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  • Emmanuel Carrère, Limonov

    Par Alain Bagnoud

    Emmanuel CarrrèreCarrère (1957- ) écrit sur Limonov (1943- ).

    Ils se sont connus dans les années 80 à Paris après que Limonov a publié Les poètes russes préfèrent les grands nègres, quand il était un jeune écrivain branché qui collaborait à L’Idiot international de Jean-Edern Hallier, passait chez Ardisson, s’habillait avec des vareuses de l’armée rouge...

    Il a eu une trajectoire agitée, Edouard Limonov. Fils de tchékiste du KGB, successivement petit voyou russe, poète, star de l’underground soviétique, clochard à New York, valet de chambre, écrivain branché parisien, guerrier pro-serbe, fondateur et directeur d’un parti d’extrême-droite russe, le Parti national-bolchévique.

    Carrère l’a choisi comme sujet de cette biographie-roman parce qu’il pense que son destin révèle quelque chose sur l’Histoire. Il a raison.

    Limonov, hanté par l’idée de devenir un héros, s’est collé à beaucoup d’événements importants du dernier demi-siècle. Dans le livre, il sert d'illustration à plusieurs moments historiques. Sa vie éclaire le communisme soviétique, le libéralisme US, la guerre des Balkans, la Russie elstinienne ou le système Poutine.

    C’est cette fonction de révélateur, les anecdotes autour de cette trajectoire, l’écriture de Carrère aussi, vivante et maîtrisée, qui rendent le livre palpitant. Il est ambigu aussi.

    En le lisant, on ne peut qu’admirer l’énergie d’Edouard Limonov, sa vitalité, son désir accompli d’être toujours du côté des plus faibles, pas par Edouard Limonovcompassion, plutôt par une sorte de haine contre ceux qui sont au-dessus de lui, qui lui bouchent le passage, lui qui voudrait être tout en haut. Carrère lui-même montre de la fascination et une sorte de jalousie pour ce destin, sentiments qui refluent parfois devant une horreur de bien-pensant pour les positions et les actes de son héros. Mais de manière générale, il suspend son jugement, dit-il, ne tranche pas la question de savoir si Edouard est un salaud ou un type admirable. Malgré tout, on est amené globalement à trouver que Limonov est un grand homme.

    Mais il y les vidéos sur youtube. Je vous mets ci-dessous celle où on voit notre Russe écouter respectueusement Karadzic devant Sarajevo. Le moment intéressant, qui a d’ailleurs fasciné Carrère, est celui où Limonov tourne autour d’une mitraillette et finalement s’installe pour lâcher des rafales sur Sarajevo. Qu’il ait visé des civils ou qu’il ait tiré en l’air, comme il se justifiera plus tard, a certes une importance cruciale.

    Mais ce qui ressort surtout de ces images, c’est que ce type qui s’est voulu un héros toute sa vie, un surhomme, un dominant, donne l’image d’un petit gamin admiratif fasciné par la puissance et les outils de morts: un type finalement assez minable.

    Emmanuel Carrère, Limonov, P.O.L.

  • de sang froid

     

    par antonin moeri

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    Quand j’ai entendu à la radio qu’une voiture piégée avait tué huit personnes à Oslo et qu’un jeune homme en avait tué soixante-neuf autres sur l’île d’Utoya, j’ai retenu mon souffle. Comme chacun, j’ai songé aux victimes de ce massacre innommable, mais mon attention se porta ensuite sur le tueur: un blond de trente-deux ans aux yeux bleus, ambitieux et optimiste, créatif et pragmatique, doué et déterminé, d’une intelligence exceptionnelle et parfaitement intégré socialement, qui prépara pendant deux ans et dans les moindres détails cet acte d’une barbarie que les belles âmes voudraient révolue.

    Me suis alors dit que les médias offriraient une explication de cette tuerie qui ne me satisferait pas. Seul un romancier de talent, me dis-je, pourrait raconter cette «folie»-là. J’ai songé à Norman Mailer, Truman Capote, Dostoïevski, Emmanuel Carrère. J’ai surtout voulu lire «Le journal d’Edith» de Patricia Highsmith qui s’est intéressée au naufrage d’une journaliste de gauche et à Cliffie, son fils aboulique, déscolarisé et violent, qui va peu à peu se transformer, au fil des pages, en un monstre capable de tuer.

