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  • Le livre de Jean-Jacques BONVIN

    par antonin moeri

     

     

    Incipit sans pareil. On vous raconte au présent la naissance d’un enfant dont la laideur va effrayer les parents: le colérique papa (Roland) qui fume pipe ou gitanes en lisant le journal et la mère (Jacqueline) née dans un château fribourgeois. Roland avait commencé des études de médecine vite abandonnées. Quand il rencontre Jacqueline, il est tasteur de vins. Ils sont beaux tous les deux. Mariage. Elle astique le nid.

    La mère de Jacqueline a le beau rôle dans ce roman. Elle s’occupe du petit à qui elle apprendra à lire et, surtout, à aimer lire. Elle lui lira plus tard de longs passages du Cardinal de Retz, «souriant avec une certaine gourmandise aux pires mensonges et aux coups tordus les plus répréhensibles». Elle entrouvrira pour l’enfant la porte de la chambre noire où, dans l’air saturé de gaz délétères, ondule le serpent entre les jambes d’un diable «couvert de poils et d’escarres» et celles d’un Krouchtchev «en veston démantibulé et aux dents gâtées». Le père de Jacqueline, avocat célèbre, ex-préfet de la Glâne, a écrit des articles, des vers, des pièces et «des chants exaltant héroïsme agricole et constance potagère».

    L’enfant inquiet, nerveux, curieux comme une fouine, ne tient pas en place. Il se vautre dans les «sermons, les prêches, les injonctions, les histoires à dormir debout» auxquels il ne croit pas mais qui le fascinent. Fascination qui n’est pas sans rappeler celle que connaît le narrateur devenu écrivain et aimant «se diluer dans le narratif venu d’ailleurs». La trottinette bleue aux pneus blancs, par exemple, a la même fonction dans ce livre que le vieux vélo Steyr-Waffenrad dans le récit «Un enfant» de Thomas Bernhard. Elle permet les échappées les plus folles, les virées les plus audacieuse dans les ruelles, aux environs et sur les remparts, jusqu’à la catastrophe que connaît le narrateur de TB sous une pluie battante, quand la chaîne du vélo se rompt, jusqu’à celle que connaît le narrateur de JJB, sous une pluie battante, quand sa trottinette va heurter un mur et que sa copine (également sur la trottinette) va se briser le crâne contre une borne de granit. Si j’attire l’attention sur la fonction de ces deux appareils de locomotion, c’est que les deux enfants, celui de JJB et celui de TB, sont perçus par leur entourage comme des affreux, des possédés, des monstres inéducables.

    Dans une des plus belles pages du «Troisième animal», le lecteur entend la grand-mère lire à haute voix des histoires où il est question de Richard Coeur de Lion. «Elle lit avec la volonté têtue de bien dire, de bien prononcer, de me séduire moi, qui écoute et entends, à qui est destiné ce travail d’élocution». Cette grand-mère qui, levant les yeux du livre, se met à rire, donnant libre cours au «bonheur de se souvenir de ce qu’elle lit et a déjà lu». L’image de cette grand-mère offre un contraste poignant avec celle de la mère qui, après le déménagement de Romont (750 m) à Crans (1500 m), «où le fromage coule à flot comme le béton, où les montagnards ont appris les lois de l’offre, de la demande et de la fraude, où on élève des tours de vingt étages, des cliniques, des bowlings, où cheminent des chihuahuas perplexes entre les mains baguées de Milanaises et Parisiennes en lunettes noires et manteaux de fourrure», une mère qui, après ce funeste déménagement, disparaît de plus en plus souvent pendant que Roland descend ses canettes de bière en tapant des contrats sur une machine à écrire, une mère qui revient «plus maigre que jamais avec des yeux cernés d’opacité», sort d’un tiroir des dessins de barbus qui pourraient être des dessins de pieuvres, s’ouvre les veines avant d’être enfermée: coma insulinique, électrochocs, gavage psychotrope, profonde hébétude. Une mère qu’on retrouvera morte sur le canapé du salon.

    J’ai souvent pensé à la mère du narrateur dans «Le Malheur indifférent» de Peter Handke, en suivant la trajectoire de Jacqueline. Mais d’où viennent ces barbus et ces pieuvres, ces créatures des profondeurs surgissant dans la tête de ces femmes qui, en se mariant parce que cela se fait, entrent «dans le tunnel dernier», vivent à l’ombre d’un mâle ombrageux et colérique ou seules dans un entourage hostile, puis s’effacent, maigrissent, se désintègrent, ne savent plus qui elles sont, disparaissent dans l’indifférence la plus totale? À cette question JJB ne répond pas... «Je ne sais pas comment le dire».

