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roman - Page 4

  • L'odyssée amoureuse de Serge Bimpage

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    par Jean-Michel Olivier

    On voyage beaucoup avec les livres de Serge Bimpage. Dans l'espace comme dans le temps. Après Pokhara*, qui racontait les retrouvailles de deux amis partis faire un trekking au Népal, voici Le Voyage inachevé**, un roman ample et profond qui emmène le lecteur faire le tour du monde, sur les pas du héros, Anteo, et de sa dulcinée, joliment prénommée Nomia. On voit que, chez Bimpage, tout se joue déjà dans le nom des personnages qu'il met en scène, prédestinés à ne jamais se comprendre. À se poursuivre sans se trouver.

    Anteo mène une vie trop tranquille à Genève où il dirige une galerie de peinture. Il est marié à Solange, une femme énergique et solide, qui a su « le mettre au pas ». Il a beaucoup rêvé d'horizons lointains, « incapable de se construire une vie héroïque dans ce foutu pays qui non seulement n'a pas d'histoire, mais la subit ». Il a beaucoup roulé sa bosse avant de revenir s'installer dans sa ville, d'ouvrir sa galerie et de vivre auprès de Solange. Dans ce bonheur un peu trop calme, Anteo reçoit un jour un message de Nomia, une femme qu'il a aimée et avec qui, vingt ans plus tôt, il est parti, sac au dos, faire le tour du monde. Nomia est de retour. Elle propose de lui rendre le journal de bord qu'Anteo a tenu lors de ce fameux voyage, qu'on pourrait dire initiatique. Anteo est troublé. Il ne sait s'il doit (ou non) revoir Nomia. En attendant ces improbables retrouvailles, il revisite son passé, avec un luxe de détails (car sa mémoire est féconde). Il cherche à déchiffrer le mystère de Nomia. Pourquoi sont-ils partis ensemble ? Et pourquoi, au milieu du voyage, la jeune femme l'a-t-elle quitté ?

    Retournant, par la mémoire, sur les lieux du voyage (certains paysages sont âpres et obsédants ; d'autres sont toujours enchantés), Anteo ne tarde pas à s'interroger sur le sens de sa propre vie. Tout se passe, remarque-t-il, comme s'il était toujours dehors. images.jpeg« Au bord de lui-même. Ne se penchant sur son moi que par incidences hasardeuses et dans la crainte d'y tomber. » Le récit nostalgique vire alors au voyage intérieur. Et l'on n'est pas surpris, dans cette odyssée amoureuse, de retrouver la figure familière d'Ulysse. Se consolant, ici, du départ de Nomia dans les bras de la belle Calypso. Ou, là, cherchant à échapper au charme des sirènes ou à l'appel de Circé.

    Ce voyage mémoriel se double, dans le livre de Bimpage, d'un voyage « réel », puisque le héros, accompagné de Solange, son « ange gardien », décide de partir pour le Cambodge. Un voyage recouvre l'autre comme un palimpseste. Les images surgissent, au gré de la mémoire, parfois réelles, parfois réinventées (car nous inventons bien souvent notre passé). Paysages, virées en mer, visages de femmes : le narrateur est pris dans un tourbillon de souvenirs qui l'empêchent de vivre le présent. Bimpage évoque admirablement cette foule disparate et muette, surgie du passé, qui hurle et veut sortir de l'ombre. Il est quelquefois dangereux d'exhumer des souvenirs…

    Nomia ou l'empreinte de l'amour : tel pourrait être le titre du livre de Serge Bimpage — s'il n'était déjà le titre d'un autre livre du même auteur ! Qui poursuit, ici, son interrogation sur les pouvoirs de la mémoire, le désir d'ailleurs, l'empreinte torturante du premier amour. Dans le Voyage inachevé, Bimpage creuse ces thèmes, au risque de s'y perdre. Mais c'est la force des bons écrivains d'oser poser de telles questions. Et de tenter, par le roman, d'y répondre.

    * Serge Bimpage, Pokhara, roman, L'Aire, 2006.

