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  • Un discours de gauche est-il encore possible?



    Par Antonin Moeri


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    Lorsque je vois un politicien à la télé, j’observe attentivement sa manière de fixer la caméra, d’ouvrir la bouche, d’écouter les questions du journaliste. Qu’est-ce qui distingue un homme de gauche d’un homme de droite ? me suis-je souvent demandé. Michela Marzano nous offre quelques pistes de réflexion dans un livre remarquablement écrit « Extension du domaine de la manipulation ». Pour cette philosophe, le dispositif marketing a tellement envahi le monde politique que les anciennes catégories de gauche et de droite ne permettent plus de s’y retrouver.
    Elle compare par exemple la stratégie de Nicolas Sarkozy et celle de Ségolène Royal lors des dernières présidentielles. Pour Nicolas Sarkozy, tout doit être possible, il suffit de vouloir. Il n’y a pas d’obstacles infranchissables dès lors qu’on désire quelque chose. Il répète à l’envi :  « Je crois dans la volonté, dans l’énergie, dans la foi qui soulève les montagnes. Je vous demande de vouloir avec moi ». De projets pour la France, il ne dit rien. Son discours de propagande rappelle celui des nouveaux marchands de bonheur en odeur de sainteté dans les multinationales.
    Pour Ségolène Royal, « le temps de l’imagination et de l’audace est venu ». Elle s’appuie sur le potentiel de chacun qu’elle cherche à motiver en se concentrant sur ses points forts. Elle porte aux nues ces Français qui conquièrent des marchés, qui innovent, qui prennent des risques. Elle fait surtout confiance aux jeunes. Elle entend stimuler l’excellence individuelle. Elle parle d’une formidable énergie que chaque Français pourra dégager quand elle sera élue. Elle présente la France comme une multinationale qui fixera pour chacune et chacun des objectifs clairs et nets.
    Le discours de ces deux politiciens est un discours managérial qui mélange habilement l’affectivité et l’utilité. Ce discours, qui exige l’adhésion immédiate de chacun, est celui des coachs dans les entreprises, ces spécialistes de la manipulation qui se montrent interactifs et chaleureux, attentifs et souriants dans leur effort de convaincre les salariés qu’ils travaillent pour s’épanouir et qu’ils peuvent tous devenir des « winner ».
    La démonstration de Michela Marzano est probante. Effectivement, plus rien (ou presque) ne distingue un discours de droite d’un discours de gauche. Ils sont soumis aux mêmes impératifs. Quant à la pratique ?


    Michela Marzano : Extension du domaine de la manipulation, Editions Grasset 2008

  • Genève et les subprimes

    Par Pierre Béguin

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    Permettre à des gens qui n’ont pas les moyens d’acheter une maison de se l’offrir tout de même en leur avançant l’argent à un taux d’intérêt dérisoire, tout en spéculant sur l’automatisme des plus-values immobilières pour sécuriser ses investissements, ce n’est pas nouveau. A Genève, on l’avait déjà fait dans la seconde moitié des années 80 avec les résultats catastrophiques qui ont marqué le début des années 90 et la crise immobilière. Mais ce qui est très grave, en revanche, pour ne pas dire criminel, c’est de refaire la même chose actuellement sous le prétexte de sauver l’immobilier et, plus généralement, tout le secteur économique. Qu’on annonce comme une bonne nouvelle pour les futurs propriétaires la baisse des taux d’intérêts à des planchers jamais atteints (moins de 2% pour un taux fixe de 3 ans!) est d’une sottise sans nom. Très clairement, nous sommes en train de créer les conditions qui, immanquablement, aboutissent à une crise de l’immobilier et, donc, à une crise de l’économie toute entière. Ni plus ni moins, nous recréons la logique des subprimes à Genève alors que nous nous félicitions, à juste titre, d’avoir retenu la leçon des années 80 et su éviter ce marasme. Le problème n’est pas le taux hypothécaire, mais le prix de l’immobilier qui s’est mis à délirer ces deux ou trois dernières années. Pour suivre depuis longtemps, à titre personnel, les offres immobilières, notamment dans la commune de Plan-les-Ouates, je constate que, actuellement, un appartement se monnaye dans cette région à environ Frs 10.000 le m2, alors que ces coûts n’atteignaient pas Frs 4.000 à la fin des années 90. Rien ne justifie une telle augmentation en une dizaine d’années. Si ce n’est un délire spéculatif que les responsables s’évertuent à nier. Bien sûr, acheter un 5 pièces Frs 1.500.000 à un taux de 1.9%, en utilisant son 2e pilier pour financer les 20% de fonds propres exigés, c’est payer mensuellement Frs 1.900, c’est-à-dire moins que le prix d’une location pour un bien identique. De quoi tenter les naïfs. Mais lorsque les taux hypothécaires, inévitablement, reprendront leur courbe normale, disons autour de 4% (ce qui reste un taux très bas sur ces 50 dernières années), il vous en coûtera alors Frs 4.000 par mois, sans compter les charges de copropriété et le remboursement de la dette (qui, à eux deux, dépasseront les Frs 1.000 par mois). Comme le loyer ne devrait pas excéder le tiers des revenus, il faudrait gagner plus de Frs 15.000 par mois pour assumer un tel investissement. Faites le compte. Il va y avoir de la casse, c’est inévitable.