     

     

    Jean-Jacques Bonvin: Le troisième animal, éditions d’autre part, 2014

  • Z'avez dit réac'

     

    Par Pierre Béguin

     

    Goncourt1.PNGEn 1857, après une incursion dans un bistrot populaire en compagnie d’Henry Murger (auteur des Scènes de la vie de bohème qui servira de livret à l’opéra de Puccini), les frères Goncourt ne purent déguiser le dégoût et le mépris que leur avait inspiré cette expérience: «Oui, cela est le peuple, cela est le peuple, et je le hais, dans sa misère, dans ses mains sales, dans les doigts de ses femmes piqués de coups d’aiguilles, dans son grabat à punaises, dans sa langue d’argot, dans son orgueil et sa bassesse, dans son travail et sa prostitution, je le hais dans ses vices tout crus, dans sa prostitution toute nue, dans son bouge plein d’amulettes! Tout mon moi se soulève contre des choses qui ne sont pas de mon ordre et contre des créatures qui ne sont pas de mon sang».

    Curieusement, en regard de ces propos,  les frères Goncourt n’étaient, parfois, pas dépourvu d’une certaine sympathie pour les pauvres. Edmond par exemple – certes moins «caractériel» que son cadet – a écrit, dans le Journal, des lignes très dures contre la répression officielle de la Commune de Paris en 1871. Mais les mots respirant la haine de la pauvreté et tremblant d’une peur inconsciente de la déchéance sociale traduisent fort bien leurs impulsions plus profondes. 

    En réalité, leur préférence pour la vie sous l’Ancien Régime s’apparente au choix d’autres conservateurs et réactionnaires du XIXe siècle: la vie moderne est condamnable en raison de sa confusion et de sa désunion, de son abandon de tout principe d’autorité politique ou sociale, de son matérialisme vulgaire. L’égalité introduite depuis 1789 n’est qu’un leurre! Non pas que Jules et Edmond considéraient la société du XVIIIe siècle meilleure, moins injuste, mais du moins cette injustice-là avait-elle pour eux le bon goût de jouer en faveur des gens éduqués, principalement ceux dont le nom était muni de cette particule qui ornait le leur depuis deux générations à peine et à laquelle, paradoxalement, ils tenaient tant. Le XIXe siècle a libéré tous les courants inférieurs que contenaient solidement les digues de l’Ancien Régime: le matérialisme économique, les impulsions sociales primitives des basses classes, la vie casanière débilitante et terne de nos grands-mères. Aux yeux des Goncourt, échanger sa culture traditionnelle contre ces formes sociales dénaturées revenait, pour un pays comme la France, à s’offrir à la domination de ces éléments étrangers et barbares qui guettaient l’instant de la frapper de l’intérieur. Et parmi eux les juifs, contre lesquels l’animosité était une manière de traduire une nostalgie de structures sociales plus réduites, liées aux traditions d’une communauté qui jouissait encore de cette unité et de cette solidarité en passe d’être détruites par l’éclatement de la société moderne et la nécessité  de toutes-puissantes organisations de masse…