    Comme les pédagogues bien intentionnés, Edith recherche constamment chez son fils les actes plus ou moins méritoires qu’on pourrait mettre à son actif. Elle n’aime pas le «réel» et préfère la fuite dans l’imaginaire. Elle va imaginer son fils faisant une carrière d’ingénieur, épousant une fille ravissante, élevant une fillette chou chou. Or il lui arrive tout de même de constater chez ce fiston des comportements singuliers: il essaie d’étouffer la chatte sous l’édredon, il se jette un soir de Noël dans le fleuve, il adore les films d’horreur, il se masturbe dans ses chaussettes que maman s’empressera de laver, il passe ses journées devant la télé en buvant de la bière ou du scotch, il échoue systématiquement aux examens, il participe à un viol collectif, il déteste qu’on le critique, il colle son oreille contre les portes pour surprendre les conversations et donner libre cours à une paranoïa grandissante.

    Et voici que le père de Cliffie, succombant au démon de midi, quitte le domicile pour aller s’établir avec une jeune et pulpeuse secrétaire. Cliffie prend peu à peu sa place. Comme sa mère déteste les conflits et préfère se réfugier dans une chambre pour rédiger des articles édifiants ou sculpter des bustes, Cliffie n’a aucune peine à imposer sa loi. Quant au vieil oncle de l’ex-mari qui refuse d’aller en maison de retraite et ne quitte plus son lit, il développe chez Edith et Cliffie un sentiment de haine: après une première tentative d’assassinat, Cliffie mettra fin aux jours de George en lui faisant avaler un mélange de codéine, d’aspirines et de somnifères. Pressentant la manoeuvre et désirant cette mort de toute son âme, Edith attendra de longues heures avant d’appeler un médecin. Après la levée du corps, Cliffie boit triomphalement une tasse de scotch. Heureux, il propose de nettoyer la chambre du défunt. Son sourire je-m’en-foutiste plaît tellement à sa mère qu’elle décide de le protéger, quoi qu’il arrive. Sur quoi les deux complices se jettent sur un flacon de scotch. Lorsque Cliffie allumera son transistor, elle se surprendra à aimer cette musique pop qu’elle avait toujours détestée. Pour la première fois de sa vie, Cliffie fera de l’ordre dans sa chambre et offrira ses services pour repeindre la maison.

    Dans son journal, Edith imagine que son fils, désormais grand ingénieur, va de succès en succès, flanqué d’une ravissante épouse au visage pâle, aux yeux marron. Elle tricote pour leur bébé un manteau blanc. Comme la réalité (Cliffie travaille occasionnellement dans un bar) ne correspond pas à son fantasme, elle sculpte un buste du fiston et continue d’écrire le roman du fils qui travaille au Koweit, grimpe dans la hiérarchie et travaille à de vastes projets de barrages et d’irrigation. Or le vrai Cliffie, les gens le considèrent comme l’idiot du village. Elle, Edith, les gens la considèrent comme une cinglée qui devrait consulter. Et le 5 avril, jour où elle doit recevoir son ingénieur de fils, l’épouse de celui-ci et leurs deux enfants, c’est un médecin qui débarque pour donner à Edith les adresses de psychiatres. Elle ressent cette visite comme une intrusion et se tue en chutant dans l’escalier.

    La trajectoire de Breivik n’est pas celle de Cliffie, mais le naufrage que décrit Highsmith pourrait ressembler à celui de Breivik. Un père absent, ignorant totalement l’existence d’un fils qu’il voit comme un dangereux serpent, a une fonction dans l’histoire de ces deux personnages, l’un fictif, l’autre réel. Et pour raconter l’effrayante épopée du tueur d’Oslo, il me plaît d’imaginer Patricia Highsmith dans une prison de haute sécurité en Norvège, posant des questions au blondinet qui s’est retranché du monde pour réaliser son «idée».

    Patricia Highsmith: Le Journal d’Edith, Livre de Poche, 1992

     

  • Jacques Périer, Le Sourire de Pan

    Le dieu Pan, le saviez-vous, n’est pas mort.

