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Blogres - Page 29

  • Information ou désinformation

    Par Pierre Béguin

    Dans son émission de jeudi dernier, le téléjournal (le TJ, comme on dit) se fend d’un reportage de deux minutes sur le CEVA, le début du percement du tunnel de Champel et, accessoirement, sur les problèmes trop souvent occultés que génère ce chantier pharaonique. On aurait pu s’attendre à deux minutes d’information, ce fut plutôt deux minutes de désinformation. Quand on entend le chef des infrastructures CFF dire la bouche en cœur «qu’on propose dans toute la Suisse les mêmes règles, les mêmes normes, sans passe-droit», on croit rêver. Comment ce Monsieur pourrait-il ignorer que les oppositions des résidents de la Chapelle reposent justement sur le fait que les normes antibruit adoptées dans le tunnel de Champel sont bien supérieures à celles prévues dans le tunnel de Pinchat, quand bien même ce dernier est moins profond que celui de Champel? Comment peut-on prétendre appliquer les mêmes règles dans toute la Suisse alors que, sur un même tronçon, à un kilomètre de distance, les normes sont différentes? Faudrait-il conclure à un grossier mensonge pour désinformer les genevois? Et comment les responsables du reportage peuvent-ils laisser passer des affirmations (volontairement?) fausses sans veiller à une rectification par les parties concernées.

    De même s’irrite-t-on à entendre M. Barthassat reprendre avec virulence le sempiternel refrain des autorités contre toute forme d’opposition: «Il est inadmissible qu’on prenne les genevois en otage… », refrain déjà entendu des dizaines de fois avec les mêmes accents culpabilisateurs. Comme me le disait il y a peu un ancien conseiller d’Etat et avocat dont je tairai le nom : «Les habitants de la Chapelle ont renoncé à faire valoir leurs droits en ne faisant pas opposition au CEVA». La formulation dit tout: faire opposition à un projet, c’est faire valoir ses droits; ne pas faire opposition, c’est y renoncer. Comment l’Etat peut-il s’offusquer d’oppositions citoyennes parfaitement légales lors même qu’il s’agit là du seul moyen pour ces citoyens de faire valoir leurs droits, irrémédiablement bafoués en cas d’abstention. Et celles ou ceux qui ne me croiraient pas feraient preuve d’une très grande naïveté. Je l’ai dit et je le répète: faire opposition est l’unique moyen de ne pas se retrouver écrasé. Et c’est bien ce qui s’est passé à la Chapelle: rappelons que les habitants de Champel se sont vus octroyer des mesures antibruit adéquates en compensation du retrait de leur opposition, alors que ceux de la Chapelle, ayant stupidement renoncé à toute opposition pour souligner leur adhésion au projet, se sont vus octroyer des mesures antibruit minimales, pour ne pas dire insuffisantes aux dires d’ingénieurs qui ne sont pas payés par le CEVA. Alors quand une sottise de l’Etat (et M. Barthassat s’est bien gardé de le souligner) a donné aux habitants de la Chapelle une seconde chance de formuler une opposition, ils ne se sont pas faits prier, expérience à l’appui cette fois, surtout après avoir dû affronter l’exceptionnelle mauvaise foi des autorités et des responsables du CEVA, et les nombreuses nuits sans sommeil dues au percement sauvage du tunnel – sauvage car totalement hors loi. Mais cette précision, les journalistes l’ont allègrement coupée au montage, comme d’autres d’ailleurs...

    Enfin, une précision encore pour prévenir de futurs mensonges: quand l’Etat pointera d’un doigt accusateur les opposants pour justifier les dépassements budgétaires, ne vous laissez pas berner! Le budget du CEVA a explosé depuis longtemps, dépassant allègrement le seuil limite promis lors de la votation de 2009. Il suffit de savoir que les déchets du tunnel sont envoyés par camion à 400 kilomètres d’ici dans le sud de la France pour comprendre que ce n’est pas quelques oppositions légitimes qui changent la donne. Mais de cela, on n’en parle pas, comme de bien entendu…

     

     