    Mutatis mutandis, quelle différence avec un certain discours réactionnaire très actuel? Rien, ou si peu de chose… Les peurs et les attitudes sociales que traduisaient ces idées de décadence et de chute, de retour à la chienlit et à la bestialité, de refus des supra structures, ressemblent furieusement aux angoisses contemporaines. La crainte que l’attaque contre les distinctions sociales et les privilèges aristocratiques, au nom de l’égalité et de la satisfaction personnelle, se retournerait en fin de compte contre les principes individualistes au nom desquels elle était lancée – crainte qui sert de toile de fond à l’analyse d’Alexis de Tocqueville* – est toujours aussi vivace. On retrouve, par exemple, dans l’extraordinaire roman du colombien Fernando Vallejo La Vierge des tueurs des lignes sur la «populace» qui font étrangement écho, près d’un siècle et demi plus tard, à celles des Goncourt, nonobstant bien entendu la distance de mise entre auteur et narrateur: «…Nous avons continué vers l’avenue La Playa parmi la populace et les marchands des rues. Les trottoirs? Envahis par les étalages de camelote qui bloquaient le passage. Les téléphones publics? Démolis. Le centre? Dévasté. L’Université? Démantelée. Ses murs? Profanés par des proclamations haineuses «revendiquant» les droits du «peuple». Partout le vandalisme et la horde humaine: des gens, toujours des gens, encore plus de gens, et comme si nous n’étions pas encore assez, de temps en temps une bonne femme enceinte, une de ces putes de chiennes pondeuses qui pullulent dans tous les coins avec leur panse impudique dans l’impunité la plus monstrueuse. C’était la populace envahissant tout, détruisant tout, cochonnant tout avec sa misère crapuleuse. «Place, racaille puante!» Nous allions nous frayant un passage à coup de coude parmi cette tourbe agressive, laide, abjecte, cette race dépravée et infrahumaine, cette monstruothèque. Ce que vous voyez là, martiens, c’est le présent de la Colombie et ce qui vous attend tous si on n’arrête pas l’avalanche. Des lambeaux de phrases parlant de vols, de braquages, de morts, d’agressions me parvenaient aux oreilles, rythmés par les immanquables délicatesses de «bâtard» et «fils de pute» sans lesquelles cette race fine et subtile ne peut ouvrir la bouche. Et cette odeur de graisse rance et de friture et de bouche d’égout… Il est là! Il est là!  Ça se voit. Ça se sent. Le peuple est bien présent. Il s’autogénère, et quand la pauvreté prend des forces, elle se propage comme un incendie en progression géométrique. Le pauvre, c’est les couilles sans repos et le vagin insatiable…»

    Edmond et, surtout, Jules de Goncourt – j’en suis convaincu pour avoir passablement pratiqué leur œuvre et, surtout, leur Journal – n’auraient pas renié un seul mot de cette diatribe. Comme pas mal de mes contemporains, et pas des moins respectables – parmi lesquels des intellectuels qui n’oseront jamais se l’avouer – ne renieraient pas celle des Goncourt. Et vous? Et moi? Une fois grattée la fine couche de principes et d’humanité que le bien-être matériel nous permet d’entretenir à bon marché pour le confort de notre conscience… Fasse l’avenir que nous n’ayons pas à trop en éprouver la résistance!

     

     Dans son histoire de la France sous l’Ancien Régime, Tocqueville met la classe moyenne en garde contre le danger d’attaquer la société aristocratique au risque de détruire la stabilité sociale aussi nécessaire à la bourgeoisie qu’à la noblesse.

     

  • Irena Brežná, L'ingrate venue d'ailleurs

    Par Alain Bagnoud

    editions_en_bas-brezna_l_ingrate_venue_d_ailleurs_couv-2.jpgL'ingrate venue d'ailleurs propose une autre voix que celles qui chantent dans l'immense concert satisfait de la suissitude enviable. Celle d'une étrangère, d'une immigrée, qui devient helvète sans se retrouver pour autant chantre des clichés traditionnels, comme c'est souvent le cas. On sait qu'il n'y a pas plus intransigeant qu'un converti. En nationalisme aussi. Les exemples abondent.

    L'héroïne d'Irena Brežná, elle, n'a jamais renié ses valeurs pour se réfugier dans celles d'une nouvelle patrie fantasmée. Elle a construit à partir de sa trajectoire une nouvelle identité. Et la merveille est que celle-ci offre quelque chose de plus.

    Nous sommes dans les années septante. Une jeune fille vient des pays de l'est, a grandi sous une dictature communiste, et se retrouve dans la liberté, la froideur et la tristesse helvètes.

    Utilisant une langue inventive, avec un sens affirmé de la formule, une liberté de ton et de composition, Irena Brežná raconte la confrontation des valeurs, les réactions que provoque ce nouveau monde bizarre qui pratique le contrôle, l'obéissance, le sérieux, la politesse et le matérialisme.

    Si le livre dégage une énergie formidable, il provoque également un peu de mélancolie, liée à cette période différente, dans laquelle les bourgeois n'étaient pas encore bohèmes, qui semble avec le recul une époque plus libre et plus contestataire. L'ambiance qui s'en dégage rappelle un peu les Faiseurs de kn-120308-1.jpgSuisses, film réalisée en 1978 par Rolf Lyssy. avec Emil, qui racontait les processus de naturalisation, ou évoque Frisch et Dürrenmatt, ces écrivains qui osaient encore critiquer le système.