    Dieu de la nature, protecteur des bergers, des troupeaux, dieu unique de l’orphisme, il hante encore les campagnes, court le monde et habite le roman de Jacques Périer, Le Sourire de Pan (Editions de l’Aire).

    « Musicien ultime », « dieu de la vie », il est le fil rouge de ce livre d’aventures, libre, imprévu, érudit, qui raconte finalement une quête musicale vers le son ultime, l’harmonie complète, la « musique des sphères » dont parlent Platon, Cicéron et Pline l’Ancien.

    Georges Safran, jeune chercheur américain, arrive dans un monastère perdu au nord de la Grèce pour y poursuivre ses études de musicologie. Il prépare une thèse sur la genèse de la musique sacrée byzantine et ses relations hypothétiques avec les musiques hellénistiques et antiques. Les anciens manuscrits du monastère doivent lui fournir de la matière.

    Tout ça serait très sérieux si le dieu Pan ne le repérait pas, et ne le lançait pas vers la fraternité humaine, le charnel et le spirituel.

    Dans Le Sourire de Pan, on suit donc Safran en Grèce, puis à la bibliothèque du Vatican, puis aux confins de la Chine, à travers le Triangle d’Or à la recherche d’un monastère perdu dans les montagnes, dont les moines, flûtistes comme Pan, cherchent justement cette musique des sphères.

    Jacques PérierA cette histoire s’en mêle une autre.

    Safran découvre et traduit le manuscrit d’un aventurier byzantin du XIIème siècle, Michel Panourianos, qui est capturé par des pirates maures, gagne leur confiance, entreprend des expéditions à Oman et Yaman, visite Constantinople, Trézibonde... Le texte de Panourianos fascine Safran parce que, hanté aussi par une quête de sagesse, le byzantin évoque également l’harmonie, et notamment un chantre qui cherchait lui aussi la note ultime, autre indice utile à notre chercheur.

    Constituant un puzzle à la narration souple, Jacques Périer, grand voyageur, passionné de musique, unit tous les éléments dans une quête qu’on devine autant personnelle que littéraire.

    Malgré ses nombreux éléments, le Sourire de Pan est tout à fait homogène. Certes, j'avoue m'être quand même un peu perdu à la fin, dans les montagnes de la Chine, mais ne boudons pas notre plaisir. Ce n’est pas si souvent qu’on rencontre un livre original, bien documenté, suivi, en plus, par une bibliographie costaude et une discographie qui permettra aux amateurs de s’initier à la musique traditionnelle byzantine, grecque, balkanique, tzigane ou chinoise.

     

    Jacques Périer, Le Sourire de Pan, L’Aire

     

    Yves Uzureau, Le Grand Pan, Intégrale Brassens 2010. Accompagné par Gilles Qutin et Anne Gouraud, dimanche 24 octobre 2010,

  • L'odyssée amoureuse de Serge Bimpage

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    par Jean-Michel Olivier

    On voyage beaucoup avec les livres de Serge Bimpage. Dans l'espace comme dans le temps. Après Pokhara*, qui racontait les retrouvailles de deux amis partis faire un trekking au Népal, voici Le Voyage inachevé**, un roman ample et profond qui emmène le lecteur faire le tour du monde, sur les pas du héros, Anteo, et de sa dulcinée, joliment prénommée Nomia. On voit que, chez Bimpage, tout se joue déjà dans le nom des personnages qu'il met en scène, prédestinés à ne jamais se comprendre. À se poursuivre sans se trouver.

    Anteo mène une vie trop tranquille à Genève où il dirige une galerie de peinture. Il est marié à Solange, une femme énergique et solide, qui a su « le mettre au pas ». Il a beaucoup rêvé d'horizons lointains, « incapable de se construire une vie héroïque dans ce foutu pays qui non seulement n'a pas d'histoire, mais la subit ». Il a beaucoup roulé sa bosse avant de revenir s'installer dans sa ville, d'ouvrir sa galerie et de vivre auprès de Solange. Dans ce bonheur un peu trop calme, Anteo reçoit un jour un message de Nomia, une femme qu'il a aimée et avec qui, vingt ans plus tôt, il est parti, sac au dos, faire le tour du monde. Nomia est de retour. Elle propose de lui rendre le journal de bord qu'Anteo a tenu lors de ce fameux voyage, qu'on pourrait dire initiatique. Anteo est troublé. Il ne sait s'il doit (ou non) revoir Nomia. En attendant ces improbables retrouvailles, il revisite son passé, avec un luxe de détails (car sa mémoire est féconde). Il cherche à déchiffrer le mystère de Nomia. Pourquoi sont-ils partis ensemble ? Et pourquoi, au milieu du voyage, la jeune femme l'a-t-elle quitté ?

