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  • Jacques-Etienne Bovard, La cour des grands

    Par Alain Bagnoud


    cour-grands-jacques-etienne-bovard-L-4cKITp.jpegLa Cour des grands, c’est l’histoire d’un bug informatique. Trois auteurs de livres de gare, habitués à produire des romans industriels qui parlent de voyage, de sport ou de pornographie, sont invités par erreur à participer à une tournée d’écrivains romands. Ils y sont confrontés à l’ire du Grand Homme du lieu, reconnu par Paris, pour qui on parle de Pléiade et de Prix Nobel, et qui refuse que ces pitres l’approchent.

    L’affaire va produire des modifications sensibles. A la fin du roman, tandis que le pornographe est très moralement condamné à poursuivre sa carrière de forçat des sens après avoir été battu et blessé, les deux autres, un peu plus récupérables, se vouent à la vraie littérature, convaincus par l’exemple du grand homme après avoir passé dans son bureau ou dans son lit.

    Cette histoire se lit sans qu’on puisse la lâcher. La force de Jacques-Etienne Bovard, c’est d’y provoquer une identification aux nuls décrits dans son livre, plus particulièrement à son narrateur, Chaubert. Chacun dans son existence a occupé cette position, où qu’il soit situé: confronté à un grand homme dominant, méprisant et reconnu, dont tous chantent les louanges. Chacun a rêvé de monter en grade, de s’améliorer, d’avoir plus de talent, tout en ne comprenant pas pourquoi il ne le peut pas. Chacun s’est posé des questions sur la discipline à suivre ou les ingrédients à utiliser pour faire un meilleur travail.

    Et en même temps, puissance entraînante du récit aussi: on se sent supérieur à ces b0828bovard.jpgmêmes nuls, surtout à Borloz, l’auteur de romans pornos. Le grand moteur du livre, c’est cette position dans laquelle se retrouve le lecteur, identification-sentiment de supériorité, écrasement ressenti devant le pape des lettres dont les ridicules n’empêchent pas la grandeur.

    Le roman a bien d’autres qualités, d'ailleurs. Ecriture efficace, mises en scènes subtiles, sens de la farce, réflexions sur le fait d’écrire, bonne histoire et fin morale : La Cour des grands mérite bien le succès qu’il est en train d’obtenir.

     

    Jacques-Etienne Bovard, La cour des grands, Editions Bernard Campiche

  • Une actrice magnifique

    par antonin moeri

     

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    Quand le moi phénoménal bouffe tout au théâtre, quand la belle âme se met en scène avec complaisance, l’envie me prend de fuir. Rien de tout ça avec Yvette Théraulaz. Cette comédienne hors pair regarde en face les ravages du vieillissement qu’elle évoque avec une jouissance transgressive de gamine très étonnée. Dans ce magnifique spectacle musical et dépouillé «Comme un vertige», Yvette Théraulaz convoque, avec une drôlerie déconcertante, des moments de l’enfance, de l’amour, du deuil et de la solitude. Sans jamais sombrer dans l’aigreur ou la mélancolie de bazar. Une actrice de 64 ans se demande: Qu’ai-je fait de ma vie? Aurais-je raté le coche? Mais il y a cela qui est beau: l’intensité du vertige que je connais ici, avec vous, sous les sunlights, ce mystère que j’essaie de cerner en imaginant que je découpe l’espace sonore pour la première fois. Un spectacle rare à ne pas manquer.

    Théâtre La Comédie  du 1 er au 13 mars

     

  • C'est le Simplon!

     

     

     

    par antonin moeri

     

     

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    - Des tomates, un verre de blanc par-dessus, et le tour est joué, tu mets dans le four vingt minutes. C’est marrant on est jeudi, il y a aussi le petit train. Ou bien c’est une course spéciale. T’avais eu du plaisir quand tu y as été.

    - Ouais, c’était après la grêle.

    - C’est Ollon qui a eu les dégâts cette année. Pierrot a sorti les vieux journaux hier. C’était le jour du papier.

    (Le bateau de la CGN signale son arrivée imminente)

    -Je le vois pas encore, mais i vient de Lausanne. Quand j’ai soif je bois une bière limonade.

    - Je bois plus de bière.

    - On en voit de temps en temps sur les tables, de la brune.

    - C’est le Simplon!

    - I va jusqu’à Montreux

    - Faudrait aller jusqu’à Lausanne dans l’autre sens, i s’arrête même pas à Pully.

    - Non i s’arrête pas

    - I va jusqu’à Montreux çui-ci

    - Avant i s’arrêtait, i revenait vers 6 heures

    - Y a pas beaucoup de monde

    - Tu me dis quand tu veux y aller

    - Faudrait changer à Montreux. Y en a un qui revient plus tard

    - T’as vu le petit moineau, i va jusqu’à la cuisine. Il a pas l’air épouvanté du tout. hi hi hi. Il a pas l’air d’être épouvanté, dit-elle à une dame qui secoue le sachet de sucre pour éloigner le volatile. L’autre continue.