    Mais L'ingrate venue d'ailleurs ne se réduit pas à cet aspect et fait également le lien avec le présent. Les épisodes de l'odyssée personnelle de la jeune fille alternent avec des scènes plus actuelles. Devenue interprète, l'héroïne traduit les discours de migrants dans des hôpitaux, des tribunaux, des centres d'accueil. Ces vies dévastées qu'elle relate proposent un contrepoint tragique au récit caustique, amusant, parfois cruel, qui, par le miroir des années 70, nous demande ce que nous sommes devenus.

    Traduit de l'allemand par Ursula Gaillard, L'ingrate venue d'ailleurs a obtenu le Prix fédéral de littératture 2012.

     

    Irena Brežná, L'ingrate venue d'ailleurs, Editions d'en bas

     

     

  • Après l'Orgie en Livre de Poche !

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    par Jean-Michel Olivier

    Après L'Amour nègre (Prix Interallié 2010), voici Après l'Orgie, ou les aventures de la belle Ming chez le psy

    Je me permets de reproduire ici le bel article que Michel Audétat avait consacré à mon livre dans Le Matin Dimanche.

    « Ayant renoncé à cultiver son jardin, Candide avait repris du service en 2010 sous la plume de Jean-Michel Olivier : son ingénu s'appelait Adam, venait d'Afrique, se retrouvait adopté par un couple de stars hollywoodiennes, et la fable de cet innocent jeté dans notre hyper-modernité extasiée avait valu à l'écrivain genevois le prix Interallié de cette année-là. L'amour nègre ne l'avait pas volé. 

    Aujourd'hui paraît Après l'orgie qui le prolonge. C'est le versant féminin de L'amour nègre : les aventures de Ming, la demi-soeur d'Adam dont il avait été séparé et qu'il avait retrouvée dans un pensionnat suisse à la fin du roman. La jeune femme se confie ici à son psychanalyste qui finit par y perdre son latin et son Freud: payé pour fouiller les profondeurs de la psyché, il se retrouve devant une Chinoise aux yeux bleus qui semble pure surface, vraie dans ce qu'elle paraît, dénuée de tabous et peut-être même d'inconscient.

     Ming en a des choses à raconter. Les années turbulentes dans la luxueuse hacienda de ses parents adoptifs. Ses amours nombreuses. Ses grossesses foireuses. Sa métamorphose par la chirurgie esthétique, en Suisse, à la suite d'un accident de voiture. Puis ses séjours en Italie où elle devient la cajoleuse favorite de «papi, le chef du gouvernement: cela débouche sur une scène d'apothéose hédoniste, au Colisée, dont on laisse l'agréable surprise au lecteur.

     Satirique, grinçant et dopé aux amphétamines, Après l'orgie est aussi un roman dialogué comme les aimait Diderot. Il emprunte son titre à un essai de 1990: « Que faire après l'orgie? », s'interrogeait Jean Baudrillard dans La transparence du mal. Bonne question. Que faire, en effet, quand on a tout libéré, les moeurs, le plaisir, l'art de ses contraintes, le commerce de ses entraves et le capitalisme financier du réel? C'est la question que nous lègue la modernité et à laquelle Jean-Michel Olivier confronte ses personnages. »

    * Jean-Michel Olivier, Après l'Orgie, roman, Le Livre de Poche, 2014.

    Dans toutes les bonnes librairies dès le 2 juillet !

  • lettres de Sam

    par antonin moeri

     

     

     

