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  • Quatre cent mille entartés

    Par Pierre Béguin

    entarté2.PNG«Victime d’attentats pâtissiers /Ah! Qu’est-ce qu’il nous a fait marrer /Le philosophe des beaux quartiers /La chemise blanche en décolleté»

    Si les nombreux entartages de BHL ont fait se marrer Renaud, il faut bien admettre que celui de Martine Calmy Rey fut beaucoup moins comique. Moi, je serais plutôt d’accord avec notre ex Ministre pour affirmer que le pauvre type, dans ce cas, c’est davantage l’entarteur. D’ailleurs, à tout prendre, politicienne pour politicienne, entartée pour entartée, j’eusse préféré que la crème en badigeonnât une autre (c’est un avis personnel). Mais c’est d’autres cibles plus judicieuses qui auraient dû attirer la tarte. S’il le veut, je lui fournis même la pâte et la crème avec les noms. La responsabilité politique de Mme Calmy Rey est peut-être engagée, pas sa responsabilité pénale.

    Si, donc, je condamne le geste mal centré, je comprends néanmoins le ressentiment qui l’a guidé. Car dans l’affaire de la BCG, c’est près de quatre cent mille citoyens qui ont été salement entartés, voire pire. Et plutôt deux fois qu’une, la seconde par une parodie de justice à la Beaumarchais (tiens! justement, on donne Le Mariage de Figaro au théâtre; la fameuse scène 15 de l’acte III pourrait faire rire jaune les genevois). On avait beau s’y attendre, ça fait quand même mal par où ça doit passer (cf. mes articles des années précédentes sur le sujet: Dépannage et copinage et Le Silence des agneaux). A 7000 francs la tarte, ça fait cher le litre de lait. Décidément, tout fout le camp!

    Si la rapidité est la meilleure amie d’une bonne instruction, celle de la BCG fut un modèle de lenteur et d’incompétence. Quand la Justice révèle ainsi son impéritie, on peut toujours craindre des réactions citoyennes déplacées. Tant qu’elles se limitent aux tartes à la crème, ce n’est pas trop grave. Mais à considérer le délitement de Genève ces dix dernières années, je redoute des dérapages plus sérieux, opportunément préparés par la logorrhée de certains partis politiques.

    En attendant que le pire arrive (et le pire arrive toujours un jour), maintenant que l’histoire de la BCG est close, qu’elle a rejoint dans l’Histoire cantonale l’affaire Medenica et celle des tours de Plan-les-Ouates pour contribuer à la renommée de Genève en tant que République bananière, comme Renaud, «je fais un rêve»:

    «J’veux des entarté.PNGentarteurs par milliers /J’vais moi-même apprendre le métier /C’est pas les cibles qui vont manquer»

    Alors Messieurs les futurs entarteurs: Des tartes, des tartes, oui mais de la BCG!

     

     

     

  • Pierre Lamalattie, 121 curriculum vitae pour un tombeau

    Par Alain Bagnoud

     

    9782362010521FS.gifJe comprends pourquoi Antonin Moeri m'a passé ce livre. Nous sommes tous les deux des amateurs des romans de Houellebecq. Et là, quand on commence le roman de Pierre Lamalattie, 121 curriculum vitae pour un tombeau, on se dit tout de suite: « Mais il y a quelque chose. Une parenté. Un ton. Une écriture. »

    Du coup, quelques clics sur internet nous apprennent que Houellebecq et Lamalattie sont deux vieux amis. Ils ont fait Agro ensemble quand ils étaient jeunes, se sont liés, fréquentés. Chacun a servi de modèle à l'autre. Lamalattie a inspiré le peintre Jed Martin dans le dernier Houellebecq, La carte et le territoire. Houellebecq est représenté sous le nom de Jonas dans le roman de Lamalattie.

    C'est un portrait désopilant. Jonas peut se passer de tout, même de sexe, mais pas de fromage. Le camembert est sa seule profonde et indispensable volupté érotique. Scène avec Jonas qui mange du fromage dans la voiture de Pierre (le narrateur du roman de Lamalattie), et Pierre qui lui arrache son fromage et l'expédie par la fenêtre. Scène où Pierre revient de vacances et se rend compte que Jonas a passé les siennes dans l'internat, sans sortir, sans voir personne, en pyjama, avec pour tout viatique une pile de camemberts.

    Ce qu'ils ont surtout en commun, c'est un style. Un ton détaché, des phrases simples, une ponctuation qui place toutes les incises entre deux virgules. Un humour aussi.