    ** Le Voyage inachevé, roman, L'Aire, 2011.

     

  • Barbara Polla en miroir

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    par Jean-Michel Olivier

    Voici un livre étrange et envoûtant* : la femme qui écrit s’avance ici sans masque, un miroir à la main. Ce miroir, elle le tend à sa mère, qui porte le même prénom qu’elle, Barbara, pour arracher au temps quelques images, des souvenirs d’enfance, des sensations qu’elle croyait oubliées, mais qui surgissent, brusquement, sous le regard de la mère.

    Séquence après séquence, grâce au miroir magique, Barbara sort de l’ombre, renaît une seconde fois, en 1922, avec des yeux vairons qui lui donnent, tout de suite, la conscience d’être unique. Celle qui suivait son père partout, aimait à se cacher sous les tables, avait peur de l’orage comme du feu, adorait chanter en famille et dessiner, cette Barbara-là voulait être médecin. Au fil des pages, sa figure ressurgit, sous la plume de sa fille, avec une précision mêlée de tendresse et de fascination.

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  • La musique secrète de Catherine Fuchs

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    par Jean.Michel Olivier

    Hautboïste virtuose, férue d'histoire genevoise et enseignante de français et de musique au Collège de Saussure, Catherine Fuchs (née à Genève en 1957) parvient à marier ses passions avec succès. Après deux romans et trois recueils de poésie (parus chez Éliane Vernay et Empreintes), elle nous donne aujourd’hui La Beauté du geste*, une vaste fresque polyphonique, subtilement orchestrée, qui fait entendre cinq voix de femmes, au seuil de la quarantaine, dont les destins se croisent, à l’occasion d’un concert où toutes les passions s’exacerbent. Elle s’en explique ici. Entretien.

     

    Vous avez publié deux romans et trois livres de poésie. Quelle différence faites-vous entre écriture narrative et écriture poétique ?

    — Pour moi, il n'y a pas vraiment de différence entre écriture narrative et écriture poétique. Il s'agit avant tout d'une question de forme, de cadre. Le poème est plus ramassé, plus concentré, certes, mais la démarche est la même : trouver les mots qui résonnent, qui correspondent au mieux avec l'envie de dire... En plus, mon dernier roman est construit par petites séquences et j'ai conçu plusieurs d'entre elles comme des textes poétiques. Seuls les dialogues supposent un type d'écriture bien spécifique.

     

    Plusieurs de vos livres ressuscitent des époques passées. La Beauté du geste se passe de nos jours. Pourquoi ce saut ?

    — Je suis a priori toujours passionnée par l'histoire, et je n'exclus pas d'y retourner, mais j'avais envie, cette fois.ci, de parler au présent et de mettre moins de distance entre mes personnages et moi-même.

     

    Votre roman est polyphonique. Cinq voix de femmes s'entremêlent et se répondent. D'où vous est venue cette idée ?

    Je ne me souviens plus exactement ! Il faut dire que j'ai commencé ce livre en 1998... Donc entre les ré-écritures, les corrections, les doutes divers et variés, du temps a passé ! Mais je sais que j'avais envie de parler des femmes d'aujourd'hui (de mon milieu, évidemment, je n'ai pas essayé de me glisser dans la peau d'une ouvrière ou d'une immigrée clandestine) et ces différents personnages se sont sans doute assez vite imposés à moi. C'était aussi une manière de me diviser en cinq, de ne pas concentrer tout ce qui m'appartient dans une seule femme.

     

    La musique est le vrai centre du livre. Quelle place occupe-t-elle dans votre vie ? Est-ce la première fois que vous en parlez dans vos livres ?

    — Non, j'ai déjà évoqué la musique ou certains compositeurs dans plusieurs poèmes et dans mon roman précédent, En mal d'innocence**, le personnage principal est pianiste et compositeur. Toutefois, c'est effectivement la première fois que je donne à la musique cette place centrale. Il faut dire que je suis musicienne moi-même (j'ai fait des études de hautbois et j'ai joué comme professionnelle pendant de nombreuses années, et continue à la faire occasionnellement) et je m'étais toujours dit que je tenterais un jour de parler de la musique, de dire tout ce qu'elle m'a apporté. « Sans la musique, la vie serait une erreur » a écrit Baudelaire. Je partage cette opinion, je crois que de tous les arts, c'est celui qui me nourrit le plus immédiatement, physiquement. Bien sûr, il y a la peinture, la littérature, le cinéma, etc. mais la musique a quelque chose d'unique, lié aux sons et à leurs propriétés. Pour moi, elle nous met en rapport avec l'indicible. Précisément ce que les mots ont parfois peine à... dire ! Et ce n'est sans doute pas un hasard si la musique est si souvent utilisée par toutes les religions ou spiritualités. Si j'ai choisi la Messe en si, c'est aussi pour rendre hommage à Bach et à sa formidable capacité d'illustrer  musicalement sa foi en Dieu ; sa musique témoigne, elle chante mieux qu'aucune autre un espoir fou, celui que notre vie a un sens qui nous dépasse.