    Retournant, par la mémoire, sur les lieux du voyage (certains paysages sont âpres et obsédants ; d'autres sont toujours enchantés), Anteo ne tarde pas à s'interroger sur le sens de sa propre vie. Tout se passe, remarque-t-il, comme s'il était toujours dehors. images.jpeg« Au bord de lui-même. Ne se penchant sur son moi que par incidences hasardeuses et dans la crainte d'y tomber. » Le récit nostalgique vire alors au voyage intérieur. Et l'on n'est pas surpris, dans cette odyssée amoureuse, de retrouver la figure familière d'Ulysse. Se consolant, ici, du départ de Nomia dans les bras de la belle Calypso. Ou, là, cherchant à échapper au charme des sirènes ou à l'appel de Circé.

    Ce voyage mémoriel se double, dans le livre de Bimpage, d'un voyage « réel », puisque le héros, accompagné de Solange, son « ange gardien », décide de partir pour le Cambodge. Un voyage recouvre l'autre comme un palimpseste. Les images surgissent, au gré de la mémoire, parfois réelles, parfois réinventées (car nous inventons bien souvent notre passé). Paysages, virées en mer, visages de femmes : le narrateur est pris dans un tourbillon de souvenirs qui l'empêchent de vivre le présent. Bimpage évoque admirablement cette foule disparate et muette, surgie du passé, qui hurle et veut sortir de l'ombre. Il est quelquefois dangereux d'exhumer des souvenirs…

    Nomia ou l'empreinte de l'amour : tel pourrait être le titre du livre de Serge Bimpage — s'il n'était déjà le titre d'un autre livre du même auteur ! Qui poursuit, ici, son interrogation sur les pouvoirs de la mémoire, le désir d'ailleurs, l'empreinte torturante du premier amour. Dans le Voyage inachevé, Bimpage creuse ces thèmes, au risque de s'y perdre. Mais c'est la force des bons écrivains d'oser poser de telles questions. Et de tenter, par le roman, d'y répondre.

    * Serge Bimpage, Pokhara, roman, L'Aire, 2006.

    ** Le Voyage inachevé, roman, L'Aire, 2011.

     

  • Roman ou non?

     

    par antonin moeri

     

     

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    La différence entre Simenon et Nabe : l’un disparaît devant ses personnages pour les faire exister, l’autre occupe tellement l’espace que ses personnages peinent à exister. Personnages réduits à des tics langagiers, comme la fille qui traverse les 700 pages de « L’Homme qui arrêta d’écrire » en terminant toutes ses phrases par « non, je rigole ». Au début le procédé fait rire. Puis, il fatigue. Les discours de tous les personnages sont articulés dans une même langue, rapide et dégraissée, habile et gouailleuse, mimant le sabir contemporain des djeunes branchés, celle que Nabe a mise au point et qui est la même lorsque son narrateur prend la parole. Ce sont alors des considérations de donneur de leçons sur la société occidentale actuelle, sa décadence et sa monstruosité, la fin de l’art, de la musique et de la littérature, le règne incontestable de la laideur et du kitch, de l’arrogance et du vide.

    Il y a des pages drôles dans ce livre : quand par exemple le narrateur, poussant un landau contenant un bébé, traverse les salons du Train Bleu où l’on remet à un auteur transgressif le Prix de la plus belle langue française, celle qu’on a coupée sur un malade qui vient de mourir et qu’on a trempée dans un bain d’acétone et que Beigbeder vient embrasser dans un élan juvénile. C’est alors un défilé de tous les auteurs parisiens qui occupent le devant des estrades et ne sont, selon le narrateur qui surplombe la scène, que les figurants d’une farce grotesque. Ainsi Sollers, que Nabe admirait et qui défendit avec quel enthousiasme « Au régal des vermines », nous est-il présenté comme un vieux tocard « grossi, aigri, la peau rougeaude, les dents tordues jaunes et noires », un insupportable poussah qui « a donné des leçons de stratégie à tout le monde et qui s’est avéré pour lui-même le pire des stratèges », qui a choisi l’enfer des médiocres et qui nage voluptueusement dans ces eaux troubles comme un poisson pourri.