    Cependant Pierre Lamalattie n'est pas un clone de Houellebecq, un pasticheur. Il a sa matière à lui, son originalité, sa manière de considérer le roman. Il n'est pas autant pessimiste que le prix Goncourt 2010, chez lui, l'art est une consolation et une interprétation satisfaisante de la vie, et il y a des moments intenses qui valent la peine d'être vécus. Ceux qui n'aiment pas Michel peuvent lire Pierre avec profit. Comme l'écrit avec pas mal de malice Eric Nauleau, ce serait Houellebecq qui aurait écrit un bon roman.

    Pierre, donc, le personnage principal du livre, oriente les jeunes gens à temps partiel et occupe une autre fraction de sa vie dans un ministère où il rencontre les employés et les patrons d'entreprises qui vont mal. A mi-temps il peint. Cette activité se développe au point qu'il envisage de s'y consacret et demande un congé pour le faire. Au début du roman, on a accepté son projet d'exposer dans une église 101 portraits. A la fin du roman, il y a le vernissage de son travail.

    Entre les deux, on trouve des descriptions hilarantes et angoissantes de ses milieux professionnels et des langages managerials qui leur donnent une forme et s'imposent comme une sorte de nouveau fascisme soft, fascisme étant entendu ici au sens de modèles de comportements imposés à tous, sans qu'il soit possible de se mettre à l'extérieur.

    Un nouveau responsable arrive et prend dans sa ligne de mire les employés qui lui déplaisent et qu'il fait craquer les uns après les autres. Une jeune cadre s'impose en maîtrisant mieux que tous les codes et en les utilisant avec virtuosité...802004.jpg

    Un autre fil rouge du livre suit la mère du narrateur, réfugiée d'abord dans un asile de province, qui tente d'abord une résistance vitale contre la déresponsabilisation programmée, puis décline et meurt.

    Le narrateur trouve dans ces scènes des personnages à peindre, qui vont lui servir de modèle pour ses 101 tableaux, qu'il agrémente de brefs curriculum vitae irrésistibles. Exemples:

    Jeanne-Marie,

    Quand elle était jeune,

    elle militait pour la libération sexuelle,

    maintenant, elle combat

    pour le respect de la dignité de la femme.

    Ou

    Jonas

    A 21 ans il était pourtant très gentil...

    Ce sont ces portraits qui donnent au livre une dimension supérieure, et justifient l'ensemble du texte. Des portraits réellement peints par Lamalattie, qu'on peut trouver dans un livre publié par le même éditeur.

     

    Pierre Lamalattie, 121 curriculum vitae pour un tombeau, L’Éditeur

  • VOYAGER DANS SA CHAMBRE

     

     

    Antonin Moeri

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    Jacques Mercanton raconte dans un petit livre un voyage à travers le pays de Vaud qu’il fit en compagnie de Joyce. Celui-ci s’est étendu sur la banquette du train et, étant aveugle, il pria Mercanton de lui dire à haute voix les noms des villages qu’ils traversaient. La musique des syllabes des noms de villages dans la bouche de l’écrivain lausannois suffisaient largement à Joyce pour entreprendre son voyage à lui, sa traversée d’un pays de Vaud sans doute plus palpitante que celle du touriste armé d’un BlackBerry dernier cri, l’oeil rivé sur le moindre clocher, la moindre auberge et le moindre tas de fumier.

    Nous vivons à une époque où le récit de voyage est encensé. Ne nous parlez surtout pas de la chambre où vous tournez en rond avec vos aigreurs et vos borborygmes, parlez-nous je vous prie du désert de Gobi que vous avez parcouru, des crépuscules à Tahiti, de la traversée de la Californie que vous avez faite à moto, des minarets étincelants du Yémen que vous avez photographiés ou des rites séculaires de telle peuplade amazonienne que vous avez observée de près. Ce goût pour les relations de voyage à l’autre bout du monde m’a toujours semblé suspect, c’est pourquoi j’ai dévoré avec une voracité joyeuse l’essai de Pierre Bayard «Comment parler des lieux où l’on n’a pas été?»

    Un livre m’intriguait énormément dans la bibliothèque paternelle: «Moeurs et sexualité en Océanie» de Margaret Mead. Je l’ouvrais souvent, au lieu de faire mes gammes au piano, et contemplais les images de filles nues. Un détail retint mon attention: le capuchon qui entoure le pénis des garçons. Tout ça m’excitait vivement et les scènes décrites par l’anthropologue américaine ne pouvaient que refléter une réalité concrète. Or Pierre Bayard nous apprend que Margaret Mead n’a séjourné que dix jours sur l’Île Samoa, préférant la villa d’un ami pour rédiger son livre à partir de témoignages de jeunes Samoannes émoustillées à l’idée de contribuer à une réflexion sur la liberté sexuelle des habitants de cette île.