    Beckett excelle dans l’art d’imaginer la vie des autres ou, plus simplement, une autre vie. Ainsi écrit-il à un ami qu’il s’est promené dans un parc à Londres et qu’il a vu un petit garçon en compagnie de sa nurse. Voilà que le jeune homme, revenu de la pissotière, ne retrouve plus le petit garçon et sa nurse. Il aimerait que sa mère vienne l’embrasser avant qu’il s’endorme. Il aimerait tomber amoureux, avoir un enfant pour engager une Nounou. «Il faut qu’elle ait un nez couleur de fraise et qu’elle suce des clous de girofle ou au moins des pastilles à la menthe». Passant sans transition à la nounou du parc, il poursuit: «Elle portait le gros ballon du garçon dans un filet à provisions et ils ont partagé une pomme verte». Tout ça est écrit dans une période de déréliction où «l’idée même d’écrire semble d’une façon ou d’une autre ridicule», où les éditeurs refusent ses textes, où il aurait envie de dormir 20 heures d’affilée et où il n’ouvre plus la bouche sinon dans les bars pour commander une stout ou dans les épiceries pour acheter une boîte de sardines. C’est peut-être en cela que cette correspondance est passionnante. On y voit, à travers hésitations, dégoûtations, désir de connaître tous les tableaux des plus grands maîtres, solitude, rage, désespoir, irritation et quête éperdue de sens, on y voit un individu devenir celui qui, dans Malone meurt, imaginera le gros Louis qui a du mal à joindre les deux bouts, un gros Louis édenté, dépeceur de porcs, «fier de savoir si bien dépecer les bêtes selon le secret que son père lui a transmis». Mais fallait-il, pour voir tressauter les étincelles dans la tête du jeune homme révolté, un pareil océan de notes, je dis océan car les notes prennent plus de place que les lettres, ce qui est assez époustouflant dans le cas d’un auteur comme Beckett. Le lecteur se demande d’ailleurs ce qu’eût pensé Sam de pareil débordement, de pareil zèle, de pareil empressement. Peut-être les organisateurs de ce projet pharaonique ont-ils voulu s’adresser à d’éminents spécialistes surchargés de diplômes obtenus dans les universités les plus réputées.

  • Jean-Louis Kuffer, L’Échappée libre

    Par Alain Bagnoud


    ob_c3799c_echappee-libre-kuffer.jpgIl y a trois manières de lire L'Echappée libre (Lectures du monde (2008-2013), le dernier livre de Jean-Louis Kuffer qui vient de paraître à L'Age d'Homme.

     

    La première, c'est de commencer par l'index pour voir qui y est, si on y est, et à irradier de là. La deuxième, plus vagabonde, consiste à piquer au hasard dans le livre, attiré par un sous-tire, « Du pasticcio », « Destination Bratislava »... La troisième est traditionnelle : commencer au début et finir à la fin.

     

    Des trois, on fait son miel, mais je conseille la dernière.

     

    L'ouvrage est en effet composé. Il commence par trois citations de Dostoievski, Ludwig Hohl et Proust qui évoquent la mort, et d'un bel avant-propos qui suggère ce que la mort et la vie se doivent et ce que la littérature leur doit.

     

    On trouve dans la suite de l'ouvrage réflexions, pages de journal, évocations, souvenirs, compte-rendus de livre, récits de voyage interrogations sur la littérature, et les noisettes des noms et des anecdotes (une rencontre avec Sollers, un voyage en Italie, des retrouvailles avec Vladimir Dimitrievich ou le récit de la mort de Jacques Chessex).

     

    Si les fidèles de Kuffer ont déjà pu lire beaucoup de ces textes sur le net, le livre leur donne une autre résonance en les insérant dans une trajectoire, un calendrier, en établissant entre eux un jeu d'échos et d'intertextualité.

     

    On s'y repère grâce à des repères temporels, on constitue des histoires à épisodes (par exemple celle de son manuscritL'enfant prodigueet de sa trajectoire avant publication). Des constructions charpentent l'ouvrage, comme la conversation par correspondance entre JLK et Pascal Janovjak auteur francophone slovaco-franco-suisse vivant à Ramallah, qui constitue un petit roman épistolaire au milieu du livre.

     

    kuffer_2006_grand.jpgLe livre, sous-titré Lectures du monde, couvre les années 2008 à 2013. il s'inscrit dan un cycle qui comprend Les Passions partagées, Lectures du monde (1973-1992) (Bernard Campiche 2004), L'Ambassade du papillon, Carnets 1993-1999 (Bernard Campiche 2000), Chemins de traverse, lectures du monde 2000-2005 (Olivier Morattel 2012), Riches Heures, blog-notes 2005-2008 (L'Age d'homme). 

     

    Un travail considérable. Une curiosité insatiable à ce qui se fait ici et ailleurs. Une générosité d'ogre. Et une manière de vivre.

     

    « Vivre, lire et écrire ne représentent à mes yeux qu'une seule démarche. Écrire m'est devenu aussi vital que respirer, mais écrire sans vivre ou sans lire, qui renvoie à la vie et à l'écriture des autres, me semblerait tout à fait vain. »

     

     

     

    Jean-Louis Kuffer, L’Échappée libre (Lectures du monde (2008-2013), L'Age d'Homme.