    Il y a du règlement de comptes dans ce pavé et le lecteur comprend vite que Nabe aligne les strophes du : C’était mieux avant, à l’époque de Hara-Kiri et de Charlie Hebdo, quand on savait rire et critiquer, quand on reconnaissait la bonne musique, le bon jazz etc. Et pourtant, on poursuit la lecture, comme si on lorgnait par le trou d’une serrure pour suivre en se tortillant un spectacle hallucinant, celui qu’offrent les animateurs télé, les starlettes éphémères, les écrivains de plateaux de télé, les couturiers myopes et les people de « Voici » se croisant dans un club échangiste. Ce qui retient l’attention, ce sont la méchanceté et l’agressivité de l’auteur, excellent acide pour l’écriture.

    Mais cela suffit-il à faire un roman ? On a plutôt affaire à une chronique mondaine désabusée qui ferait suite aux interminables tomes du Journal de Nabe et dont on ressort, non pas épuisé, mais un peu agacé. On songe alors aux 80 pages que Simenon consacre à l’agonie de sa mère et dont on se dit : Je n’ai jamais été à Liège, je n’ai pas connu cette mère ni sa maison et, cependant, j’ai l’impression d’y avoir été, dans cette chambre d’hôpital où la dame s’éteint et dans la maison où elle a vécu. C’est peut-être cette posture devant les personnages qui distingue le romancier du non-romancier.

     

    Marc-Edouard Nabe : L’Homme qui arrêta d’écrire

    Georges Simenon : Lettre à ma mère, Livre de poche.

     

  • Michel Vinaver, 11 septembre 2001

    Par Pierre Béguin

    Vinaver2.PNG«Je pense que, aujourd’hui, on ne peut pas comprendre le monde, notre relation au monde, par le tragique.» Cette phrase de Michel Vinaver m’est revenue en mémoire durant les multiples commémorations du 10e anniversaire des attentats du 11 septembre 2001, notamment lors des nombreuses diffusions sur toutes les chaînes de télévision de reportages qui insistaient parfois un peu lourdement sur la pathos et le tragique des événements, là où l’on aurait souhaité peut-être davantage de recul.

    La pièce de Michel Vinaver, 11 septembre 2001, écrite dans les semaines qui ont suivi les attentats – ou plutôt composée, devrais-je dire, comme un montage de phrases récupérées ça et là dans les médias – semble effectivement évacuer la dimension tragique de l’événement. Le chœur n’a pour fonction que de faire entendre inlassablement l’importance du bruit américain qui continue en arrière-plan du drame, de souligner le cynisme du système financier et l’omniprésence des slogans publicitaires. Quant aux deux chefs, ils n’incarnent pas des héros mais des personnages communs, des sortes de marionnettes conditionnées par leur dogme respectif. Bush et Ben Laden, réunis le temps d’un faux dialogue en contrepoints et similitudes qui frisent le grotesque, n’ont rien d’Achille et d’Hector, et leur pseudo croisade n’a pas la grandeur de la guerre de Troie. La dimension du mal est inexistante, si ce n’est dans le discours stéréotypé des deux chefs. Elle n’est en réalité que manifestation de violence sauvage à laquelle répond une même violence sauvage. Quant aux personnages, hors de toute dimension psychologique, et même s’ils empruntent leur nom à des hommes et des femmes «réels», ils s’apparentent à des fragments de voix désincarnées qui font sourdre le chaos angoissant des attentats. Le seul personnage, en fait, c’est le système économique, personnage caricatural dont l’unique caractéristique est le cynisme. Le monde moderne semble avoir tué tous les ingrédients du tragique antique. Même si le 11 septembre 2001 de Vinaver s’inscrit dans la tradition de Les Perses d’Eschyle, en posant la question de cette dimension particulière de la vie politique que l’on nomme événement, et en tenant en contrepoint, ou en écho, les rapports que peuvent entretenir le Pouvoir et le peuple, elle souligne à l’évidence que l’aube du 21e siècle est le crépuscule des héros, que les humains ne sont plus que des rouages souvent sacrifiés sur l’autel d’un système inhumain.

