Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 2

  • America Lonely

     

     

    Par Pascal Rebetez


     

    452209886_640.jpg

    Thomas Bouvier est un des fils de Nicolas Bouvier. Il est, comme son père, écrivain et photographe. Se faire un prénom dans cette destinée tient de la gageure. Pour ses cinquante ans, le fiston embarque seul pour une traversée des Etats-Unis, d’est en ouest. En voiture de location, arrêts dans des motels, dans des hôtels de luxe, des auberges de troisième catégorie, le faire n’est pas ce qui compte : il n’y a pas d’aventures saisissantes, pas de dangers à tous les coins de rue, de crotales écrasés, de navajos ivres et violents, pas de putains sautées à Las Vegas ou de longue marche dans le désert de sel. Non, l’aventure ici tient dans une décision, celle de faire le ménage dans sa tête en trente jours, en voiture surtout, on the road only, aller vers l’avant en « anonyme traversant l’espace, éméché par l’élixir du présent ».

    Aller pour s’affranchir de sa propre image, qui pourrait être, on s’en doute, celle du fils de. Et les lieux sont bien choisis, l’Amérique est immense et ses ciels photographiés à l’aube ou au crépuscule traversent le voyageur comme un eau lustrale : il sait et comprend qu’il devient autre, « se nourrissant du seul fait d’être au monde », rejoignant ainsi « le voyage qui nous fa02399801.jpgit » de son père à qui il consacre quelques lignes d’un pur régal, n’omettant pas au passage de stigmatiser les faiseurs de mythes autour de la figure paternelle, ceux qui en ont fait un gourou, tous ces commentaires, ces livres, ces génuflexions, alors qu’en relation intime, le fils se souvient surtout de l’homme blessé, fragile et seul. Et il le retrouve ainsi, fumant une cigarette, dans un petit café de l’Oklahoma, le fils retrouve son père défunt dans leur présence au monde commune. Ciao, c’est fait, le fils peut repartir et son prénom désormais est son nom.

    Adieu les « lourdeurs natales, le moi grotesque, les rêves surannés », l’auteur en se frottant au Nouveau Monde a fait peau neuve, « les atomes aérés, allégés, purifiés, affranchis de tout un arsenal existentiel… »

    Oui, larguer les amarres – que ce soit aux USA ou juste derrière chez soi –, ce carême de soi-même, il faut oser le faire. Pour être à nouveau. Pour repartir.

    America Lonely, Thomas Bouvier, Slatkine 2013

  • Vladimir Nabokov, Lolita

     

    Par Alain Bagnoud

    Dans les années cinquante en Amérique, Humbert Humbert, un quadragénaire européen raffiné, épouse la mère d'une nymphette de douze ans, qu'il désire et pelote. La mère, découvre tout et se fait écraser opportunément par un camion. Humbert s'empare alors de la fillette, qui devient sa maîtresse. Il la promène dans les Etats-Unis, l'installe dans une petite ville. Mais elle s'enfuit avec un dramaturge, quadragénaire pervers, qu'Humbert tue finalement.

    En lisant Lolita, le génial roman de Nabokov, on se demande comment il peut encore être normalement vendu dans les librairies, tant il transgresse les normes de notre société, qui condamne la pédophilie et la considère comme le crime par excellence, en même temps qu'elle sexualise les petites filles et fait de l'adolescente la norme de la mode, de la beauté et du désir.

    Éléments du scandale: le livre se présente comme un mémoire écrit par Humbert emprisonné, pour servir à sa défense. Du coup, à cause de cette option narrative, le lecteur ne peut s'empêcher de s'identifier à lui, par moments. Par moments seulement.

    Un des moteurs de la lecture est en effet le jeu dans lequel on est pris, de la fascination à la répulsion. Humbert se révèle monstrueux: égoïste absolu, emprisonnant sa pupille dans un enfer de possessivité, de jalousie et d'inhumanité, la tenant par la peur. Il est conscient qu'il gâche son enfance et l'empêche de vivre comme une fille de son âge, qu'elle n'éprouve aucun plaisir à ses petits jeux, mais qu'importe: son bon plaisir est la règle.

    En même temps, Humbert le cynique est fou d'amour, ivre de poésie, et ses célébrations de sa nymphette sont somptueuses: du grand art nabokovien. Le pervers est touchant aussi, dans son désespoir de n'être pas aimé, de ne jamais pouvoir l'être.

    Un autre élément dérangeant: impossible de ne pas se souvenir que, en fait, c'est Lolita qui introduit son beau-père dans le sexe. Quand il la récupère, son plan consiste à la droguer et la frôler discrètement pendant la nuit, ménageant son innocence. Mais elle, douze ans, de retour d'un camp de vacances où elle a découvert bien des choses avec un garçon et une fille de son âge, en fait son amant avec une simplicité qui éberlue Humbert lui-même. Et plus tard, c'est elle qui séduit le dramaturge Clare Quilty, après avoir été avertie par une amie qu'il aime les petites filles.

    Voilà peut-être surtout ce qui choque, actuellement : cette affirmation qu'il existe des nymphettes, terme inventé par Nabokov pour décrire des pré-adolescentes sexuées et aguicheuses.

    Le scandale, déjà à l'époque, entre la fin des années cinquante et le début des années soixante, a fait de ce livre un énorme succès, Ceci dit, rares ont sans doute été les lecteurs à le finir.

    On peut imaginer la déception du lecteur émoustillé, s'installant dans son lit pour une soirée voluptueuse et ouvrant son exemplaire de Lolita. Il tombera en effet sur une pure œuvre littéraire, raffinée, subtile, référentielle, teintée d'un humour aristocratique, dans laquelle on chercherait en vain des scènes cochonnes. L'intrigue, même animée par un vague suspense policier, n'incite pas à la lecture haletante.

    Ce qui tient le livre, en réalité, ce qui en fait un chef-d’œuvre, c'est le style de Nabokov, qui transforme la succession des scènes une suite de morceaux d'anthologie.

     

    Vladimir Nabokov, Lolita, Folio