     

    Tous les personnages du livre ont quarante ans et sont en quête de sens ? Est-ce  la fameuse crise de la quarantaine ?!

    — Oui, on peut dire cela comme ça (d'ailleurs Isabelle évoque cette crise, même si elle en sourit), même si je pense que les crises n'attendent pas les chiffres ronds pour s'annoncer. Mais si tout va bien., ça ne fait pas un roman, n'est-ce pas ? Il est tjs plus intéressant de montrer des personnages en train de se remettre en question, de douter, de chercher.

     

    Les hommes, dans votre livre, sont souvent des ombres qui passent. Comme ce chef d'orchestre qui fascine par ses gestes et son mystère ?

    — Effectivement, les hommes ne sont vus qu'à travers les personnages féminins dans ce roman. C'est un choix, car un des sujets du livre, ce sont précisément les rapports hommes-femmes et je trouvais plus juste, plus honnête, d'en parler du côté que je connais, que je maîtrise, à savoir celui des femmes ! Voilà pourquoi on ne suit aucun homme en focalisation interne. Cela dit, les personnages masculins jouent un rôle immense dans cette histoire. Ils sont sans cesse présents dans les pensées des héroïnes. Le chef, Gianni Orsini, symbolise le séducteur, celui qui s'impose dans une vie, qui la bouleverse de fond en comble.

     

    — Les musiciennes sont-elles toujours fascinées par le chef d’orchestre ?!

    — Il est clair qu'un chef d'orchestre, de par sa position de pouvoir, exerce un attrait sur ceux — et surtout celles — qui dépendent de son autorité (on connaît bien le principe !), et ce d'autant plus s'il est compétent et qu'à ses qualités propres s'ajoute le charme de la musique. C'est un mélange explosif ! Mais au-delà de ça, je voulais symboliser par ce personnage essentiellement absent l'importance des manques qui nous construisent et nous font avancer. Chacun cherche, plus ou moins assidûment, avec plus ou moins d'intensité suivant les moments de sa vie, mais personne (du moins me semble-t-il) ne peut se prétendre complet, abouti. Les jeux de séduction tournent souvent là autour et si l'on s'y précipite avec tant d'ardeur parfois, c'est souvent parce qu'on espère y trouver une forme de réponse. Mais cette réponse, souvent, fuit encore plus loin. C'est ce que vont vivre plusieurs de mes héroïnes dans le roman. Heureusement, peut-être, car la quête se poursuit....

     


    * Catherine Fuchs, La Beauté du geste, roman, Bernard Campiche, 2010.

    ** Catherine Fuchs, En mal d’innocence, roman, éditions Slatkine, 2002

  • Au bord de la piscine

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    par Jean-Michel Olivier

    Je suis assis au bord de la piscine et je regarde le ciel vide et profond comme la mer. De temps à autre il se charge de gros nuages noirs. Mais les nuages ne restent jamais longtemps. Le vent les chasse vers la montagne où les éclairs jaillissent bientôt comme un feu de Bengale. J’y découvre chaque jour des présages. Les nuages sont des livres qui refluent vers la nuit.

    À Dolorès j’apprends à lire dans les bruits du dehors. Le chant des oiseaux ou le vent dans les branches des séquoias. Comme le sorcier de mon village. Et il me suffit de creuser la terre ou d’arracher l’écorce des arbres pour lui montrer qu’un autre monde est là. Merveilleux. Innocent. Un monde peuplé de fourmis rouges et de vers translucides. Un autre monde à portée de la main.