     

  • Humeurs barbares

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    par Jean-Michel Olivier

    Ta vraie patrie, ce sont les livres, depuis toujours. Et c’est là, au milieu des cartons éventrés et des piles de nouvelles parutions, que tu es véritablement à la maison. Chez toi. Toujours tu as un nouveau livre à me montrer. Un auteur inconnu à me faire découvrir. Un coup de cœur ou une révélation que tu as hâte de partager avec ton enthousiasme.

    En grec ancien, ce mot désigne l’inspiration, voire la possession par le souffle divin. Plus tard, avec Pascal, Spinoza et Nietzsche, l’enthousiasme sera lié à l’expérience mystique, à la joie extatique, à une forme de dévotion jalouse à un idéal ou une cause. Mais aussi, dans un sens plus obscur, à une passion qui implique un esprit partisan, aveugle aux difficultés et sourd aux arguments adverses.

    Pour moi, tu es cet esprit enthousiaste, au double sens du terme : un passeur d’exception, habité par une force mystique, effrayante de certitude, et un homme en proie aux démons partisans, capable de tout sacrifier aux idées qui l’animent.

    Certains jours, je te vois, guilleret, une pile de livres sous le bras, impatient de me recommander tel classique de la littérature slave ou polonaise. D’autres fois, d’humeur plus sombre, tu es en proie aux mille soucis d’une maison d’édition qui affronte la tempête. Taciturne. Ombrageux. D’une ironie mordante sur tes collègues qui ont déjà rédigé le faire-part de ton enterrement, et même les écrivains que tu publies.

    Peu de gens, dans cette humeur mélancolique, trouvent grâce à ses yeux.

    Ah cette poétesse locale, Sibylle Mollet ! Toujours vêtue d’une ample robe à fleurs de papier peint, grande amie des dames patronnesses et de mademoiselle Porée, elle pratique depuis toujours une poésie minimaliste qui laisse au lecteur le temps de respirer !

    « Ce n’est pas de la littérature, lances-tu, emphatique, c’est du goutte-à-goutte ! »

    Et ce pauvre Dutonneau ! Tu l’as porté sur les fonts baptismaux, naguère, alors qu’il doutait de son talent, mais il a perdu toute forme d’intérêt le jour où il a quitté la Maison.

    « Il y a dans la vie de chacun des rites de passage. Crois-moi : j’ai toujours défendu ses livres. Mais, à un moment, je lui ai dit : Étienne, il faut sortir de Pully ! Arrêtez le piano et les échecs ! Ne faites plus  qu’écrire. Entrez dans la vraie vie ! Cela l’a vexé, le chérubin ! Il se croyait au-dessus de la mêlée. Alors que son œuvre reste toujours à écrire. Un jour, nous avons refusé l’un de ses manuscrits parce qu’il n’était pas bon. Il en a pris ombrage. Il a claqué la porte de la Maison. Ensuite, bien sûr, comme tous ceux qui ont quitté le navire, il a invoqué des raisons politiques… »

    Et la grande dépressive ! Cheveux bouclés, grands yeux noirs et ronds comme des billes, l’air constamment éberlué, sourire crispé à la Juliette Gréco… Son petit panier à la main, elle vient te voir à chaque fois qu’elle pond un œuf ! Mais toi, cruel, tu refuses son offrande… Trop de pathos, de vide grandiloquent ! Elle te quitte en pleurant. Elle va trouver la folle des éditions Chloé qui lui tend un kleenex et lui dit qu’elle est la meilleure écrivaine de Carouge, donc d’Europe, et donc du Monde entier…

    « Ah le vieux grigou valaisan ! De temps à autre, il vient me voir, quand il descend de ses montagnes, besace au dos et bâton de pèlerin. Autrefois, j’ai eu le tort de publier une plaquette de poésie rupestre où figuraient quelques textes de lui. Depuis, il me réclame des fortunes ! Quand je lui dis que les affaires vont mal, il n’en croit pas un mot et menace de me traîner en justice ! Finalement, pour le calmer, je lui donne quelques livres et il s’en va sinon heureux, du moins rasséréné : il n’a pas eu à sortir son porte-monnaie… »

    Et le Suisse de Paris ! Colossal et gourmand, teint rubicond, coupe de cheveux d’un moine trappiste, une prétention égale au moins à son humilité, écrivant nuit et jour des romans que personne ne lit, mais conservant l’espoir, toujours, que son génie soit reconnu par un Prix littéraire… Il t’envoie tout ce qu’il gribouille : articles, notes de blanchisseur, brouillons de livres ésotériques… Tu jettes tout à la poubelle, sans lire une ligne, il en fait une jaunisse. Tu es le pire éditeur que la terre ait porté ! Encore un type qui veut ta mort…

    À chaque fois, c’est la même passion — ardente, joyeuse et communicative — mais à l’envers.