    Que reste-t-il donc? Dans la vision de Vinaver, l’éviction du tragique livre l’espace théâtral à l’ironie exclusivement. Mais comment traiter de l’ironie, voire de la drôlerie, dans une pièce au sujet essentiellement dramatique sans tomber dans le mauvais goût? L’ironie, ici, ne touche pas les personnages, elle ne s’inscrit pas dans leurs discours, leurs témoignages ou leurs répliques, elle se situe essentiellement dans les jointures des discours, dans les rapprochements ou les collusions qui détournent le sens des propos (notamment dans le faux dialogue entre Bush et Ben Laden), dans les accidents du texte, les trous, les pannes dans les dialogues, les surgissements incongrus de rimes ou les témoignages entrecoupés. Elle est avant tout décalage entre ce qui est attendu et ce qui se produit réellement, dans le langage comme dans les faits rapportés (par exemple dans l’anecdote du laveur de vitre du World Trade Center, rescapé miraculeux alors qu’il était particulièrement exposé à recevoir le Boeing sur la figure, ou plus généralement lorsqu’un «rouage» ne fait pas ce qu’on attend de lui).

    En ce sens, l’ironie, véritable ciment des répliques, est constitutive du texte, elle lui est en quelque sorte consubstantielle. Si on l’enlève, la pièce s’écroule aussi sûrement que les «Twin Towers». Elle montre surtout que le montage de Vinaver, provenant de la lecture de la presse quotidienne américaine dans les semaines qui ont suivi les attentats (et traduite par l’auteur), pour facile qu’il pourrait paraître à certains, est en réalité un minutieux travail sur la langue où les phrases s’enchaînent les unes aux autres selon une organisation musicale proche «de la cantate ou de l’oratorio» (dixit l’auteur), avec alternances de parties chorales et solistes. C’est bien par l’ironie et non par le tragique, semble dire Vinaver, que l’on peut aujourd’hui «comprendre notre relation au monde».

    Pour celles ou ceux qui voudraient découvrir cet événement sous un angle différent, plus complexe, moins réducteur que les habituelles interprétations manichéennes qui divisent le monde en axes du mal et du bien:

    Michel Vinaver, 11 septembre 2001, Edition de l’Arche

    A voir aussi jusqu’au 23 septembre à Pulloff, Lausanne, Rue de l’Industrie 10, sur une mise en scène d’Yvan Walther, texte déclamé par François Florey.

  • Ian McEwan, Expiation

    Par Alain Bagnoud

    Ian McEwan ExpiationC’est un roman victorien, a-t-on dit. A l’esthétique victorienne. Paru en 2001, il raconte en trois volets la formation d’une romancière, ses manipulations et les distorsions qu’elle apporte à la réalité.

    C’est elle qui écrit le livre, ce que l’on comprend à la fin – le récit est à la troisième personne.

    En 1935, durant la canicule, la jeune Briony, 13 ans, décidée à devenir écrivain, surprend sa sœur Cécilia avec Robbie, le fils de l’employée de la maison. C’est une scène qu’elle ne parvient pas tout à fait à s’expliquer.

    Mais mêlant le snobisme social, la crainte de la sexualité, le désir d’interpréter le monde, elle dénonce faussement Robbie comme l’auteur d’un viol qui a lieu le soir même.

    Deuxième partie: au début de la guerre. Robbie sorti de prison est devenu soldat en retraite vers Dunkerke, Cécilia a coupé les ponts avec sa famille et travaille comme infirmière. Briony la retrouve et annonce qu’elle veut retirer son témoignage, ce qui, comprend-on, sera quasiment sans effet.

    Ian McEwan La troisième partie est une sorte de post-scriptum aux deux premières. En 1999, Briony explique qu’elle vient de terminer ce roman, lui donne une conclusion, évoque ce qui est arrivé postérieurement aux personnages et explique quels gauchissements de la réalité elle a assumés et pourquoi.