  • Deux personnages en quête de sens (Antoine Jaquier)

    par Jean-Michel Olivier

    images.jpegOn met un peu de temps à entrer dans le dernier roman d'Antoine Jaquier, Légère et court-vêtue*, qui oscille entre le roman noir et le portrait d'une génération passablement paumée. À quoi cela tient-il ? À l'intrigue, d'abord, qui ne démarre vraiment qu'après la page 50. Aux deux personnages principaux, ensuite, Tom et Mélodie, qui assument à tour de rôle le fil de la narration (une bonne idée). Archétypes de la « génération Y » (nés entre 1980 et 1999), Mélodie tient un blog sur la mode et Tom est photographie. Ils vivent les deux à Lausanne et passent leur temps à se tromper, se disputer ou se séparer. Tom a le démon du jeu et Mélodie une soif de reconnaissance qui va la mener logiquement à Paris où elle pénétrera enfin ce milieu de la mode qui la fascine. 
    Comme dans les meilleurs romans noirs, Tom poursuivra sa chute, inexorable, tout au long du récit, en s'accrochant tantôt à Mélodie, tantôt à Dardana, une belle (et vierge, paraît-il) marchande d'amour albanaise qui le plaquera à son tour. 

    Le troisième livre de Jaquier ne manque ni de punch, ni de rebondissements, souvent inattendus. images-1.jpegOn pense à bien sûr à son maître en écriture Philippe Djian (photo de droite), qui préfère la vitesse à l'approfondissement des personnages et des situations, la musique de la langue aux descriptions balzaciennes. Chez Jaquier aussi, tout va vite. On aimerait que Tom ait plus de bouteille, que Mélodie ait plus de chair et de lucidité. L'un et l'autre semblent entraînés dans un tourbillon d'événements qu'ils sont bien incapables de contrôler. 

    Unknown.jpegPourtant, Jaquier frappe juste : les deux personnages principaux appartiennent bien à cette génération du marketing, du culte de l'apparence (la mode et la photo), des jeux video, des Pokemons (et du Club Dorothée). Génération d'enfants gâtés qui peinent à trouver leur place dans une société de plus en plus cruelle. Il accompagne ses deux héros dans leur quête d'identité (et de sens). Il les décrit avec la patience et le regard critique d'un entomologiste. Même si Légère et court-vêtue n'a pas la force (bouleversante) de son premier roman, Ils sont tous morts**, il vaut la peine de s'y plonger pour mieux connaître cette génération qui semble avoir toutes les cartes en main, mais ne sait pas comment les jouer.

    * Antoine Jaquier, Légère et court-vêtue, roman, éditions de la Grande Ourse, 2017-

    ** Antoine Jaquier, Ils sont tous morts, roman, Poche Suisse, l'Âge d'Homme.

  • Un roman noir et bien tassé (Jean-François Fournier)

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    par Jean-Michel Olivier

    Jean-François Fournier aime les alcools forts, les femmes et les cigares cubains. Il a été journaliste, grand bourlingueur, a dirigé la rédaction du Nouvelliste et est aujourd'hui délégué culturel de la Commune de Savièse. À son actif, il compte une bonne dizaine de livres, romans, pièces de théâtre, essais (sur le peintre viennois Egon Schiele). En tout, on le voit, c'est un ogre. À l'appétit féroce, infatigable, toujours en quête de nouvelles expériences et de nouvelles émotions.

    En cela, il ressemble beaucoup à Scott F. Battle, le héros de son dernier livre, sobrement intitulé Le Chien*. Disons tout de suite : c'est un des plus grands livres de ce début d'année, fort comme un pur malt, noir comme un expresso bien tassé. 

    Unknown-2.jpegQui est le Chien ? Le rédacteur en chef d'un quotidien américain (le Post ?), qui a beaucoup roulé sa bosse, connaît tout ce qu'il faut savoir (et ne pas publier) sur le monde politique, a consacré sa vie à défendre une certaine idée du journalisme. Malgré sa carrière brillante, le Chien est un être fracassé. Sa femme et deux de ses enfants sont morts dans un accident de la route (là même où Edward Kennedy a laissé mourir sa secrétaire, noyée dans sa voiture). Le troisième enfant est condamné par la maladie. N'ayant plus rien à perdre, le Chien va jouer son va-tout et se lancer dans une quête éperdue  à travers l'Amérique pour retrouver son père, tout d'abord, puis revoir son fils malade qui lui a été arraché. Le roman de Fournier tourne alors au road-movie. Un récit haletant, violent, désespéré. Cet homme qui a tout perdu s'accroche au mince espoir de revoir son père, qui s'avère bientôt être une sorte de psychopathe, qui aime à découper l'oreille gauche des cambrioleurs qui s'aventurent chez lui ! 

