permet ainsi à une mémoire singulière de devenir universelle.

    Francine Collet, Félicien, 2011, ISBN 978-2-9700598-8-2, 228 pages.

    ***

    olivier_enfants.jpgNora et Antonio vivent à Trieste, puis à Turin, puis sillonnent l'Italie sur les traces d'un certain Mussolini, dont Antonio devient le photographe attitré. Émilie et Julien vivent à Nyon, sur la côte vaudoise, et rêvent depuis toujours d'ouvrir une auberge de campagne. Ils ne se connaissent pas. Ils ne parlent pas la même langue. Ils n'ont pas les mêmes rêves. Mais leurs destins -- tout d'abord parallèles -- vont se croiser, puis s'épouser au cours de la première moitié du XXe siècle. Quatre « vies minuscules », silencieuses, dédaignées, héroïques, dont l'enfant secret (vous, moi) sera le témoin ébloui, et l'unique héritier.

    Jean-Michel Olivier est né à Nyon en 1952. Il est l'auteur d'une quinzaine d'essais et de romans, dont La Mémoire engloutie au Mercure de France et L'Amour fantôme aux Editions L'Age d'Homme. Depuis toujours, il partage sa vie entre l'enseignement et l'écriture, la musique et sa fille.

    Jean-Michel Olivier, L'enfant secret, Editions L'Age d'Homme, 2003



    Adresse
    Librairie le Rameau d'or
    17 Bd. Georges Favon
    1204 Genève
    Tél : 022 310 26 33
    rameaudor@freesurf.ch

  • ah si seulement...

     

     

    par antonin moeri

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    Une femme très vive, portant de longues jupes, membre d’un jury littéraire et aimant donner son avis sur les livres qui paraissent tout au long de l’année, aurait émis des réserves à propos d’un de mes livres. “La scène d’exposition est ratée, je m’excuse, le lecteur n’a qu’une envie, jeter le bouquin au panier et puis, surtout, il y a ce subjonctif imparfait dans la bouche d’un serveur portugais, ça écorche l’oreille, c’est invraisemblable!”. La femme très vive aurait dit: “Il ferait mieux de relire Tchékhov avec un esprit critique».

    Dans “Récit d’un inconnu”, l’auteur russe donne la parole à un valet de chambre: “J’étais entré au service d’Orlov à cause de son père, un homme d’Etat célèbre que je considérais comme un ennemi sérieux de ma cause”. La femme vive d'esprit aurait froncé le sourcil: ”Mais enfin! Comment un valet russe de la fin du XIXè aurait-il pu écrire de cette façon? C’est tout simplement invraisemblable!” A quoi j’aurais ajouté: “Un valet se décrivant lui-même en train de regarder, avec la femme de chambre, leur maître en train de boire son café et de grignoter des biscuits secs, un tel valet n’est effectivement pas vraisemblable. Mais ce valet-là est spécial: il est instruit, il scrute les visages avec la curiosité d’un enfant, il est rêveur. Il rêve de faire des études, d’entreprendre le tour du monde sur une corvette, de contempler un coucher de soleil sur le golfe du Bengale”.

    Au comble du bonheur, la femme vive d'esprit me signalerait une autre incongruité: ”Peut-on raisonnablement imaginer un valet de chambre, à la fin du XIXè, utilisant au moins trois cents mots pour décrire l’aspect physique de son maître: ”épaules étroites, buste long, tempes creuses, yeux d’une couleur indéterminée, sur la tête, les joues et les lèvres une maigre végétation de teinte terne”? Non, c’est tout simplement extravagant!” Tirant nerveusement sur sa longue mèche taillée par un grand coiffeur de la place, elle déclarerait d’une voix haletante: ”Et je te passe la description de la femme de chambre, digne de Maupassant ou plutôt de Balzac, tout ça dans la bouche d’un valet, certes instruit mais tout de même! On ne peut guère y croire à cette fiction, je regrette, même si l’auteur laisse entendre que son valet est un individu qui cherche à assouvir une vengeance. Or Tchekhov nous dit plus loin que son “inconnu” n’est pas un valet mais qu’il se fait passer pour un valet. Il a besoin de ce subterfuge pour dérouler son histoire qui entraînera le lecteur dans des péripéties romanesques peu originales. Ce qui prouve, une fois de plus, qu’un auteur de fiction rencontre toujours des problèmes techniques précis et que l’invention n’était pas la qualité principale de Tchekhov. Pour ce qui est du “Récit d’un inconnu”, il ne faut pas oublier qu’il fut rédigé en 1893. Les lecteurs étaient alors plus indulgents”.