    Matt est vautré dans une chaise longue. Il discute avec un acteur dont le prochain film sort dans quelques jours. Le type s’appelle Jack Malone. C’est un pote de mon père. Mais je crois qu’il m’aime bien aussi. Tous les deux fument un joint en regardant le ciel. Jack est surtout connu pour une réclame qui vante les mérites d’une capsule de café. Il a touché beaucoup d’argent pour ça. Il a les cheveux gris et noirs. Il porte des lunettes de soleil comme tout le monde dans cette ville. Il sirote une margarita.

    De temps à autre, Matt dit quelque chose. Ou Jack. Ou les deux à la fois. Ça n’a pas d’importance. Aucun des deux n’écoute vraiment. Une musique douce s’échappe de la maison. La voix d’Astrud Gilberto s’invite au bord de la piscine avec le saxophone de Stan Getz. Corcovado. Les éclats de mica renvoyés par l’eau turquoise. Les volutes de vapeur qui montent du bassin. Les jolies filles et les jolis garçons qui se dorent doucement au soleil. Les palmiers qui se découpent sur le ciel mauve orange. Le vent qui brûle et donne des frissons. Le monde agit comme un anesthésique. Les mots ne pèsent pas. Les gestes n’ont pas d’importance. Les domestiques attendent sous le porche qu’on les appelle. Matt s’endort dans sa chaise longue. Jack lorgne une fille en bikini violet qui plonge dans la piscine. Dol lit le dernier roman de Dan Brown sous un grand parasol. Ses paupières se ferment toutes seules.*

    * Extrait de L'Amour nègre, roman à paraître le 19 octobre aux Éditions de Fallois.

  • Le retour de Paul Auster

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    par Jean-Michel Olivier

    Paul Auster (né en 1947 dans le New Jersey) est un maître du roman. On se souvient de ses débuts flamboyants avec la fameuse trilogie new-yorkaise (La Cité de verre ; Les Revenants ; La Chambre dérobée*). Puis des romans souvent vertigineux, comme Moon Palace (1990) et surtout Léviathan (Prix Médicis étranger en 1993). Suit une époque où Auster, abandonnant la littérature, se lance dans le cinéma, réalisant d'honnêtes films d'ambiance (Smoke, avec Harvey Keitel). Après cette parenthèse cinématographique, le ténébreux auteur revient à la littérature, mais avec passablement de peine (pour ses admirateurs comme pour lui-même, semble-t-il). Depuis dix ans, les romans se suivent, inégaux, ampoulés, peu enthousiasmants.

    Heureusement, le dernier livre de Paul Auster, Invisible, renoue avec la veine qui a fait son succès. Comme toujours, Auster aime à brouiller les pistes. Le roman. croit-on, nous conte l'histoire d'Adam Walker, « plus beau qu'un Adonis », poète et traducteur, jeune fou de littérature, qui rencontre un couple extravagant, Margot et Rudolf Born. Elle est française et attirante et lui est invité par une Université américaine  à donner des cours d'administration. Cette rencontre va bouleverser la vie d'Adam. Et le lecteur se réjouit de découvrir son histoire. Bientôt un autre personnage intervient, Jim, ami d'université d'Adam, et écrivain à succès. Les pistes se brouillent à nouveau. Et le récit est pris en charge, désormais, par Jim, qui va enquêter sur la vie de son ami, sans jamais le rencontrer, mais en dépouillant et en mettant au net les documents qu'Adam lui envoie par la poste.

    images.jpegComme on le voit, les récits s'emboîtent les uns dans les autres. Un vertige délicieux guette le lecteur impatient de savoir le fin mot du roman. La vérité du récit est sans cesse malmenée, questionnée, remise en cause. Qui dit la vérité ? Adam Walker qui raconte sa relation particulière avec sa sœur ? Gwyn, cette sœur, qui nie tout en bloc ? Ou encore Cécile, la jeune fille amoureuse d'Adam quand il étudiait à Paris ?Ou Rudolf Born, faux professeur, mais sans doute vrai agent ssecret ?

    Superbe variation sur l'« ère du soupçon », Invisible, est une très belle réflexion sur l'art du roman, le statut de la vérité en fiction, la manipulation à laquelle se livrent les divers narrateurs du livre. Qui croire ? À qui faire confiance ? Qui tire les ficelles du destin ? Une parfaite réussite.

    * Tous les livres de Paul Auster sont édités par Actes Sud, dans une traduction (assez râpeuse) de Christine Le Bœuf.