    Dans sa quête, le Chien est accompagné par Kerry, une femme rencontrée dans un diner, personnage mystérieux et sensuel. Tout au long de ces pages sombres et pleines de poison, on sent que le Chien joue sa vie à quitte ou double. Sa quête n'est pas accessoire, ni superficielle. Il y va de sa vie. Et Fournier, d'une plume admirable, excelle à rendre cette violence essentielle (la violence qui habite tout être désespéré). Violence des relations humaines, des sentiments, des drames qui s'abattent sur Scott F. Battle. On sent, bien sûr, chez Fournier, l'influence des grands romanciers américains : Jim Thompson, Fitzgerald, Joyce Carol Oates, Jim Harrison. Il en a le souffle et la verve. Son roman noir nous accompagne longtemps après que nous avons tourné la dernière page.

    * Jean-François Fournier, Le Chien, éditions Xénia, 2017.

  • La route et le jardin (Jean-François Duval)

    par Jean-Michel Olivier

    Unknown.jpegIl y a plus de trente ans que Jean-François Duval (né à Genève en 1947) est sur la route. La route accidentée et fraternelle de Kerouac, sur qui il a beaucoup écrit. La route de Bukowski, également, qu'il a longtemps fréquenté. Il fait partie de la génération des Beats pour qui le monde est un jardin toujours à découvrir, toujours à explorer. 

    Cette route et ce jardin, on les retrouve dans le dernier livre de Jean-François Duval, Bref aperçu des âges de la vie*, qui est à la fois une philosophie de la sagesse (un pléonasme ?) et une leçon de vie. Ce n'est pas un hasard, d'ailleurs, si le récit de Duval est préfacé par le philosophe Alexandre Jolien, qui trouve dans l'auteur un complice et un frère en pérégrinations.

    Quelle route et quel jardin ? 

    Bien qu'il s'y réfère rarement, Duval, en bon écrivain protestant, est marqué dans sa chair par les paraboles bibliques. La vie est un chemin, dit l'Évangile, une route même, et Duval l'a arpentée dans tous les sens. Unknown-2.jpegArrivé près du terme du voyage, il se retourne, jette un regard rétrospectif (et amusé) sur sa vie et essaie de comprendre chacune des étapes de son parcours. Il passe ainsi au crible les âges de la vie, de l'enfance impatiente (l'enfant passe son temps à courir, puis on lui ordonne de s'asseoir !), à l'âge d'exister (où se posent les grandes questions de l'identité et de notre place dans le monde), jusqu'à cette interrogation finale et essentielle : comment mourir ?

    Dans une suite de textes brefs et intenses, qui montrent l'étendue de sa palette (journalistique et philosophique), Duval nous livre beaucoup de lui-même. Bien sûr, en le lisant, on pense à Sénèque (Vies brèves), à Montaigne, à Amiel, mais Duval y ajoute constamment son grain de sel et fait de son récit une sorte de guide de voyage qui aide à affronter le tragique de l'existence. Chacun va son chemin, mais le chemin de chacun est unique. Celui de Duval est fait de rencontres, de surprises (bonnes et mauvaises), de voyages, de lectures, de découvertes, de réflexions sur la condition de l'homme — ce passant égaré sur la terre.

    Et le jardin ? 

    Il y en a plusieurs dans le livre de Duval. Ils sont tous merveilleux et évoquent avec beaucoup de poésie la dernière escale, juste avant (ou juste après) le grand saut. C'est là que l'écrivain, certaines nuits, retrouve en rêve le fantôme de son père, à qui il a l'impression d'« avoir tout dit » (mais a-t-on jamais tout dit à son père ?) C'est aussi la nature où s'ébroue son chien, rendu fou par les premiers rayons de soleil du printemps. C'est le fantasme d'être réincarné en écureuil, en crocodile ou en serpent (version zen). C'est enfin le jardin, pas forcément paradisiaque, qui attend l'écrivain (et chacun de ses lecteurs) dans l'après-vie, une fois arrivé au bout de la route. 