    C’est avec beaucoup d’attention que j’aurais écouté les propos de cette femme, en me disant: “Quelle chance elle a de savoir ce qui est juste et bon en littérature! Et quelle chance j’aurais, si je connaissais personnellement cette femme!”

     

  • Le Misanthrope à La Fusterie

     

    Par Alain Bagnoud

    Le Misanthrope

    Un spectacle à ne pas rater: Le Misanthrope de La Fusterie, par le Théâtre du Saule rieur, mis en scène par Cyril Kaiser.

    Ses atouts: un environnement exceptionnel, un a-priori esthétique fertile, d’excellents acteurs, du mouvement, de la fantaisie, de la vie et une lecture attentive du texte qui fait se déployer la langue de Molière dans un lieu bâti pour accueillir celle, plus austère, de la Bible.

    L’Espace Fusterie, ou le Temple de la Fusterie, comme vous voulez, est un bel endroit classique: colonnades, orgue monumental, solennité des lieux. Le scénographe Roland Deville a imaginé de construire dans son chœur un petit théâtre, le théâtre de Célimène, fermé d’un côté par une image du douanier Rousseau, ouvert de l’autre sur une jungle de plantes.

    La tension entre les styles évoque celle qui oppose les deux personnages principaux de Molière. Alceste, rude, sévère dans sa névrose de pureté, de sincérité, vise à la vérité, à l’explication, à l’isolement fusionnel des amants. Célimène, pleine de joie de vivre, coquette, comédienne, attache à elle tous les cœurs et en jouit.

    Vincent BabelAlceste, c’est l’excellent Vincent Babel, qui joue avec maîtrise des facettes de son grand talent, campe un personnage écorché vif et subtilement comique. Ce n’est pas la moindre réussite de cette mise en scène que d’avoir réussi à réinsuffler de la drôlerie dans ce personnage que Molière jouait en faisant rire, mais qui est devenu, ensuite, l’archétype du romantique pathétique.

    Célimène, elle, est incarnée par Julie Kazuko Rahir. C’est une Célimène comme vous ne l’avez jamais vue. On connaissait le personnage coquet, manipulateur, elle lui rajoute une joie de vivre, un goût de l’amusement, de la fantaisie, et de la clownerie aussi, quand il s’agit d’amuser la galerie des petits marquis. Cette Célimène est très contemporaine: elle utilise son capital sexuel pour ses plaisirs et ses procès. Elle est bouleversante d’intensité et de force quand, face à la prude Arsinoé, elle défend sa soif de bonheur, et poignante à la fin, lorsque les Marquis qui dénoncent sa rouerie l’exécutent socialement.

    Il faudrait citer tous les acteurs, Nicole Bachmann en Arsinoé puissante, orgueilleuse et fragile, Joël Waefler en Oronte irrésistible et touchant, les deux marquis Blaise Granget et Miguel Fraga, beaux, drôles et vifs, les jeunes Jeremy Perruchoud et Frédéric Eberhard en valets amoureux de leur maîtresse.

    Et Philinte (Marc Zucchello), et Eliante (Héloïse Chaubert), très humains tous deux, qui sont les deux seules personnes de l’entourage de Célimène finalement épargnés par la bourrasque, même si Molière ne condamne personne.