    - Elle a 93 ans elle est bien handicapée. Je vais lui donner un coup de main. Et bien voilà, on va y aller gentiment. Si tu veux que j’aille chercher l’auto, je vais chercher l’auto.

    (Elle prépare le déambulateur du monsieur voûté à lunettes.)

    - Merci vous êtes gentille.

    (La serveuse tient la porte aux deux personnes. Un moineau atterrit sur mon chapeau posé sur la table).

     

  • Olivier Rolin, Tigre en papier

    Par Pierre Béguin

    rolin90[1].jpgTigre en papier est une sorte de temps retrouvé, celui des années 70, plongeant le lecteur en plein mysticisme d'un engagement politique qui entendait alors, par une rupture sociale radicale, faire communiquer - communier? - deux extrêmes hétérogènes de la toile sociale: l'élite bourgeoise de la jeunesse intellectuelle et la frange ouvrière prolétarienne à peine scolarisée (l'image phare de cette utopie reste la venue très médiatisée de Sartre aux usines Renault).

    Le roman se structure autour d'un jeu d'oppositions et de dualités:

    D'une part, un personnage acteur, jeune, prénommé Martin, qui raconte son engagement politique quasi mystique en ce qu'il prescrivait une rupture radicale, non seulement avec l'Art et la littérature, mais surtout avec ses origines, sa trajectoire dessinée et même avec l'amour; et, d'autre part, ce même personnage, trente ans plus tard, mué en narrateur dans une posture de désengagement absolu qui tient du nihilisme mélancolique. Que lui reste-t-il aujourd'hui de cet engagement, de ce mysticisme, de ce combat délirant? Un mélange d'ironie et de mélancolie. D'ironie face à ce ratage complet de l'aventure qui confère à ce révolutionnaire en herbe et à ses «camarades» de combat un destin de pieds nickelés; de mélancolie (et non de nostalgie) face à ce qui n'a pas eu lieu, au non avenu. Et ce narrateur d'évoluer dans une double étrangeté: au monde et à soi. Au monde car il ne peut adhérer à une époque issue de l'échec de ce en quoi il a cru; à soi car ce «je», essentiellement déterminé par l'histoire et les circonstances politiques de sa jeunesse, est en quête d'une dimension psychologique sacrifiée alors à la «cause».

    En ce sens, le roman propose un double parcours de comblement: à la fois un parcours rétrospectif de ces années qui permet de refaire l'histoire à l'envers (la dimension archéologique) et un parcours de reconquête du «je» (la dimension psychologique) qui vise à effacer la distance de soi à soi.

    Un parcours qui se transforme rapidement en une errance dans un passé perdu en quête d'un passé perdu, symbolisée par le périphérique parisien sur lequel le narrateur, accompagné de la fille de son meilleur ami décédé à laquelle il raconte inlassablement leur jeunesse révolutionnaire, tourne en rond autour d'un centre inexistant. Métaphore d'une pensée décentrée qui tourne vainement autour d'un creux, d'un manque propre à notre société: une idéologie constituante qui donnerait un sens à un paysage contemporain saturé de publicités  -celles qui, par hypallage, «défilent» sur le périphérique - et vidé de sens politique, de grands discours rassembleurs.

    Un parcours qui va donc de la boulimie rhétorique coupée de toute réalité à l'anorexie idéologique, du grand discours organisateur auquel on ne croit plus au manque de ce même discours; un parcours qui s'écoule dans un temps scandé par les portes de Paris que le narrateur franchit comme un motif de vieillissement avec un double regard critique sur le monde passé et présent. Tout en mesurant la chance qu'a eue cette jeunesse révolutionnaire française de ne pas prendre les armes, de rester des «tigres de papier» et de ne pas tomber dans le nihilisme violent de ses «camarades» allemands ou italiens, le narrateur semble extirper des limbes de son errance l'ébauche d'une certitude: même si son échec débouche sur le vide idéologique qui délite le tissu social de nos sociétés contemporaines, le changement radical visé par la génération des années 70 était une pure fiction. Heureusement...

     

    Olivier Rolin, Tigre en papier, Editions du Seuil, septembre 2002

  • Frédéric Mairy, Bref éloge de la fin

    Par Alain Bagnoud

     

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    Bref éloge de la fin est un cocktail délicieux. Ce petit livre très écrit, dont la préciosité n’est pas un des moindres charmes, s’articule autour du thème de la fin et évoque des livres et des écrivains auxquels Frédéric Mairy rend hommage.

    Le propos de l’auteur est de jouer sur les sens de ce mot fin qui, on le sait, on se le rappelle en lisant le titre, est plurivoque et ambigu: il peut signifier finitude, conclusion, extrémité, aboutissement, terme...