    Le récit de Duval s'achève sur l'évocation d'un clochard rencontré à Genève (frère des clochards sublimes de Bukowski) qui a élu domicile dans une cabane à la lisière d'un bois. Quand l'écrivain veut le revoir, catastrophe : la cabane est partie en cendres. Et son locataire est au paradis des clochards. Sans doute dans un jardin plus vaste où il n'a pas à quémander sa nourriture pour survivre…

    Le narrateur poursuit sa promenade : il n'est pas encore arrivé au terme du voyage.

    * Jean-François Duval, Bref aperçu des âges de la vie, récit, Michalon, 2017.

  • Une vie de chien (Julien Sansonnens)

    par Jean-Michel Olivier

    Unknown-1.jpegJ'avais beaucoup aimé, l'année dernière, Les Ordres de grandeur* (voir ici), un polar haletant qui mêlait politique et médias, un roman au style vif et généreux, assez rare sous nos latitudes protestantes. L'auteur, Julien Sansonnens, récidive cette année avec un texte plus court (une longue nouvelle) qui possède néanmoins les mêmes qualités que son précédent livre. Cela s'appelle Quatre années du chien Beluga**, et c'est une merveille.

    Qualité d'écriture tout d'abord : précise, limpide, coupante comme un scalpel. Sansonnens a du style, et c'est un bonheur de le lire. Qualité de construction ensuite : le récit est parfaitement mené, à un rythme soutenu, mais avec des pauses, de réflexion ou d'anecdotes, alternant les descriptions (promenades au bord du lac, randonnées en montagne, innombrables bêtises du chien Beluga) et la narration plus serrée, plus intime. 

    Car c'est bien de cela qu'il s'agit dans ce petit livre d'une grande profondeur : raconter l'intimité — le lien d'intimité — qui se noue entre un chien et ses maîtres (la narration, très « brechtienne », pose d'emblée les relations familiales en relations de pouvoir). Unknown.jpegBeluga, que ses maîtres adoptent alors qu'il n'a que quelques mois, vient apporter sa folie, ses névroses (il n'aime pas les enfants), son inébranlable joie de vivre à toute la maisonnée. Il devient l'enfant chéri (et folâtre) de ses maîtres, qui l'emmènent en voyage avec eux, lui abandonnent leur plus beau fauteuil. Il est de toutes les bringues et de tous les bonheurs. 

    Cela se gâte, pourtant, quand le couple attend son premier enfant. Étrangement, le chien tombe malade. Il a des absences, des pertes d'équilibre. « Est-il envisageable que la naissance de l'enfant ait provoqué le mal dont souffre le chien ? » demande le narrateur, qui n'évite pas les crises de culpabilité. Il fera tout pour sauver Beluga, l'emmenant chez le vétérinaire (« une belle ordure») à quatre heures du matin. Mais rien n'y fait. L'enfant prospère, tandis que le chien décline, inexorablement. De quoi souffre-t-il ? Épilepsie, cancer. Le chien Beluga quitte la scène après une vie de jeu, de caresses, de courses folles (il adore courir en rond). Sansonnens évoque très bien le vide que l'animal laisse dans le cœur de ses maîtres : c'est de là que surgit l'écriture.

    * Julien Sansonnens, Les Ordres de Grandeur, roman, édition de l'Aire, 2016.

    ** Julien Sansonnens, Quatre années du chien Beluga, nouvelles, édition Mon Village, 2017.

  • Xochitl Borel, « Les oies de l’île Rousseau »

    Katch,ancien chroniqueur littéraire sur Radio Vostok, équilibriste saisonnier dont les livres sont une déformation passionnelle, a beaucoup aimé le dernier Xochitl Borel, Les oies de l’île Rousseau, et nous le dit.  (AB)

     

    « Elle avait décidé de croire le fleuve, entièrement, aveuglément, croire qu’il avait raison, que le sens était là, par le seul fait de couler vers le large. »

    On a tous, dans notre poitrine et dans nos mains, une petite barque de rêves, de tristesses et de pensées plus ou moins décousues ; une embarcation de fortune, faite de bric et de broc, qu’on garde le plus souvent à l’abri du regard des autres ; des fois qu’ils se permettent d’y prendre place et nous rappellent alors qu’on est tellement plus et tellement moins que ce que la vie fait de nous. Non mais.