    Pour Cyril Kaiser, il n’y a pas dans cette pièce de vertueux purs et de salauds définitifs, à part peut-être les Marquis. Le metteur en scène n’aime pas les parti-pris monolithiques. Dans un travail fin sur les personnages, il donne une chance à chacun, démontre que Molière, finalement, voit dans chacun la médaille et le revers, l’apparence et l’intérieur, et englobe dans son humanité chaque caractère. Kaiser intègre à la pièce tout l’espace de la Füsterie, ses galeries, ses colonnes, son orgue, rythme les actes de morceaux classiques ou de musiques plus contemporaines.
    La mise en scène, baroque, très attachée au texte, recherche le contraste, le
    mouvement, la fantaisie, dans un retour aux sources de l’esprit de Molière. On passe rapidement du rire aux larmes, du solennel au lazzi, du distrayant au tragique. Une réussite.

     

    Espace Fusterie, 18, place de la Fusterie, Genève, jusqu’au 23 octobre 2011, par le Théâtre du Saule Rieur. 19h mercredi, samedi; 20h30 jeudi, vendredi; 17h dimanche; Relâche lundi et scolaires les mardis. Réservations: 079 759 94 28.

    Bande-annonce du spectacle

  • un "héros" de notre temps

     

     

    par antonin moeri

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    Il y a, dans le «Limonov» d’Emmanuel Carrère, une scène émouvante. Après avoir raconté l’enfance, la jeunesse, la vie de voyou d’Edouard Savenko, le fils de Hélène Carrère d’Encausse évoque la vie du Russe émigré à New York dans les années 70. Flanqué d’une très belle femme, Elena, le Russe fréquente la jet qui fascine surtout celle qui préférera se faire enculer par un photographe plus ou moins à la mode. Fou de jalousie, le Russe va boire comme savent boire les Russes.

    Dans un jardin public, il rencontre un jeune black défoncé. Il le suce longuement et dit, comme lui disait Elena au moment d’offrir son cul: «Fuck me». Le black «crache sur sa bite et la lui met». Clochard à New York, c’est un des chapitres les plus romanesque du livre. Car Ed Limonov, le raté des ratés, a toujours rêvé d’un destin héroïque. Pour le moment, il porte des chemises à jabot de dentelles et des bottines à talons bicolores. Il vit dans un hôtel minable exclusivement fréquenté par des noirs toxicos. Avec cette dernière image, on se croirait dans du Koltès, rêve du grand soir compris.

    Après avoir publié un livre qui eut du succès, Ed va rencontrer Jean-Edern Hallier qui vient de créer «L’Idiot international» et qui rameute des plumes brillantissimes: Philippe Muray, Nabe, Patrick Besson, Jacques Vergès, Sollers, Matzneff. Ed deviendra la coqueluche d’une bande de réfractaires que le politiquement correct de la gauche bien-pensante faisait hurler. Il écrira une dizaine de livres (dont l’excellent «Journal d’un raté») que les éditeurs parisiens s’arracheront. Le premier livre qu’il publiera en Russie sera tiré à 300.000 exemplaires. On présentera Ed comme une rock-star littéraire.

    Mais Limonov ne peut se contenter d’une carrière de lettreux à la d’Ormesson, avec prix à la clé, conférences, radios et signatures dans les ambassades et les salons du Livre. Cette perspective le fait gerber. Son destin le conduira près des braseros, en Ex-Yougoslavie, «où des hommes mal rasés réchauffent leurs mains gonflées», où les héros serbes n’hésitent pas à massacrer des populations, à scier les côtes d’un suspect, à violer les filles. Où l’odeur de poudre, de sueur et de mort exalte les tueurs comme la fumée d’un joint ou un litre de slivovica.

    Dans la Russie post-Gorbatchev, où prolifèrent les mafias de toutes sortes, Ed va jouer un rôle parmi les communistes nostalgiques et les nationalistes furibonds. Il va créer un journal et le Parti National-Bolchévik, organiser des meetings où viendront l’écouter des retraités miséreux, «des garçons désoeuvrés, moroses, tatoués qui traînent dans les squares, pâles et vêtus de jeans déchirés», les floués de la perestroïka qui rêvent d’une Russie relevant la tête, retrouvant le lustre d’antan.

