Fête des pères (25/12/2022)

Par Pierre Béguin

«Inquiéter, tel est mon rôle», professait André Gide.

Inquiéter, et non pas rassurer. Inquiéter, c’est-à-dire aller à rebrousse-poil de ce qui est donné comme des évidences, à contre-sens de la pensée dominante, à contre-pied des croyances officielles. Insister sur ce qui pourrait opposer l’auteur à ses lecteurs. Quitte à prendre des risques.

Dans un contexte hyper formaté où écrire un livre mettant en scène un personnage féminin violé et violenté, de préférence par la figure paternelle, semble vous assurer la frénésie médiatique et le succès populaire – preuve en est: Netflix s’est résolument inscrit dans cette voie –, inverser les rôles de l’agresseur et de l’agressé relève de la croisade inconsidérée. Plus la pensée est manichéenne, plus elle est confortable. Et personne n’aime à être bouter hors de son confort, à plus forte raison celui que procurent paresseusement opinions ou croyances figées.

C’est pourtant le risque que prend Jean-Michel Olivier dans son dernier roman. Le titre tout d’abord: Fête des pères ne s’entend pas comme la commémoration annuelle des géniteurs mais, dans son sens contraire, comme l’expression des mauvais traitements qui leur sont réservés et que l’air du temps, qui ne souffle résolument que dans un sens, s’évertue à chasser de notre entendement. Une grande majorité d’hommes ayant subi les affres du divorce pourraient en témoigner, si tant est qu’on leur donne la parole. Sauf qu’on la leur donne rarement.

C’est précisément l’objectif que s’est fixé Jean-Michel Olivier dans son dernier roman qui vient de paraître aux éditions de l’Aire et Serge Safran: mettre en scène ces pères à temps partiel, ces pères du dimanche qu’on reconnaît au premier coup d’œil autour des bacs à sable «pas rasés, vêtus sans élégance, mal dans leur peau», «condamner à aller de l’avant sans jamais regarder en arrière, comme Orphée remontant des enfers», et s’en faire l’avocat puisque personne, ou presque, ne s’en préoccupe.

Plaidoirie contre plaidoirie? Peut-être. Mais l’auteur a la sagacité de souligner des évidences qu’on a longtemps voulu ignorer. Et d’abord que la balance du divorce, depuis des décennies, penche manifestement en faveur des femmes auxquelles fut attribué le rôle avantageux d’éternelles victimes, avec la panoplie de dédommagements consubstantiels à ce statut, aux dépens des hommes, éternels coupables devant le juge. «Ou plutôt la juge, puisque dans ces affaires de séparation, 90 % des juges sont des femmes. Autant dire que l’affaire est réglée avant même d’avoir été traitée...».

Et si d’aventure le pauvre type «ne sait pas résister à une paire de nichons», les coups de foudre deviennent très vite des coups de fusil qui le laissent exsangue à la fin du mois avec son plat de pâtes pour unique compagnie, «condamné, après deux divorces et trois pensions alimentaires, à travailler comme une mule pour faire tourner le manège» et, parfois, à ne voir sa progéniture qu’un week-end sur deux «quand Madame est d’accord».

Quant aux femmes de cette fête des pères, à commencer par l’héroïne – Leslie, une journaliste américaine démocrate et féministe –, elles ressemblent davantage à des Gorgones qu’à des victimes. Telle cette Mathilde, flexitarienne avant de se convertir au véganisme, que le héros a croisé à la piscine et qui nous vaut un savoureux portrait: «Mathilde écrit des livres pour enfants et des romans pour adultes. Ce sont souvent les mêmes. Des livres bourrés de bons sentiments, toujours en phase avec l’actualité. Des livres dopés à la moraline. C’est une femme de son temps. Son rêve serait de réécrire ces affreux contes de fée – sexistes, machistes – de notre enfance afin qu’ils ne choquent plus les oreilles innocentes. Elle aurait pu avoir une vie heureuse et insouciante, mais elle a choisi d’être une victime (…) Les victimes ont besoin d’un bourreau. Elle se vengera de moi dans un roman où je serai un fils de pute, un prédateur affreux, un acteur sur le retour à la queue flasque».