    C’est du beau boulot, mais à la pâte un peu épaisse à mon goût. Je préfère le McEwan plus vif, plus tourné vers l’humour noir de Solaire, par exemple, ou plus contemporain de Samedi.

    Ian McEwan, Expiation, folio

  • Un chien ne fait pas le bonheur

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    par Jean-Michel Olivier

    Intituler son livre Best-seller*, il fallait oser! Et Isabelle Flükiger — l'une des plumes les plus libres et impertinentes de la littérature romande — l'a osé, dans un conte à la fois tendre et drolatique.

    Petit rappel : Isabelle Flükiger (née en 1979) a déjà publié trois livres, fidèlement chroniqués sur ce blog : Du Ciel au ventre **, Se débattre encore *** et L'Espace vide du monstre****. Si le premier racontait les tribulations érotiques d'une jeune femme en rupture, qui va s'éclater à Paris avec une copine délurée, le second montrait une autre facette, plus philosophique, de la jeune écrivaine fribourgeoise. Quant à L'Espace vide du monstre, il faisait se croiser plusieurs destins, fragiles, inaccomplis, chacun lançé dans une course au bonheur un peu désespérée.

    On retrouve ces thèmes, bien sûr, dans Best-seller. En particulier ce vide qui menace d'engloutir à chaque instant les fragiles personnages de ce roman, qui ressemble à un conte. Un prof contesté, voire méprisé, par ses élèves. Une jeune femme travaillant pour une galerie de peinture, menacée, quand la « conjoncture » est difficile, de perdre son emploi. Et Saïd, un requérant d'asile kurde, vivant dans l'angoisse d'être renvoyé en Turquie.

    Voilà pour l'arrière-fond du roman. Mais il manque le personnage principal. Un petit animal au pelage noir et blanc (comme un livre), vif et indiscipliné, qui déboule un jour dans la vie passablement routinière du couple que forment Mathieu et sa jeune amie. Sans crier gare, Gabriel (c'est le nom du chienchien), comme dans un jeu de quilles, vient tout bouleverser. Est-ce un signe du Destin ? Un coup de chance (ou de malchance) ? Gabriel est-il cet ange qui vient apporter la bonne nouvelle, et permettre enfin au couple plan-plan de sortir un peu du vide dans lequel il s'enlise (sans en être conscients) ? C'est la force (impertinente) du roman d'Isabelle Flükiger de poser ces questions. Sans lourdeur. Ni prétention.

    Un chien perdu, puis adopté, peut-il sauver ses nouveaux propriétaires, surtout quand ils sont jeunes et « pleins de promesses » ? Peut-il leur insuffler cette soif de liberté qui manque si fort à leur existence ? Toutes ces questions prolongent, en quelque sorte, celles initiées dans le livre précédent d'Isabelle Flückiger. Mais ici elles sont admirablement posées. Avec ce zest d'humour et de dérision qui les rend plus profondes. Incontournables, comme on dit. Il y a de la légéreté et du désespoir, de l'ironie et de la douleur, dans ces pages qui filent à la vitesse du plaisir qu'on en éprouve à la lecture. Parfaitement construit, tenu d'un bout à l'autre, écrit dans une langue à la fois souple et précise, Best-seller mérite bien des éloges. Et même le titre qu'il porte.

    * Isabelle Flückiger, Best-seller, éditions faim de siècée, 2011.

    ** Du Ciel au ventre, roman, l'Âge d'Homme, 2003.

    *** Se débattre encore, roman, l'Âge d'Homme, 2004.

    **** L'Espace vide du monstre, roman, édition de l'Hèbe, 2007.

     

  • Dévorer l'azur

     

    par antonin moeri

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    Le mot anglais «ballast» fut emprunté au moyen bas allemand. Depuis le 19e, il est utilisé pour désigner les pierres concassées que l’on tasse sous les traverses d’une voie ferrée. C’est un mot qui me donne le frisson, qui ouvre l’imaginaire sur des continents à dévorer, des mondes à étreindre, des restes d’adolescent pulvérisé par un direct. Neal Cassady, de la génération «beat» (pulsation du coeur), s’effondre le long du ballast, au Mexique, à quarante-deux ans, avant de mourir dans un hôpital. Ce mot «ballast», qui claque dans la nuit comme le cran de sûreté d’un couteau ouvert tout à coup, ce mot est choisi pour donner le titre à un texte bebopement pulsé. Celui de Jean-Jacques Bonvin, qui vient de paraître aux éditions ALLIA.