    C’est avec quatre de ces paumés au crâne rasé qu’Ed va se rendre en Asie centrale, dans une république qui jouxte le Kazakhstan: une sorte de retraite ou de camp d’entraînement dans un paysage de rêve, sous la houlette d’un vieux hippie adepte du sauna, de la méditation et de la pêche à la truite. Et ce sont ces singuliers «terroristes» que les forces spéciales viennent arrêter à l’aube. Résultat: Limonov, condamné à quinze ans de réclusion, passera quatre ans dans les geôles de Poutine, où il écrira un livre très beau paru chez Actes Sud: «Mes prisons». Il y parle des autres détenus avec une attention, une empathie et une bienveillance qui lui étaient peu communes.

    Edouard Limonov, ce personnage ambigu, pour qui bonté, douceur et abandon sont des qualités de femmelette, qui rêve encore d’un destin héroïque et dont «la vie raconte quelque chose sur notre histoire depuis la fin de la seconde Guerre mondiale», ce personnage on peut définitivement le classer, comme le fait un peu hâtivement Bagnoud, dans la catégorie des minables. Carrère choisit une autre approche. Il décide de laisser sa chance à ce salaud des bas-fonds. Ce qui est sûrement la seule manière de construire un «roman». Un livre fascinant, qui rivalise avec la fiction et se lit d’une traite, vous entraîne dans un vertige et un questionnement, un livre auquel je donne mon adhésion sans réticence.

    PS: Je n’ai pas parlé du rapport qu’entretient Limonov avec la femme, à la fois amante, soeur, pute et muse. Ce chapitre mériterait un article à lui seul.

    Emmanuel Carrère: Limonov, POL, 2011

     

  • Olivier Rolin, Un Chasseur de lions

    Par Pierre Béguin

    rolin80[1].jpgLe roman d’Olivier Rolin, Un Chasseur de lion, appartient à un pan important de la littérature moderne depuis trois décennies: la fiction biographique, ensemble qui repose sur un personnage historique avéré, en l’occurrence «le vaste et rubicond Pertuiset», tour à tour et à la fois chasseur de lions, trafiquant d’armes, aventurier et, accessoirement, ami du peintre Manet. Ces caractéristiques très composites du héros Pertuiset ouvrent les multiples dimensions et registres de ce récit baroque qui se mélangent et se font écho.

    Un peu à la manière de ces romans «archéologiques» qui prennent l’Histoire comme une succession de strates (cf. Claude Simon, Le Jardin des Plantes, ou Jean Rouaud, Les Champs d’honneur), Un Chasseur de lions superpose les époques et les lieux. Au gré des chapitres, nous évoluons au XIXe ou à la fin du XXe, à Paris ou au Chili. Cette superposition spatiale et temporelle confère au texte sa dimension mélancolique par la confrontation des souvenirs (ce qui n’est plus, ce qui a disparu), une mélancolie à la fois propre à la trajectoire personnelle de l’auteur mais qui s’inscrit également dans un rapport à l’Histoire (ce que l’Histoire a raté, ce dont elle n’a pas accouché – par exemple la révolution romantique de 1848). Cette dimension mélancolique n’est qu’un aspect du livre d’Olivier Rolin. Je l’ai dit en introduction, il en comprend bien d’autres qui s’amalgament par des procédés de collage, un type de structure narrative que j’affectionne tout particulièrement.

    Tout d’abord, le héros étant un aventurier, l’auteur y prend prétexte pour réinstaller son roman dans une forme abandonnée par la littérature moderne – le picaresque – mais pour la détourner aussitôt: le récit d’aventures s’inscrit d’emblée dans un jeu de parodie du genre à l’intérieur même de la fiction biographique, tant l’outrance de Pertuiset fait pencher le récit du côté du comique et du satirique.