Des Gorgones qui entendent aussi modeler l’homme nouveau (qui doit rester un homme, certes, mais pas trop: «ni macho, ni trop blanc, ni trop mâle, ni trop libre»), à l’image de Russ, le nouvel amant de Leslie, véritable fée du logis: «Il cuisine, il fait briller les casseroles, il met la table, il passe l’aspirateur, il ravaude, il répare, il tricote, il raccommode, il sait tout faire. Elle a trouvé la perle rare, enfin».

Des Gorgones dont l’objectif ultime, inavoué ou inavouable, est de supprimer ce scandale, cette aberration qu’est le père: «Depuis toujours, peut-être inconsciemment, Leslie rêvait d’un monde sans père. Il est en train d’advenir. Ce sera un monde pacifié, sans guerre ni violence d’aucune sorte. Un monde enfin purgé de ses excès. Sans prédateurs. Sans agresseurs. Sans tueurs. Sans violeurs. Un monde entièrement dévolu au culte du Bien. Tout ce qui, autrefois, était obscène ou inapproprié aura disparu. Et nous vivrons dans l’hallucination – la perte du réel».

Mais avant d’être un manifeste, Fête des pères est d’abord un roman qui raconte l’histoire de Damien Maistre, acteur sur le déclin, qui essaie de surnager face à ses déboires sentimentaux et professionnels, et surtout face à son ex femme Leslie, qui menace de retourner vivre aux États-Unis avec son nouvel amant Russ, en emmenant leur enfant, qu’elle considère comme le sien. L’habilité de Jean-Michel Olivier est de se placer aux antipodes du modèle manichéen qu’il dénonce: si Leslie est loin de l’archétype victimaire, Damien concentre la plupart des défauts communément attribués aux hommes. Car le monde où se déroule cette fête des pères possède des accents – l’emphase romantique en moins – de celui qu’en dresse Musset dans On ne badine pas avec l'amour: «Le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus infâmes rampent et se tordent sur des montagnes de fange». Mais s’il reste une chose sublime (pour plagier notre grand romantique), c’est l’amour de ces êtres pour leurs enfants. Et Damien n’en manque pas pour le sien: «L’enfant appelle au milieu de la nuit. Et l’on se précipite dans sa chambre. En général, c’est moi – depuis sa naissance, je ne dors que d’un œil. Je le prends dans mes bras, je fredonne une chanson, je passe ma main dans ses cheveux si doux. Je pose un baiser sur ses joues baignées de larmes».

Comme tous ces pères du dimanche qui tentent de survivre dans le marasme du divorce et des pensions alimentaires, Damien Maistre aime son enfant, profondément, sincèrement, et sûrement de manière moins possessive et égoïste que sa femme Leslie. C’est là sa rédemption et sa raison d’être. Alors, quand Leslie menace de l’en priver en emmenant l’enfant dans ses bagages à Chicago comme s’il était sa propriété, Damien pète un plomb.

La suite se transforme en une sorte de road movie à la Thelma et Louise, version moderne de la chasse à courre. Sauf que là – O tempora o mores! – les gibiers ne sont pas deux femmes victimes d’avoir logiquement répondu à l'horrible agression machiste, mais un homme et son enfant victimes des prérogatives féminines, dont la violence, plus psychologique que physique, n'a rien à envier en répugnance à celle qu'elles entendent dénoncer. Et l’issue de cette randonnée mortelle n’a pas comme décor la majesté du Grand Canyon d’Arizona, mais la modestie d’une ferme perdue sur la côte irlandaise.

Jusqu’au bout, Jean-Michel Olivier aura retourné la doxa comme un gant. Avec habilité et un sens certain de la caricature.

 

Fête des pères, Jean-Michel Olivier, éditions de l’Aire – Serge Safran, 2022.

 

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