    Si on laisse filer notre canot de brindilles sur les eaux du nouveau roman de Xochitl Borel, « Les oies de l’île Rousseau », on sent les caresses de la lune, souvent. Et puis on sait qu’il y a la mer, là-bas, et que la distance qui nous en sépare a autant à voir avec notre imagination et notre regard qu’avec les kilomètres. On nous rappelle, à peine se laisse-t-on porter par les flots, que si autant de personnes y meurent, dans cette mer et dans d’autres, lacérés par les griffes de l’espoir déchu, ce n’est pas que de notre faute. Non, pas que.

    Rien de sentencieux, dans cette lucidité brûlante, juste l’envie de dire que puisque « naître c’est déjà échouer sur la terre », comme le dit Eliott à Eva, qui accompagnait son ombre alors qu’il ne savait même pas qu’il en avait une, puisque « naître c’est déjà échouer sur la terre », alors tentons d’être des naufragés dessinant sur le sable, pour soi et pour d’autres, dans la limite de nos possibilités de coquillages à pattes.

    Les personnages de Xochitl sautent par des fenêtres qui ne réussissent pas toujours à ouvrir sur l’ailleurs ; certains en meurent, d’autres rebondissent jusqu’à d’autres fenêtres où faire pousser quelque chose, de l’aneth peut-être. Tous, à un moment ou à un autre, qu’on le sache ou pas, auront été effleurés par l’odeur des fleurs dans le bal démasqué du printemps ; tous auront entendu le murmure de l’amour s’échapper ou s’accrocher.

    On croise des noms de poètes qui ne sont pas anodins (Gelman, Alighieri, Eliott,…) dans ces pages qui, à la fin, leur sont dédiées à tous (et en particulier à Aragon, Ceronetti et Éluard) ; on côtoie des « grands » noms qui ne paraissent jamais tels, ces clins-d ’œil fredonnant tout simplement combien les pulsation de la poésie, leur propagation, cela rime surtout avec tendresse ; avec maladresse, parfois.

    Parlant d’adresse, tout ceci se passe à Genève, entre la rue Borges et le précieux phare des Bains des Pâquis. Il y a des policiers défroqués, des prostituées restituées à leur complexité, un enfant qui ne veut pas parler parce qu’il lui manque une paume et des doigts où se sentir vivre ; il y a du poulet aux amandes et des vaches aguicheuses prêtes à aller festoyer dans des thés dansants.

    « À présent, la poussière dans ces mains de veilles femmes.

    Et la vie, tant qu’elle le pourrait. »


     Xochitl Borel, Les oies de l’île Rousseau, Editions de L'Aire

  • Une œuvre rare et exigeante (Yves Velan)

    Unknown.jpegTrès affecté par la mort, il y a quelques années, de sa fille unique, Yves Velan avait choisi le silence, et l'extrême discrétion. Il nous a quittés samedi, à La Chaux-de Fonds, dans sa 91eme année, alors que vient de reparaître Soft Goulag, sans doute son livre le plus accessible.

    Né en France, mais originaire de Bassins (VD), Velan a longtemps milité au POP, ce qui lui a valu d'être interdit d'enseignement dans le canton de Vaud. Qu'à cela ne tienne! Il enseigné pendant dix ans la littérature française dans une Université de l'Illinois, puis a donné des cours, jusqu'à sa retraite en 1991, au Gymnase de La Chaux-de-Fonds.

    Yves Velan a peu écrit, mais ses livres ont marqué une génération d'étudiants. En 1959, son premier roman, Je (Le Seuil, puis repris en Poche Suisse, l'Âge d'Homme), lui valut les louanges de Roland Barthes et d'une partie de l'intelligentsia parisienne. images.jpegIl raconte les états d'âme d'un pasteur nyonnais, « le pasteur rouge », déchiré entre ses engagements politiques et ses principes religieux, et amorce une réflexion profonde sur le statut de l'écrivain. Un second roman, plus expérimental, suivit, quatre ans plus tard, La Statue de Condillac retouchée (Le Seuil, 1973), lui aussi loué par la critique parisienne.

    images-1.jpegMais son roman le plus abouti, le plus prémonitoire aussi, reste Soft Goulag (1977, repris cette année chez Zoé), dans lequel Velan imagine une société technocratique où les couples ayant le droit de procréer seraient tirés au sort, où le commerce globalisé régnerait en maître, où les individus, à force de liberté, n'en aurait plus aucune. Inspiré de 1984, ce bref roman de science-fiction reste aujourd'hui d'une actualité brûlante.