  • L'Amour fantôme

    C_OLIVIER_Amour_MYW.jpg« Un petit roi, un papa vite effacé, une mère lascive. Œdipe hante toujours la littérature. Constamment remise au goût du jour, sa figure a subi des liftings. Dans L'Amour fantôme, Jean-Michel Olivier réussit où tant d'autres ont échoué. Sans paraphraser le mythe. Avec de jolis coups de scalpel.
    L'auteur a la plume incisive. Surtout quand il s'agit de démonter les absurdités des prêcheurs d'Apocalypse. Il promène un regard ironique sur les aventures du pauvre Colin. Il décrit parfois avec froideur ses personnages. Mais il sait aussi, dans des scènes intimes, retrouver la langue, fraîche et maladroite, de l'amour. Quant aux clins d'œil à la tragédie antique, ils restent subtils (la mère se prénomme Reine et Colin est malvoyant). Sophocle peut dormir tranquille. La relève est assurée. »
    Emmanuel Cuénod, La Tribune de Genève

  • Passion glacée

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    par Jean-Michel Olivier

    Avec Des baisers froids comme la lune*, Mélanie Chappuis (née à Bonn en 1976, mais vivant à Lausanne) creuse et interroge la passion amoureuse qui faisait déjà la matière de son premier roman, Frida, paru il y a deux ans. Ce second livre est comme l'image inversée du premier : ce n'est plus une femme amoureuse qui attend que son amant marié quitte sa femme, mais une femme mariée qui s'éprend d'un homme plus âgé, libre (ou presque). Lequel attend, sans trop  d'impatience, que sa maîtresse se libère de ses liens conjugaux.

    Ce qui retient le lecteur, dans ce second roman, c'est l'obstination à creuser la passion amoureuse, à décliner ses états d'âme, à déchiffrer ses diverses étapes. Construit comme un monologue croisé, qui fait entendre en alternance la voix de la femme et de l'homme, le livre de Mélanie Chappuis essaie de suivre à la trace (et de mettre en mots) le feu qui embrase la passion amoureuse. On pense parfois à Belle du Seigneur d'Albert Cohen ou Anna Karénine de Tolstoï. D'abord parce que l'héroïne du roman s'appelle Anna, ensuite parce que parce qu'il s'agit, dans les trois livres, de tenir le registre des désordres amoureux, depuis la piqûre du désir, jusqu'à sa réalisation, puis le subtil engrenage d'attentes et de frustrations qui se met en place. S'installe, alors, entre les deux amants, un jeu du chat et de la souris qui va les mener, inéluctablement, au terme de leur histoire.

    L'homme a cinquante-cinq ans. Il s'appelle Vincent. Il dirige un grand quotidien romand. La femme s'appelle Anna. Elle a 28 ans. Elle est mariée à Victor, le demi-frère de Vincent. Ce qu'il aime chez elle, c'est qu'elle est une « femme d'ailleurs », différente de toutes celles qu'il a connues. Ce qu'elle aime chez lui, c'est à la fois sa liberté et son pouvoir. Sa cruauté aussi, peut-être. Entre les deux, dès le début, on sent un décalage, qui ne fera que se creuser. L'amour est-il une illusion ? La passion amoureuse est-elle forcément (auto)destructrice ? C'est ce que semble suggérer Mélanie Chappuis dans un roman qui mêle à plaisir le chaud et le froid. Alternativement, puis successivement. Le style est direct, comme dans Frida, rapide, sans fioriture. Il essaie de saisir au plus près ce feu obscur qui dévore les amants. creuse en chacun le manque douloureux de l'autre et finit par se transformer en glace. Il y a des scènes fortes, et quelques surprises (en particulier, une utilisation toute à fait singulière de la crème Atrix !). Autant dire qu'un lecteur — amoureux ou non — y trouvera matière à émotions, comme à réflexions.

    * Mélanie Chappuis, Des baisers froids comme la lune, roman, Bernard Campiche, 2010.