    Tout ça résonne dans le texte, dès l’incipit qui pose le sujet en lui donnant une inflexion littéraire: « Recenser les poètes qui par leurs mots tentèrent d’apprivoiser la fin – puisque, il n’y a pas à tortiller, c’est bien de cela qu’il s’agit ici – nous mènerait bien loin. Le chemin en serait délicieux, mais dresser un bref éloge du point final demande, par cohérence, de garder celui-ci à portée de main. »

    A l’appui de ce projet, résolument bref (« l’avertissement était clair: nous ne tirerions pas en longueur »), seront examinés, ou convoqués, ou cités, Charles-Ferdinant Ramuz, Paul Auster, Philippe Frédéric MairyDelerm, Michel Vinaver, etc. Leur apparition est rappelée dans une liste finale. En tout trente-deux auteurs pour trente-quatre petits textes délectables, classés dans un ordre alphabétique qui est bien entendu un leurre.

    Car l’unité profonde du livre ne tient pas seulement à sa thématique. Sa composition réfléchie est ordonnée, de la première phrase donnée plus haut, à la dernière, que je ne peux m’empêcher de citer aussi, tant elle fait une belle conclusion:

    « Qu’est-ce qu’écrire, si ce n’est remplir de signes noirs un voile blanc tendu sur le néant? »

     

     

    Frédéric Mairy, Bref éloge de la fin, Editions d’autre part.

     

  • Là-haut dans le Michigan

     

     

     

    par antonin moeri

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    «Là-haut dans la Michigan» fait partie des toutes premières nouvelles que Hemingway écrivit à Paris en 1921-1922. Il a montré ce texte à Gertrude Stein qui lui a dit: «C’est bon, mais c’est inaccrochable». Hemingway aimait cette nouvelle, surtout la scène sur l’embarcadère. «C’est le début de tout le naturel auquel j’ai pu parvenir par la suite», dira-t-il en 1938 à l’un de ses éditeurs.

    Jim est forgeron. Il a des mains énormes. Il prend ses repas chez Smith où Liz est employée. Jolies jambes, tablier propre, cheveux bien arrangés. Elle aime la démarche de Jim, sa moustache, les poils noirs sur ses bras. Il n’a pas l’air de beaucoup s’intéresser à elle. Il préfère parler de politique et chasser le chamois. Liz pense sans cesse à lui et, un jour, elle se sent toute retournée quand il revient d’une partie de chasse qui a duré quatre jours. C’est Jim qui a tué le plus gros daim. Avant le dîner, les hommes boivent du whisky. Après le repas, Liz va s’asseoir à la cuisine. Jim s’approche d’elle, l’entoure de ses bras. Elle a peur, car personne ne l’a jamais caressée. «Allons faire un tour», propose Jim. Ils marchent dans la nuit froide jusqu’à l’embarcadère. Jim lui caresse les seins. «Elle était très effrayée et ne savait pas comment il allait s’y prendre». «Non, Jim, il ne faut pas. C’est tellement gros et ça fait si mal. Oh!» Jim pèse lourd sur elle et lui fait mal. Il s’endort, bouche ouverte. Elle pleure. Elle se sent glacée et tout lui semble désespéré. Elle le couvre de son manteau à elle. Elle le borde tendrement et rentre se coucher.

    Quand j’ai lu cette nouvelle pour la première fois, la scène de l’embarcadère m’a surpris. Étonnement qui s’est doublé d’une gêne. Le «c’est tellement gros» me fit rire mais ce qui domine dans cette histoire, me dis-je, c’est une grande tristesse. Pourtant, le personnage de Liz pose problème. On se souvient d’elle, de sa rêverie, de ses craintes (elle a peur de ses patrons, elle a peur du sexe). Or Hemingway utilise un stéréotype, celui de l’âme simple, obéissante et pure qui se fait déflorer sur les planches froides et dures d’un embarcadère par un pachyderme à paluches de batelier. Même si cette nouvelle présente des facilités, des maladresses, des descriptions convenues et des dialogues gauches, on y sent comme une menace. Le jeune écrivain réussit, dans une langue claire, précise, rendue avec réalisme, à installer un climat d’angoisse. Ce qui ne suffisait pas, je reprends les mots de Gertrude Stein, à en faire une oeuvre accrochable.

    Oeuvre qui peut cependant toucher un lecteur actuel s’il la replace au début du parcours de l’auteur américain. Car le thème n’est plus porteur, à l’heure où les accessoires sexuels s’échangent dans les soirées entre copines, où le journal des consommatrices  chante les joies de l’amour en pleine nature et conseille la sodomie aux mamans qui rejettent le système aliénant femme-ménage, où l’on met en scène ses galipettes sur un site autorisé et où «les utilisateurs du très tactile iPhone sont plus chauds au lit que ceux qui ont un Blackberry», où l’on croise des gamahucheurs débordant de créativité sur le sable blanc des îles, au bord des rivières et des lacs, non loin des chemins balisés où passent les enfants qui tapotent résolument leur iTouch.

    ERNEST HEMINGWAY: Nouvelles complètes, QUARTO, 2004