    Yves Velan travaillait depuis plusieurs années à un roman-monstre, qu'il refusait de publier, mais qui va heureusement voir le jour l'année prochaine (avec son consentement). Il s'intitule L'écrivain et son énergumène, et promet de belles surprises.

  • Lecture vernissage

     

     

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    Lecture par Vincent Aubert, comédien

  • Écrire dans le chaos du monde (Jon Monnard)

    par Jean-Michel Olivier

    Unknown-1.jpegLe titre, bien sûr, inspiré par The Great Gatsby de Fitzgerald, est impossible à retenir (Et à la fois je savais que je n'étais pas magnifique*). Le roman est un peu foutraque : les personnages apparaissent, puis disparaissent, alors qu'on aimerait les voir approfondis ; dans le récit, le narrateur prend beaucoup de place — et parfois trop ! ; il n'y a pas vraiment de progression dramatique dans l'intrigue, etc.

    Mais, dans le premier roman de Jon Monnard, il y a mieux que ça : un vrai désir d'écrire, un besoin forcené de raconter sa vie pour essayer de la comprendre et de mettre un peu d'ordre dans le chaos du monde. Unknown.jpegEn cela, Et à la fois je savais que je n'étais pas magnifique est un livre prometteur. Plus qu'une intrigue ordonnée ou une auto-fiction, il propose des images, des scènes souvent paroxystiques, des personnages hauts en couleur. C'est un roman jeté, craché sur le papier avec la fougue et l'impatience d'un jeune homme de 27 ans, qui a été libraire et a étudié à Polycom..

    Malgré ses défauts de jeunesse, cette rage de dire à tout prix ce qui vous possède, il vaut la peine de suivre Jon Monnard, dans ses doutes et ses excès, et d'attendre avec impatience son prochain livre.

    * Jon Monnard, Et à la fois je savais que je n'étais pas magnifique, roman, l'Âge d'Homme, 2017.

  • Le poids des ans et des mots (Pascal Rebetez)

    Unknown.jpeg

    par Jean-Michel Olivier

    « Quand on part à la retraite, me confiait un ami, on n'est plus rien. » Pour Pascal Rebetez, grand bourlingueur devant l'Éternel, c'est autre chose. Comme pour les boxeurs, on change de catégorie. Passé la soixantaine, le poids welter se transforme en poids lourd. Le corps témoigne des années de voyages, des rencontres et des amours passées, des joies et des déceptions — sans oublier les excès de toute sorte. Au final, la balance de son frère, aux antipodes, livre son verdict implacable : 93,300 kgs. Avec, autour de la taille du séducteur-bourlingueur, un joli embonpoint. Un pneu de poids lourd !

    C'est le point de départ du dernier livre de Pascal Rebetez, parti en Australie rendre visite à son frère pâtissier. Ce récit de voyage, drôle et touchant, est entrecoupé d'autres récits plus anciens, où l'on retrouve le jeune routard tantôt en Syrie, tantôt en « Arabie heureuse », tantôt encore en Amérique du Sud, toujours en quête d'un visage, d'une rencontre ou, plus simplement, d'un vestige archéologique. Cela donne au livre de Rebetez le ton d'une quête ancienne et toujours inachevée qui le fait parcourir le monde et braver les dangers (il risque sa vie plusieurs fois). Unknown-1.jpegÉcrit dans une langue savoureuse et vivante,  riche de belles trouvailles, Poids lourd* fait tomber les barrières du dehors et du dedans (pour employer une expression chère à Nicolas Bouvier), de l'ici et de l'ailleurs, du passé et du présent. Le lecteur y navigue à son aise, rendant visite à la mère de l'auteur dans son home pour partager avec elle « une tranche de veau » ou croisant, dans le désert du Sahara, des nomades plutôt inquiétants. L'espace-temps, pour le voyageur, n'a pas de frontières, ni de limites : le bourlingueur est constamment au commencement de son histoire.

    Un très beau livre, donc, à conseiller, à tous ceux qui rêvent de partir et à tous ceux qui restent, aussi, car les plus beaux voyages, souvent, se font par la lecture.

    * Pascal Rebetez, Poids lourd, éditions d'autre part, 2017.