Horizons lointains (08/01/2012)

Par Pierre Béguin

horizons lointains.PNGDe la passerelle du Patna, Jim, qui n’est pas encore Lord Jim, scrute le large. C’est le début du voyage. Le crépuscule de l’océan le bouleverse et son âme se perd en des horizons lointains d’où nul cabestan ne pourrait l’extraire…

Cette œuvre maîtresse de Joseph Conrad (1900), classée dans la liste des cent meilleurs romans anglais du vingtième siècle, est inspirée d’un fait divers lu dans le Times vingt ans plus tôt: l’abandon en pleine tempête par ses officiers du Jeddah, qui deviendra le Patna dans le roman, un navire chargé de pèlerins faisant route vers la Mecque (on retrouve le même épisode dans le Tintin Coke en Stock).

Or donc, Lord Jim scrute le large, inconscient du drame sur le point de se jouer sous ses yeux et qui le concerne pleinement: «Son regard, balayant la ligne d’horizon, contemplait avidement l’inaccessible, mais ne voyait pas l’ombre de l’événement proche».

Tout est dit du travers des hommes dans cette phrase. Incorrigibles et désespérants Don Quichotte dont l’avidité pousse les regards bien au-delà des dangers qui guettent leurs pas! Chaque début d’année me remet cette phrase en mémoire à la lecture des vœux et des inévitables prévisions de nos ridicules Cassandre de la bourse, de l’économie, de la politique, de l’astrologie ou du «monde comme il va» mal.

La Fontaine, bien évidemment, en a fait une fable, L’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits: «Pauvre bête, Tandis qu’à peine à tes pieds tu peux voir, Penses-tu lire au-dessus de ta tête ? (…) C’est l’image de ceux qui bâillent aux chimères, Cependant qu’ils sont en danger, Soit pour eux, soit pour leurs affaires».

Moi, j’ai parfois l’impression que nous sommes comme ces personnages de dessins animés qui continuent de marcher dans le vide tant qu’ils n’ont pas pris conscience de l’absence de sol sous leurs pas. Et c’est sûrement pour cela, parce que nous marchons dans le vide, que nos regards se perdent dans des horizons lointains. Jusque dans nos comportements altruistes ou humanitaires.

Ce concept de philanthropie télescopique est développé par Charles Dickens, au travers du portrait de la truculente Mrs Jellyby, dans un roman fleuve, Bleak House, paru en 1853. Mrs Jellyby est une femme de caractère entièrement dévouée à toutes sortes d’intérêts publics pour autant que ceux-ci prennent naissance le plus loin possible de sa personne physique. Son regard, comme celui de Lord Jim, balaye la ligne d’horizon humanitaire sans voir l'ombre des malheurs qui accablent ses proches. Au moment du récit, c’est le continent africain qui remue sa fibre philanthropique, à tel point que «ses yeux ne distinguent rien de plus proche que l’Afrique» (jusqu’à ce qu’un autre problème d’intérêt public, si possible encore plus éloigné, l’attire davantage, précise ironiquement le narrateur).

On l’a compris, la philanthropie télescopique, pour le narrateur, n’est qu’une manière de souligner le manque d’empathie de Mrs Jellyby qui néglige les personnes autour d’elle pour des causes aussi lointaines qu’abstraites et, pour Mrs Jellyby elle-même, qu’un moyen de donner bonne conscience à son égoïsme, à son désintérêt de l’humain ou à son incapacité à regarder les malheurs de près. La règle ainsi posée par Dickens est simple: plus une personne exerce sa philanthropie dans la distance, plus elle ne fait que révéler son manque de philanthropie. L’amour pour son prochain, ce devrait être d’abord, et surtout, l’amour pour ses proches.

Je connais une ou deux personnes très impliquées dans des ONG qui me font furieusement penser à Mrs Jelleby. Et beaucoup d’autres à Lord Jim. Moi-même, au moment d’écrire ces lignes, je ne suis pas certain de m’extraire du nombre...

 

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