  • Les pères d'Adam

    767650979.4.jpgpar Jean-Michel Olivier

    Dans cette vie, j’ai l’impression qu’on change de père comme de chemise. Quand l’un s’en va, un autre le remplace. Puis un autre encore. Puis un autre et un autre encore. Jusqu’à présent j’ai eu trois pères et je suis sûr que ce n’est pas fini. Le premier m’a donné la vie et le goût de partir le plus loin possible du marigot où je suis né. Le deuxième m’a couvert de cadeaux pour se donner bonne conscience. Il m’a appris le superflu et le futile — l’extase matérielle. On s’est éclaté comme des dingues et tout s’est terminé dans le sang et les larmes. Et mon troisième père, lui, il s’échine à m’apprendre l’oubli. Il veut que je découvre comme Yôshi le moi particulier qui se cache sous l’écorce du corps et des sensations fausses.

    « Tout le monde cherche son père, me répète Jack. On met parfois une vie entière à le trouver. »

    Et Yôshi de surenchérir :

    « Les enfants sont des débris dans l’affection des pères. »

    Et Jack d’ajouter, zen :

    « Un père reste un père ».

    Et Yôshi, l’air sentencieux :

    « Un père est toujours grand : on le voit à son ombre. »

    Et Jack citant Corneille, avec l’accent anglais :

    « Ma valeur est ma race et mon bras est mon père. »

    Et Yôshi, citant Diderot, en ricanant :

    « Dieu ? Un père comme celui-là, il vaut mieux ne pas en avoir. »

    Et Jack citant Abla Farhoud :

    « Un jour j’ai demandé à mon père : “Qui aimes-tu le plus de tous tes enfants ?” Il a répondu : “J’aime le petit jusqu’à ce qu’il grandisse, le malade jusqu’à ce qu’il guérisse et l’absent jusqu’à ce qu’il revienne.” Et moi ? Je ne suis pas petite, je ne suis pas malade et je suis à côté de toi. Mon père a répondu : “Le petit devient grand, le malade finit par guérir, mais toi, tu es toujours mon enfant, jusqu’à la mort, et même au-delà de la mort.” »

  • Les fantômes de Catherine Lovey

    images.jpegPar Jean-Michel Olivier

    Catherine Lovey aime les filatures et les enquêtes difficiles. Comme ses précédents ouvrages, Un roman russe et drôle* prend, dès les premières pages, la forme d’une enquête, qui deviendra, un fil des chapitres, une quête de sens et de liberté. D’emblée, Catherine Lovey nous lance sur les traces d’un oligarque russe, Mikhaïl Khodorkovski, milliardaire arrêté par le pouvoir en place et envoyé, comme tant d’autres dissidents avant lui, dans un bagne de Sibérie. Le roman commence sur les chapeaux de roue : la scène d’ouverture — une sorte de garden-party estivale, en Suisse, où se retrouvent et se croisent une dizaine de personnages hauts en couleur — est une vraie jubilation. On pense à Tchékov, bien sûr, mais aussi à Tolstoï et à Dostoïevski auxquels l’auteur fait un clin d’œil complice. Vivante, pleine de fureur et de rire, cette longue scène  d'exposition met le roman sur les rails. Et le lecteur, appâté comme Valentine Y., l’héroïne du livre, a envie de tout savoir sur ce mystérieux oligarque emprisonné pour avoir contesté le pouvoir…

     

     

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    La suite, comme souvent chez Catherine Lovey, est déroutante. À peine arrivée à Moscou, Valentine doit faire face à de nombreuses difficultés. Elle retrouve Lev, un ancien ami russe, puis Jean, puis Elena, que Jean a aimée autrefois, et qui tient une galerie d’art contemporain. La vaillante Valentine, comme bloquée dans son enquête, sombre dans le vague à l’âme (russe, bien sûr !). Au fil des pages, la figure du mystérieux oligarque, qui était le point d’ancrage du roman, semble s’évaporer, et presque disparaître. Comme si, désormais, seule comptait la quête aventureuse de Valentine. Comme si, en chemin, Catherine Lovey aimait à changer d’épaule son fusil…

    La troisième partie du roman est encore plus élusive, puisque l’héroïne disparaît totalement de la scène. On assiste alors à un échange de lettres entre son ami Jean (qui a reçu quelques messages de Valentine avant qu’elle sombre dans le silence) et Ioulia Ivanovna qui se verra chargée d’enquêter sur la disparition de Valentine. Le roman, une fois encore, change de perspective : Valentine semble passer au second plan, tandis que les relations entre Jean et Ioulia, de plus en plus étroites, occupent le devant de la scène. Et la belle Valentine ? On ne saura jamais si elle a été victime d’une secte ou d’un règlement de comptes (l’enquête qu’elle poursuit n’est bien vue de personne) entre séides du pouvoir.