    Quatre individus en sont les héros. Trois sont connus: Jack Kerouac, Allen Ginsberg, William Burroughs. Le quatrième l’est peu sinon pour avoir inspiré le personnage de Dean Moriarty dans «Sur la route»: Neal Cassady. Or c’est Neal Cassady, qui a connu la délinquance avec son père et fréquenté les maisons de correction, c’est «l’aventure en personne» qui fascine Jean-Jacques Bonvin. En plus d’être beau, Neal est fou: il y a dans son regard «quelque chose qui inquiète comme la description d’un suicide». Il vole des voitures qu’il conduit à tombeau ouvert, il fume des joints et bosse comme cheminot. Kerouac lui dit Ecris. Il essaie: son enfance, «son père dans la nuit noire et les injures, les coups, la ruine, l’alcool mauvais». Or le texte s’écrira ailleurs, sur les machines de Jack et Allen. Neal pénètre sa femme vite et brusquement avant qu’elle ait pu s’abandonner. Il avale des amphétamines «pour ne pas s’endormir sur le rail». Sa femme fait l’amour avec Jack. Elle surprend un jour Neal et Allen, «l’un dans l’autre, Allen en Neal».

    C’est comme si Neal cherchait l’étourdissement, un dérèglement de tous les sens, le délabrement du système nerveux. Le LSD y contribuera. Durant vingt ans, il aura «filé sur des routes identiques à elles-mêmes, dans des lieux toujours semblables, le néon, l’entrée, le bar, les tables, la danse, le stroboscope, la tête énervée par l’alcool et la benzédrine, les femmes qui meurent d’ennui en souriant comme des stars avec des jambes de stars (...) la sortie, la voiture ou le motel, le néon, l’entrée du motel, la réception triste, la porte de la chambre, le lit qui bien sûr grince».

    C’est le livre entier qu’on voudrait citer, un livre porté par une écriture si belle, si précise, qui refuse tout laisser-aller, toute complaisance, toute familiarité avec le lecteur, toute comparaison prévisible, une écriture que l’auteur cisèle patiemment pour raconter une épopée, celle de la beat generation, et le naufrage du personnage sans doute le plus intéressant romanesquement, celui qui n’a pas eu droit aux douces caresses des sunlights.

     

    Jean-Jacques Bonvin: BALLAST, éditions ALLIA

     

  • Respect des principes

     

    par antonin moeri

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    Armand qu’il s’appelle mon copain. Il a séjourné quelques semaines en Californie. Il vient de rentrer. Il m’a raconté qu’un soir, il fut invité chez un type tout à fait sympa. Genre sportif, cadre dans une entreprise maraîchère, aimant les femmes et les bons vins. Au cours de la soirée dans un jardin bien entretenu, le type sympa montra à ses invités, sans doute pour se vanter, une série de photos sur son smartphone.

    • Là, vous voyez, ce sont des latinos mais l’autre soir y avait des blacks, j’vous dis pas la partouze.

    Armand reconnut sur une image deux petites blondes qu’il avait croisées en tenue très légère près du quartier chaud.

    • Mais je les reconnais ces deux. Tu passes des soirées avec des putes?

    Le type sympa devint pâle et, s’étant levé après avoir jeté sa fourchette sur la table, changea de ton.

    • Ecoute, mon ami, ce ne sont pas des putes les filles qui viennent ici. C’est pas parce qu’elles ont trente ans et qu’elles sont super mignonnes que tu vas cracher ton venin de petit Suisse frustré. L’une travaille dans une boutique de mode, l’autre dans la pub, elles sont bien élevées et elles ont le droit de faire une partouze où et quand elles le veulent. Jamais, tu entends bien, jamais une pute ou une fille de ce genre ne foulera mon gazon, t’as compris, jamais!!!

    Sidéré, Armand voulut s’excuser, mais l’explosion de voix fut si violente qu’il préféra se taire.

    - Tu vois, me dit-il avec un demi-sourire, le puritanisme a encore de beaux jours devant lui.