    Alors baisser les taux pour protéger la clique immobilière genevoise en évitant une baisse logique des prix, et faire croire aux gens, comme je viens de l’entendre au Journal télévisé, qu’il n’a jamais été aussi intéressant d’être propriétaire, relève de la pure inconscience. Une inconscience criminelle: adieu, bien immobilier, 2e pilier, retraite! Bonjour l’assistance! Et ce n’est qu’un début. La Banque d’Angleterre vient de baisser ses taux directeurs à 1.5%, c’est-à-dire au niveau le plus bas depuis sa création en 1694. Et pour la plupart des analystes, ce n’est qu’une étape vers un taux à 0%. Si, officiellement, la mesure ne vise qu’à maintenir l’inflation autour de 2%, il s’agit bien en réalité d’une nouvelle tentative pour renforcer l’économie et accélérer la sortie de la récession. La Banque Centrale Européenne, dont les taux se situent à 2.5%, devrait suivre. Puis ce sera au tour de la Banque Nationale. Ces décisions ne sont pas la marque d’une sagesse mais d’un affolement. La sagesse, c’est d’affronter le problème quand il survient, l’affolement c’est de céder aux mécanismes de fuite pour le contourner. Or, une crise, qu’elle soit personnelle, psychologique et affective, ou collective, économique et immobilière, c’est toujours la conséquence d’un égarement et l’injonction d’un retour à l’essence. Entendez, à l’essentiel. Eviter d’affronter le problème par des mécanismes de fuite exprime une réaction certes humaine mais dangereuse: repousser un problème qu’il faudra de toute façon affronter un jour, c’est se donner l’assurance de l’alimenter, donc de rendre son retour aussi inéluctable que plus douloureux encore. La Fontaine le disait déjà en son temps: «On rencontre sa destinée souvent par des chemins qu’on prend pour l’éviter» (L’Horoscope). Au lieu de laisser des prix surfaits se recentrer d’eux-mêmes, quitte à subir quelques dégâts, on pousse le consommateur, respectivement le propriétaire, à un endettement inconsidéré. Avec des taux hypothécaires proches de 0%, qui ne se laissera pas tenter? Le résultat est aussi prévisible que ses effets seront catastrophiques. Personnellement, je connais des cyniques qui se frottent déjà les mains en se léchant les babines à la vision des bonnes affaires qui se préparent. Si vous êtes comme eux, attendez quelques années avant d’acheter. Et ne vous laissez surtout pas impressionner par les traditionnels arguments sur l’exiguïté du territoire genevois et son exception immobilière. Ces arguments sont du pur recyclage. Ils ont déjà servi tels quels dans les années 80.

    Le plus curieux, c’est que ceux qui encouragent à l’endettement individuel sont les mêmes qui ont peint l’endettement des états comme le diable sur la muraille. Quand on ne remarque même plus les paradoxes les plus évidents, le danger est imminent…

  • Lumière d'août, de William Faulkner

    Par Alain Bagnoud

    cfs_faulkner_sightg_2004.jpgC'est toujours un peu difficile de parler d'un chef-d'œuvre qu'on vient de lire.