    Illustration : icône de saint Roman.

  • Jérôme Meizoz, Temps mort

     

    Par Alain Bagnoud

    On n'a pas besoin d'avoir vécu dans une campagne catholique pour prendre de l'intérêt au dernier opus de Jérôme Meizoz. Mais ceux qui, comme moi, partagent avec l'auteur une mémoire transmise par les générations précédentes, sentiront en eux quelque chose s'éveiller quand ils liront Temps mort.

    Ce livre est le compte-rendu et le commentaire de la découverte qu'a fait l'écrivain, dans un grenier, des carnets de sa tante, celle qui lui a servi également de mère et de grand-mère, Laurette. Dans sa jeunesse, celle-ci était jaciste, présidente de la section Christ-Roi de Vernayaz, active dans le mouvement entre 1937 et 1945.

    Le jacisme, qui, comme le relève Meizoz, évoque le mot fascisme, obéissait plutôt à une idéologie pétainiste. Sous ce nom un peu barbare, il faut lire le sigle J.A.C : Jeunesse agricole catholique.

    Il s'agissait d'une organisation militante qui avait pour but, selon la brochure La J.A.C.F, pourquoi ? comment ? publiée en 1937, de « refaire une classe rurale franchement chrétienne ». Les réunions n'étant évidemment pas mixtes, Meizoz s'attache à l'analyse d'une section féminine, celle que présidait sa tante.

    On trouve, dans les documents qui sont restés, de quoi examiner le mouvement et ses idées. Ses angles d'attaque politiques sont clairs : le chrétien doit servir la patrie, respecter les autorités et les patrons, craindre les communistes, prier pour que la Russie soit délivrée. Sur ces sujets, la prière est évidemment le seul moyen d'action des jeunes filles puisqu'elles n'ont pas le droit de vote.

    Mais il en est d'autres sur lesquels elles peuvent agir. Des consignes strictes donnent forme à bien des actes de la vie quotidienne. La mode : vêtements jusqu'au cou, couvrant les genoux et les coudes. Le flirt, les plaisanteries déplacées, les discussions légères : les éviter. La danse : suspecte. La radio, la lecture : des dangers. Le corps : il ne nous appartient pas.

    L'objectif est que ces jeunes filles de la campagne deviennent des épouses et des mères chrétiennes, ou à défaut des vieilles filles, situation tragique, le mariage étant la seule vocation civile.

    Toute cette idéologie, qui était portée par une propagande efficace, s'est effondrée dans les années soixante. Elle reste familière à ceux qui, comme moi, ont été en contact avec ce monde-là. Familière aussi à Annie Ernaux, qui signe la préface du livre en rappelant cet idéal passé de la fille soumise livrée à la propagande de l'église.

    Mais des idéaux, il en est d'autres. En partant de cet exemple jaciste, Temps mort nous fait réfléchir aux forces auxquelles nous sommes soumis, sans les voir, parce que la proximité nous aveugle. Il nous fait nous souvenir que l'individu, ses croyances, ses idées sont le produit d'une époque. Et que nous n'y échappons pas plus que nos aïeuls.

     

    Jérôme Meizoz, Temps mort, Editions d'En Bas

  • La faute à Rousseau

     

    Par Pierre Béguin

     

    Rousseau.PNGRéfugié à Motiers-Travers, Jean-Jacques Rousseau, le 12 mai 1763, écrit au premier syndic de Genève cette lettre qu’il vaut la peine de retranscrire dans son intégralité:


    «Monsieur,

    Revenu du long étonnement où m’a jeté, de la part du Magnifique Conseil, le procédé que j’en devais le moins attendre, je prends enfin le parti que l’honneur et la raison me prescrivent, quelque cher qu’il coûte à mon cœur. Je vous déclare donc, Monsieur, et je vous prie de déclarer au Magnifique Conseil, que j’abdique à perpétuité mon droit de bourgeoisie et de cité dans la ville et République de Genève. Ayant rempli de mon mieux les devoirs attachés à ce titre, sans jouir d’aucuns de ces avantages, je ne crois point être en reste envers l’Etat en le quittant.