    Pertuiset est aussi l’ami de Manet. Cet élément biographique fournit prétexte à une réflexion sur l’Art (Manet, c’est l’époque où s’invente l’Art moderne) qui ne se limite pas à la peinture mais s’ouvre aussi sur le roman: comment écrit-on un roman? «l’Art doit se mesurer à tout» même si «le roman ne sait pas tout». Par ces mots, Olivier Rolin reflète bien la conscience contemporaine: la littérature (le roman en particulier) n’est plus le grand Art majeur qu’elle fut au XIXe siècle; mais si elle ne peut pas tout, elle doit néanmoins se confronter à tout.

    Un Chasseur de lions, c’est surtout trois biographies principales – éclatées et incomplètes – qui s’entremêlent et sur lesquelles viennent se greffer des biographies secondaires (par exemple celle du capitaine Rossel, héros français lors de l’invasion prussienne de 1870):

    - La biographie de Pertuiset bien sûr, mélange de Tartarin, de Sancho devenu Don Quichotte mais avec la verve et l’outrance d’un Alexandre Dumas, qui se veut le fil conducteur du récit et sur les traces duquel se lance l’auteur, de Paris au Chili en passant par Lima, comme dans une véritable enquête. Car Pertuiset, comme Edmond Dantès, est en quête d’un trésor inestimable: l’or des Incas. Mais, à l’inverse de Tintin – bien évidemment cité dans le texte –, il ne le trouvera pas.

    - La biographie de Manet, prétexte surtout à un commentaire sur quelques œuvres du grand peintre à l’origine de la modernité artistique.

    - Des éléments autobiographiques donnés dans une sorte d’errance qui n’est pas sans rappeler celle du narrateur de Zone d’Apollinaire (une similitude implicite mais sans doute voulue par l’écrivain). Olivier Rolin est donc bien présent dans son texte (c’est la mode), des bribes de sa vie s’y glissent en filigrane, des souvenirs d’enfance émergent et sa propre enquête sur Pertuiset est mise en scène. Scrupules, souci d’authenticité ou reste d’influences du nouveau roman, l’auteur écrit une aventure et montre en même temps comment on écrit une aventure, se revendiquant ainsi d’une littérature à la fois transitive et intransitive (pour citer Roland Barthes).

    Enfin, la dimension historique qui regroupe pèle mêle plusieurs strates et épisodes: relevons entre autres la Commune, l’invasion prussienne de 1870, la guerre d’indépendance du Chili, la guerre partisane entre les Pardistes et les Echeniquistes au Pérou.

    A tout cela s’ajoutent de multiples anecdotes sur la vie artistique parisienne digne du Journal des Goncourt. Au détour des pages et au fil du hasard, on croise dans les rues de Paris les peintres Whistler, Gauguin ou Courbet, les écrivains Hugo, Zola, Villiers de l’Isle Adam, et pratiquement tous les autres. Et dès qu’on appareille pour l’Amérique latine, ce sont mutineries sanguinaires, coups d’Etat, conquêtes qui se succèdent… Un Chasseur de lions, c’est tout cela et c’est encore autre chose. On ne s’y ennuie jamais, on n’en a guère le temps.

    Tout commence par une description d’un tableau de Manet intitulé Un Chasseur de lions pour lequel l’ami Pertuiset avait servi de modèle, et par cette interrogation de l’auteur: «Pourquoi Manet, "Ce riant blond Manet / De qui la grâce émanait", a-t-il peint ce gros lard?». La suite est une tentative de réponse qui mènera Olivier Rolin et son lecteur jusqu’en Patagonie et dans le Paris du XIXe siècle. Un voyage dans le temps et l’espace à ne pas manquer. Alors n’hésitez pas, il est temps! levez l’ancre sur les traces de Pertuiset!

    Olivier Rolin, Un Chasseur de lions, Editions du Seuil, 2008