    Ce n’est pas le moindre charme de ce roman russe (comme dirait Emmanuel Carrère) et drôle que de balader ainsi le lecteur entre plusieurs niveaux de sens. Souvent mené dans une impasse, celui-ci est obligé d’interpréter et de se construire sa propre histoire pour se sortir d’affaire. En cela, c’est une réussite. Comme, d’ailleurs, le style vif et enlevé de Catherine Lovey, souvent proche du langage parlé. Il y a du rythme et une indéniable jubilation dans cette enquête originale qui font de ce roman une lecture à la fois surprenante et agréable.

    * Catherine Lovey, Un roman russe et drôle, Zoé, 2010.

  • Roman des Romands: le prix

    Par Alain Bagnoud

    yasmine_char.jpgLe premier Prix du Roman des Romands, décerné par les lycéens de Suisse romande, a donc été attribué à La Main de Dieu de Yasmine Char, née, d'après le Culturactif, à Beyrouth en 1963 d'un père Libanais et d'une mère Française, et publiée par Gallimard.

    A peine connu, ce verdict provoque des remous ou tout au moins un peu d'ironie dans le Landerneau. Je résume :

    Ce Prix se définissait clairement, au delà de sa fonction pédagogique, comme une défense et illustration de la littérature romande. C'était son but, son projet affiché. Il y a eu des dizaines de rencontres avec des auteurs romands, des centaines de jeunes ont lu des textes d'ici. Un investissement énorme a été fait dans les écoles suisses par des professeurs de français de tous les cantons.

    Est-ce que tous ces efforts ne sont pas dérisoires, persiflent certains, s'il s'agit, finalement, que soit couronné le livre Gallimard en lice? Quel est le message que donne le Roman des Romands en se déclarant germanopratin dès son coup d'essai? N'arriverons-nous jamais à vaincre nos complexes de provinciaux? Quel est l'avenir de la littérature romande si même les jeunes, qui devraient être dégagés de ces préjugés, jugent qu'il n'y a finalement de bon bec que de Paris? Etc.

    Faute de pouvoir répondre à ces objections en parlant du livre primé, que je n'ai pas encore lu (mais on trouvera ici une critique de Jean-Michel Olivier, fin connaisseur des mouvements dans les lettres et les consciences, qui a d'ailleurs prévu et annoncé le résultat bien avant que les lycéens se soient même réunis), j'aimerais rompre une lance en faveur du Roman des romands. Je le connais de l'intérieur, puisque j'ai été un des auteurs qui ont participé à l'aventure.

    Ce Prix a été une chance pour tous, écrivains, éditeurs, libraires et lycéens. Les livres sélectionnés ont connu une deuxième vie. Ils ont été lus par des personnes qui ne les auraient pas ouverts sinon. Les échanges entre les auteurs et les classes ont été d'une grande richesse, et l'expérience humaine forte. Les élèves ont découvert onze univers d'auteurs de qualité dont neuf sont publiés par des éditeurs suisses, et ont approfondi leur expérience de la lecture et de la littérature.

    D'autre part, même si, dans son roman, elle parle d'une adolescence au Liban, Yasmine Char fait parfaitement partie de la littérature romande. Celle-ci, en effet, ne se définit pas (ou plus) par des thèmes, des lieux, un style ou une rumination, mais par le simple fait que quelqu'un appartienne au champ littéraire local. Or, notre auteur vit en Suisse depuis douze ans et est notamment administratrice à l'Octogone de Pully.

    Enfin, on a dit que la littérature, qui était censée faire mieux comprendre le monde proche, n'aurait plus cette fonction pour les jeunes puisqu'ils se sont tournés vers un livre exotique. Mais leur choix montre plutôt, il me semble, un refus de l'étroitesse et des catégories.

    D'ailleurs, il est fort à parier que les lycéens ne se soient pas posé toutes ces questions. Ils ont simplement privilégié un livre qui leur a plu par sa forme et son contenu, et ils ont eu bien raison.

     

    La remise du prix aura lieu ce soir à la Comédie de Genève, à 18 heures 30 (6 bvd des Philosophes)

    Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud