Amiel et Roland Jaccard (1)
par Jean-François Duval
Roland Jaccard ressuscite Amiel à l’instant même où celui-ci agonise, dans Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel (éd. Serge Safran.) Un roman (son premier) qui est pour nous nous l’occasion de rendre hommage aux deux plus obstinés diaristes de Suisse romande, en essayant de voir ce qui les distingue autant que ce qui les unit.
1.
Voilà un livre indispensable au moins à double titre. D’abord parce que Roland Jaccard, familier des milieux littéraires parisiens, s’aperçoit qu’il doit trop souvent rappeler l’existence d’Henri-Frédéric Amiel aux jeunes gens qui ont le goût de la chose littéraire, et en premier lieu à ceux d’entre eux qui se mêlent d’écrire. Eh quoi ! Amiel n’est-il pas le créateur du journal intime ? Ensuite parce que l’œuvre de Jaccard resterait incomplète s’il n’avait résolu, au travers de ce nouveau livre, d’approcher la figure du grand diariste genevois. Nul mieux que lui ne pouvait le faire, ni aussi bien se glisser dans sa peau, tant depuis au moins soixante ans, Jaccard, précisément, est un intime de l’œuvre d’Amiel, à laquelle il n’a cessé de revenir au travers de ses lectures.
Ce travail (évidemment plein d’intérêt), peu l’ont fait. D’ailleurs a-t-on jamais bien connu Amiel ? Un siècle durant, on n’a donné de son immense Journal, 17'000 pages, que des fragments. Ainsi, Bernard Bouvier en publie-t-il trois volumes d’extraits en 1922 sous le titre Fragments d’un Journal intime. Léon Bopp fait de même en 1948. Entreprises louables. Mais, pour reprendre le mot de Bernard Gagnebin, ces éditions-là ne nous donnent à voir qu’un Amiel en buste (tout en tête et amputé de son « Ça », un comble pour un homme qui fut le premier, dans la langue française, à donner au mot « inconscient » le sens que Freud lui donnerait plus tard). Comme on sait, il aura ensuite fallu attendre 1976 pour que les éditions l’Age d’homme, à Lausanne, à l'initiative de Vladimir Dimitrevic, commencent à nous restituer un Amiel en pied, en publiant l’intégralité des 12 volumes qui constituent son Journal. C’était indispensable, mais qui, hormis les spécialistes, se lancera dans pareille lecture, surtout si l’on sait à quel point Amiel (volontairement) se répète, ressassse et tourne en rond… ? Il faut bien se l’avouer : autant elle est passionnante par endroits, autant la lecture du Journal d’Amiel peut se révéler lassante, si bien qu’elle se fait généralement à petites doses, ou en feuilletant.
C’est là qu’intervient Roland Jaccard et son Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel. D’une part Jaccard sait très bien « tenir » son lecteur et ne lasse jamais. Mais surtout, avec ce nouveau livre, il nous donne enfin un Amiel non pas en buste ou en pied, mais en chair. Il le peut d’autant mieux que, connaisseur avisé des diverses éditions et études qu’on a faites du Journal et n’ignorant rien des gigantesques coupes opérées, il sait parfaitement tout ce qui a été tu. Notamment ce qui a trait à la « vraie » vie sexuelle d’Amiel et à son rapport avec les femmes. Autrement dit, nul mieux que lui ne pouvait si bien ressuciter et rajeunir — stylistiquement autant que thématiquement — un auteur du XIXe siècle dont notre rétine conservait une image par trop vénérable et empoussiérée.
2.
Il y autre chose, qui n’a pas trait à Amiel, mais à Jaccard lui-même : Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel s’offre à nous comme une quintessence de l’art jaccardien, qui plus est sous une forme qu’il n’avait jamais abordée jusqu’ici : celle du roman. Et peut-être fallait-il justement cette forme-là – la plus libre d’entre toutes – pour que Jaccard puisse libérer et déployer, dans un seul et même texte, les nombreuses facettes de son talent. Rappelons-le : Jaccard est un diariste, son œuvre est pour une très grande part constituée de ses journaux intimes. C’est aussi un auteur d’aphorismes, un Cioran qui aurait choisi de privilégier la légéreté et la frivolité apparentes. C’est enfin un essayiste et un maître de la composition équilibrée, il a le sens de la mesure et de la clarté (exemple : son Freud dans la collection Que sais-je ?). Le voici désormais romancier (même si l’excellent Station terminale, en 2017, était déjà une sorte de roman-journal). Si bien que, la forme romanesque aidant, Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel rassemble et concilie toutes les qualités que l’on vient de dire. Jaccard peut s’y révèler dans l’étendue et la multiplicité de toutes ses facettes et talents.
Ainsi se coule-t-il à merveille dans la langue et la pensée d’Amiel pour en infléchir le cours à sa propre guise, et la faire résonner de sa tonalité propre. En quoi, on pourrait dire que c’est Amiel revu à la fois par Cioran (un Cioran jaccardien, faut-il le préciser ?), par Schopenhauer, par Arthur Schnitzler, et par le Benjamin Constant d’Adolphe… Le tout, répétons-le, sous une estampille très jaccardienne, tant ce roman ramasse, condense, synthétise, fond dans une même belle prose fluide et limpide tout ce qui fait le charme justement de ces maîtres et de Jaccard lui-même : pas un mot de trop, pas un qui manque. Jaccard ou la concision, l’art d’en dire juste assez, sans jamais s’attarder. Une forme de politesse. Ce qui manquait le plus à Amiel, c’était le sens de la brièveté. Jaccard, à son habitude généreuse, lui en fait cadeau.
(A suivre)