    Il suffirait peut-être de le signaler. Dire par exemple que Lumière d'août, de Faulkner, est un chef-d'œuvre. Ça devrait suffire.

    Mais, bon, vous savez ce que c'est. L'envie de bavarder, d'exprimer ses sensations. Et puis c'est un petit exercice de style, de faire un post sur un livre qu'on a aimé.

    On pourrait commencer en expliquant que Lumière d'août est, comme l'indique le quatrième de couverture, la genèse d'un meurtre. Ou affirmer que le livre raconte la quête d'identité d'un orphelin blanc qui a du sang noir dans les veines, d'un mulâtre qui ne sait pas qui il est. Ou constater que deux histoires se mêlent, celle de Christmas, l'assassin, et celle de Lena, jeune fille séduite, engrossée, abandonnée, à la recherche de son amant, et qui découvre dans cette quête un but et une jouissance.

    On pourrait encore conclure que Faulkner fait le portrait d'une société puritaine figée dans ses croyances et ses principes, qui produit des fanatiques et de la haine à gros bouillons. Une société livrée à un Dieu de colère et de vengeance, violemment raciste, vivant sur des principes rudes, lesquels produisent, par surgissement d'opposition, un érotisme désolé.

    Les femmes chez Faulkner sont facilement séduites, ne demandent qu'à tomber dans le péché et à s'avilir. Le sexe est morbide, malsain. Soit il se révèle sans plaisir, violent, soit il tourne en nymphomanie. Sur tout cet univers romanesque court la méfiance de la femme, qui incarne la pulsion irrépressible, mais aussi la douceur, l'amour, la charité, choses que ces hommes rudes et corsetés refusent de tout leur être.

    Lumière d'août est servi par une narration assez classique, pour qui a déjà fréquenté Faulkner. Il n'y a pas ici de grand flux de conscience, de monologues intérieurs constituant le récit comme dans Tandis que j'agonise. Il n'y a pas non plus de jeu excessif avec la temporalité. Ça commence avec le meurtre et l'arrivée de Lena dans la ville, un long flash-back raconte l'enfance et la formation de Christmas, puis on revient à la traque de l'assassin et à son lynchage final.

    Mais le livre n'est pas si simple, quand même. Les non-dits, les points de vue, les idéologies donnent un soubassement et une force à l'histoire. Elle est vue et racontée par les personnages témoins des faits, qui les expliquent selon leur point de vue, d'après leur vision du monde.

    Et comme toujours chez Faulkner, le destin manipule les personnages comme des marionnettes et cet univers pessimiste, tragique, hanté par la faute, s'il est d'une puissance rare et d'une profondeur tragique, n'est pas des plus faciles à habiter.


    William Faulkner, Lumière d'août, Folio

    (Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud.)


  • ARTICLE OU PRODUIT?


    Par Antonin Moeri

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    J’ai poursuivi l’enquête. Mon libraire préféré n’était pas à son poste ce jour-là. J’ai tendu une oreille attentive. Un autre libraire disait à son collègue: “- Tu vas lui faire une fiche d’évaluation? - Oui, bien sûr! - Tu seras pas trop salaud!” J’ai alors demandé si la pratique de l’évaluation s’était imposée dans ce commerce comme elle s’est imposée dans les entreprises privées et publiques. “Tout à fait, dit le jeune homme, là je dois évaluer une apprentie, elle vient de commencer, elle a dix-sept ans, je noterai si elle a un bon contact avec les clients, si nous lui apportons quelque chose et si elle nous apporte quelque chose au niveau du travail.”
    Je croyais jusqu’à ce jour que le patron de cette librairie était un post-soixantuitard que l’auto-gestion passionnait. Pas du tout, dit l’employé qui m’avait accordé deux minutes d’attention, il vient de la banque, il applique directement les lois de la finance au flux des produits. Si l’auto-gestion l’a passionné un jour, il ne doit plus savoir très bien de quoi il s’agit.
    Je me suis demandé en quittant l’établissement s’il fallait désormais faire mes commandes de livres ici ou dans la librairie tenue par des gauchistes, sise un peu plus loin sur le boulevard. Dès qu’on lui parle de produits, l’amateur de livres ne se sent pas en territoire ami. J’espère que, dans l’autre librairie, on ne me dira pas: “L’article est arrivé!!!”