Par Pierre Béguin
Ma mère était une Yersin.
Une cousine en voyage au Vietnam raconte qu’un jour, à Nha Trang, elle veut visiter le musée Alexandre Yersin. Fermé. Elle montre son passeport. A la lecture de son nom, on lui ouvre aussitôt pour elle seule les portes du musée...
Car Alexandre Yersin est encore considéré là-bas comme un «Bouddha vivant» dont la tombe possède à ses côtés – honneur suprême pour un étranger – un petit pagodon toujours orné de fleurs et d’encens. Contrairement à la Suisse (son pays d’origine) et à la France (son pays d’adoption) où il reste méconnu, même s’il possède une rue à Aubonne, à Morges et à Lille, et une place à Paris et à Montpellier.
C’est cette histoire incroyable d’un natif d’Aubonne, dernier né d’une fratrie de trois enfants, que raconte Patrick Deville dans son dernier roman Peste et choléra, couronné du Prix Fémina. Alexandre Yersin: disciple de Louis Pasteur, tour à tour médecin, professeur, chercheur, conférencier, cartographe, explorateur... En une vie, il découvre la toxine diphtérique, le bacille de la peste (qu’il isole sur des cadavres de soldats anglais en garnison à Hong Kong), il crée le deuxième Institut Pasteur en Indochine, il explore la chaîne annamitique, découvre le plateau du Lang Bian, contribue grandement, par la rigueur scientifique de ses notes, à la connaissance topographique et anthropologique du pays, il est à l’origine de la ville de Dalat, il ouvre l’école de médecine de Hanoï, il introduit la culture de l’hévéas, du quinquina... Tout ce qu’il veut, il le peut, tout ce qu’il entreprend, il le réussit. Avant de passer à autre chose.
Le roman de Patrick Deville appartient à un pan important de la littérature moderne depuis trois décennies: la fiction biographique, ensemble qui repose sur un personnage historique avéré, parfois peu connu (artiste, scientifique ou aventurier) et dont nous avons déjà passablement parlé dans Blogres (cf Rimbaud le fils de Pierre Michon ou Un Chasseur de lions d’Olivier Rolin). Comme si le personnage fictif n’avait pas (encore?) retrouvé sa crédibilité auprès du lecteur après le cyclone «nouveau roman», et qu’il fallait donc lui donner une légitimité historique. Le choix d’un «personnage réel», qui mêle ici l’aventure scientifique à l’aventure tout court, permet également à l’auteur de réinstaller son roman dans une forme abandonnée par la littérature moderne, et qui tente timidement de reprendre vie: le roman picaresque qui met en scène la figure traditionnelle de la quête, de l’absolu, de l’inaccessible (cf. Le Chercheur d’or, de Le Clézio, ou Mazurka pour deux morts, de Camilo Jose Cela). Mais, dans ce cas, avec l’originalité d’être solidement arrimée aux rives de la raison par la rigueur scientifique, contrairement à quelques fameux prédécesseurs qui se perdent dans les limbes de leurs fantasmes...
Cette longue vie mouvementée (1863 – 1943) du dernier survivant de la bande à Pasteur permet également à Patrick Deville de superposer les lieux et les époques (de l’invasion prussienne, la Commune à la deuxième guerre mondiale) à la manière des romans «archéologiques» qui prennent l’Histoire comme une succession de strates, et de tisser des liens avec d’autres célèbres explorateurs (Livingston, Stanley) ou écrivains aventuriers contemporains de Yersin, comme Rimbaud, Loti ou Cendrars...
Cendrars justement. On ne peut s’empêcher d’y penser en lisant Peste et choléra. A L’Or bien entendu (l’auteur fait allusion à J.A. Suter), mais à Rhum surtout. Ressemblances entre les deux héros, Jean Galmot et Alexandre Yersin, tous deux mus par une formidable énergie, une grande intelligence, une surprenante capacité d’adaptation et une résistance physique (moindre pour Galmot, certes) qui leur permet d’affronter des conditions extrêmes et des terres parmi les plus malsaines du monde (l’Amazonie pour l’un, la Cochinchine pour l’autre). Ressemblances de style aussi. Dans les deux cas, il s’agit de reproduire cette énergie inépuisable caractéristique de l’aventurier: prédominance des phrases courtes, parfois nominales, juxtaposition de propositions indépendantes plutôt que des subordonnées, multiplications des verbes d’action ou de mouvement, choix du présent de narration, recours à l’anaphore, déconstruction de la trame... Même si le style de Deville, très abouti, reste plus imagé, moins journalistique que celui de Cendrars.
On commence par la fin, en mai 1940, au moment où Alexandre Yersin monte dans l’hydravion – «une petite baleine blanche et son ventre rond pour douze passagers» – qui, du Bourget, va le mener jusqu’à Nha Trang, en Indochine, où il mourra trois ans plus tard sans avoir revu le ciel français. Le narrateur le suit dans son périple sous le nom du «fantôme du futur», ce qui permet à l’auteur de satisfaire à une convention du genre: la mise en scène de sa propre enquête, qui amplifie encore la superposition des époques. Le lecteur est lui aussi invité à prendre place dans ce petit avion pour mieux connaître cette vie fabuleuse sur le point de s’achever. Une vie qui aura su, loin de la pompe, des mondanités, du désir de reconnaissance et de gloire qui dévore inutilement les énergies, allier avec génie et humilité la démesure du bâtisseur d’empire à la minutie du scientifique, le goût incessant de la nouveauté à l’organisation efficace des acquis. Alors, lecteur, montez dans cet avion avec ce vaudois étonnant, vous ne regretterez pas votre voyage, je m’en porte garant...
Un petit détail. Alexandre Yersin ne s’est jamais marié et n’a pas eu d’enfant. Mais il a un frère aîné qui se serait, lui, selon certains membres de ma famille, installé à Rougemont. Installé, oui! Au moins, je comprends pourquoi, après avoir passablement bourlingué jusqu’à 40 ans, j’ai fini par m’installer à deux kilomètres à peine de mon lieu de naissance, baigné dans la nostalgie bourgeoise d’une aventure à la hauteur de laquelle je n’ai pas vraiment su m’élever. On ne choisit pas ses aïeuls...
Patrick Deville, Peste et Choléra, Ed. du Seuil, 2012