    «J’ai tâché d’honorer le nom Génevois; j’ai tendrement aimé mes compatriotes; je n’ai rien oublié pour me faire aimer d’eux; on ne pouvait plus mal réussir. Je veux leur complaire jusque dans leur haine; le dernier sacrifice qui me reste à leur faire est celui d’un nom qui me fut si cher.

    «Mais, Monsieur, ma patrie en me devenant étrangère ne peut me devenir indifférente; je lui reste attaché par un tendre souvenir, et je n’oublie d’elle que ses outrages. Puisse-t-elle prospérer toujours et voir augmenter sa gloire; puisse-t-elle abonder en citoyens meilleurs et surtout plus heureux que moi!

    «Recevez, Monsieur, je vous supplie, les assurances de mon profond respect.»


    Le geste, dans le fond comme dans la forme, souligne par sa grandeur même la mesquinerie de ce qui l’a motivé: la condamnation, par le Conseil de Genève, de l’Emile et du Contrat social, et le décret de prise de corps à l’égard de leur auteur, le 19 juin 1762. Mais surtout le refus fait à la famille Rousseau (le frère et les cousins de Jean-Jacques) par ce même Conseil de lui communiquer l’arrêté qui frappait l’écrivain et ses œuvres.

    Ces procédés secrets furent ressentis par un certain nombre de citoyens rattachés au parti des Représentants comme un outrage plus grave envers l’ensemble de la bourgeoisie que ne le fut la condamnation elle-même. «L’affaire Rousseau», en s’inscrivant dans la chaîne des revendications bourgeoises contre l’arbitraire de l’oligarchie genevoise, allait désormais se jouer sur la scène politique. Considérée par les Représentants comme un acte de courage moral, l’abdication de Jean-Jacques, survenue presqu’une année après sa condamnation («je prends enfin le parti que l’honneur et la raison me prescrivent» précise-t-il dans sa lettre), devait donner l’exemple: Rousseau venait de semer la première graine de la révolution à Genève.

    Curieusement, le premier acte de protestation, voire de révolte, s’éleva d’un des membres les plus en vue de cette oligarchie: Charles Pictet, ancien colonel, propriétaire à Cartigny, critiqua vertement la condamnation du Contrat social (il trouvait toutefois justifiée celle de l’Emile) et la position prise par les magistrats genevois et les membres du Petit Conseil. Dans une lettre adressée au libraire Emmanuel Duvillard, il précise: «La république se croit-elle comptable de la façon de penser de ses citoyens absents; elle aurait en ce cas bien plus à faire si elle eût à justifier, en matière de religion, les sentiments de la plupart de ceux qui vivent en son sein…» Plus loin, il ajoute que les magistrats éloignent de tout emploi public «les fauteurs de nouvelles opinions» pour n’y admettre que les zélés partisans de la religion et des anciennes mœurs. En révélant ainsi une attitude générale des familles du gouvernement, et du conformisme qu’elles exigeaient des candidats aux emplois publics, Charles Pictet dénonçait ouvertement la stratégie de l’oligarchie pour maintenir sa minorité au pouvoir.

    Rendue publique par Duvillard sous l’injonction de son auteur, la lettre déclencha la colère des membres du gouvernement qui ouvrirent aussitôt une information, désignèrent des juges et refusèrent à l’accusé le droit d’être défendu. Pictet sera condamné à demander pardon publiquement à Dieu et à la Seigneurie, à voir sa lettre lacérée en sa présence, et ses droits honorifiques, tant en sa qualité de membre du Magnifique Conseil des Deux Cents que de sa bourgeoisie, suspendus pendant une année. Quant à Duvillard, jugé complice, il se verra privé des privilèges de sa bourgeoisie pendant six mois.

    Une sentence sévère destinée à impressionner la bourgeoisie toujours prompte aux revendications et les Représentants toujours enclins à réclamer leurs droits. En vain. «L’affaire Rousseau», d’une certaine manière, par la grandeur du geste et la beauté du verbe qui l’accompagnaient, avait enclenché la machinerie révolutionnaire. A l’image de la lettre de Charles Pictet, bien d’autres protestations, insubordinations ou révoltes devaient bientôt s’en inspirer. On connaît la suite…