Vertiges de Sebald (24/04/2016)
par antonin moeri
À la dame qui gère l’Hôtel Sole à Limone sul Garda où il est descendu et qui lui demande ce qu’il écrit, le narrateur-scripteur répond : une sorte de roman policier. C’est effectivement un genre d’enquête que nous propose Sebald dans « Vertiges », celle d’un homme qui convoque certains souvenirs de deux voyages à Vienne et en Italie entrepris l’un dix ans plus tôt pour changer d’air après une passe difficile, l’autre deux ans plus tôt pour raviver des souvenirs estompés du précédent voyage.
Ce qui compte ici, ce n’est pas l’intrigue, ce ne sont pas les rebondissements mais les sensations de vertige qu’éprouve le scripteur craignant un début de paralysie… Cette fuite en avant dans les rues de Vienne, dans celles de Venise, de Milan, de Vérone nous est rapportée avec le scrupule d’un poète attentif aux moindres bruissements, aux moindres colorations, aux moindres détails offrant du sens à un homme en plein désarroi.
Terreur et minutes de joie intense alternent. Mais le sentiment d’inquiétante étrangeté domine. Des frissons de fièvre assaillent le « voyageur »… Le Palais des Doges fait songer à Casanova qui y fut incarcéré et à sa rocambolesque évasion, un 31 octobre, qui est le jour où notre « voyageur », assis dans un bar, est occupé par sa prise de notes.
Le sentiment d’inquiétante étrangeté rend ce « voyageur » suspect. Deux silhouettes ne le lâchent pas des yeux. Le « suspect » a l’impression d’être impliqué dans une ténébreuse affaire. L’aurait-on entraîné sans qu’il le sache dans une conspiration ? Il imagine des tueurs à ses trousses. La série de meurtres perpétrés à Vérone les années précédentes, jamais élucidés, cette série de meurtres ne le rassure pas… Pourra-t-il échapper aux griffes de l’Organizzazione Ludwig ?
Les nerfs sont à vifs. Il se sent traversé de part en part quand une main féminine lui effleure l’épaule sur la terrasse de l’hôtel. Tout se trouble devant ses yeux, comme s’il regardait le monde au travers de lunettes qui ne sont pas adaptées à sa vue… Il veut découvrir les lieux où Kafka a séjourné en 1913, en proie à un immense désarroi.
Si le « voyageur » est revenu en Italie, sept ans après son premier séjour brusquement interrompu par d’insoutenables angoisses, c’est à la fois pour raviver des souvenirs estompés et pour obtenir des éclaircissements sur le séjour que fit le Docteur Kafka au bord du Lac de Garde… Sur la terrasse de l’Hôtel Sole, le « suspect » travaille à son livre sous l’œil intrigué de la patronne. Il fait des transpositions « pour tenter de relier des événements qui lui paraissent relever d’un même ordre d’idée ».
Cette mosaïque de souvenirs, de faits divers, de rêves, de choses vues ou imaginées, de digressions érudites et de photographies est fascinante à plus d’un titre… Le lecteur se sent entraîné dans un univers auquel l’acte d’écrire donne un sens. Un livre où l’auteur peut consacrer quatre pages à Pisanello, une demi-page au passage de « péniches lourdement chargées, la ligne de flottaison à fleur d’eau ».
W.G.Sebald : Vertiges, Actes Sud Babel, 2012
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