    En se basant sur les témoignages de jeunes informatrices qui venaient quotidiennement lui rendre visite, Margaret Mead a décrit une «île intérieure» qui lui servirait à faire avancer la thèse culturaliste qu’elle défendait et qui faisait alors rêver les Occidentaux. D’autres exemples (Marco Polo en Chine, Philéas Fogg autour du monde, Edouard Glissant visitant l’île de Pâques où il n’est jamais allé, Chateaubriand en Grèce et en Amérique) viennent corroborer l’hypothèse qu’il est littérairement beaucoup plus intéressant de décrire un lieu où l’on n’est pas allé que de décrire ce lieu après l’avoir systématiquement visité, exploré, photographié. L’invention étant plus passionnante que le document, le voyageur casanier faisant de plus belles descriptions que le pro du voyage, la puissance de l’imagination étant plus convaincante que l’observation participante.

    Mais inventer un pays imaginaire pour déployer sa propre fantaisie peut relever de la mythomanie, comme ce fut le cas de Jean-Claude Romand, cet homme qui fit croire à sa famille qu’il était médecin et qu’il se rendait aux quatre coins du monde pour assister à des séminaires et à des colloques. Cet homme a construit un univers parallèle qui n’avait rien à voir avec l’habitacle de sa voiture rangée sur une aire de stationnement et dans lequel il feuilletait des prospectus d’agences de voyages et des guides de pays où le pseudo-docteur devait se rendre. On sait ce qu’il advint de ce mythomane. Emmanuel Carrère l’a plusieurs fois rencontré en prison avant de rédiger L’Adversaire, roman dans lequel l’auteur signale des points communs entre sa propre vie et l’existence falsifiée du tueur.

    Pierre Bayard aurait pu ajouter Proust à sa liste de voyageurs casaniers. Proust qui préférait de loin la rêverie autour d’une ville italienne à la visite effective de cette même ville. Ce n’est pas pour contester ce que racontent les écrivains que Bayard propose de lire leurs récits sous un autre éclairage, mais pour apprécier ces récits «avec toute la force poétique et heuristique qu’ils possèdent dans l’invention des mondes possibles». Dans cet essai remarquablement écrit et allègrement mené, Bayard nous rappelle l’importance de la description littéraire, description qui peut se révéler utile quand vous devrez prouver, par exemple, qu’au moment de l’infraction, vous vous trouviez dans un lieu autre que celui où elle a été commise.

    Pierre Bayard: Comment parler des lieux où l’on n’a pas été? Minuit, 2012

     

  • Féminisme et littérature V

    Par Pierre Béguin

    Les «études genres» se sont développées à l’Université de Genève dans les années 2000. Très actif, et pour assoir logiquement sa légitimité, le groupe s’est investi notamment dans les séminaires de formation continue. La première année, la participation masculine était significative et dépassait largement la simple curiosité. Elle a rapidement décliné. Au point que, la troisième année, nous n’étions plus que trois «mâles» à fréquenter le séminaire à son ouverture, un seul (moi en l’occurrence) à sa conclusion. La qualité du séminaire n’était pas en cause. Il y avait autre chose. Une incongruité qui n’a soulevé, lors de la discussion finale, ni remarques ni étonnement chez ces dames participantes, plutôt satisfaites de se retrouver enfin «entre elles». L’année suivante, les «études genres» avaient disparu du programme, laissant place à «l’extrême contemporain».

    polony.JPG«Cette éviction de l’homme, autant que celle du père, est bien la pire défaite du féminisme. Car être débarrassé des hommes n’est certainement pas le meilleur facteur d’équilibre pour les femmes» (et inversement, pourrions-nous ajouter). Telle est la thèse principale de l’excellent essai de Natacha Polony, L’Homme est l’avenir de la femme, un brillant «droit d’inventaire» des travers et excès du féminisme, servi par un style et un sens de la formule remarquables, et qui a largement influencé ma démarche dans cette série de notes (une démarche que j’aurais entreprise dès la lecture de ce livre si la rédaction d’un roman m’en avait laissé le temps; c’est chose faite et justice rendue). Des positions «post féministes» à lire sans tarder pour celles ou ceux qui m’ont suivi cette semaine. On y découvre son auteur (sans «e», elle y tient) débarrassé de ce côté «maîtresse d’école» qu’elle montre parfois dans son rôle de sniper (snipeuse?) chez Laurent Ruquier, et qui pourrait en irriter plus d’un (moi, je l’adore même en maîtresse d’école).

    Cette entreprise d’éviction de l’homme que peut prendre la tendance radicale du féminisme, Natacha Polony en passe en revue les différentes manifestations. Ses dérives vers une remise en cause des catégories même de sexe et de genre (le concept queer dont nous avons parlé dans les notes précédents), le reformatage juridique, la suppression du patronyme, etc. Sans oublier le futur proche, les recherches scientifiques pour la création d’un utérus artificiel – l’ectogenèse (la gestation en dehors du corps de la femme) – fantasme absolu pour certaines, qui débarrasserait les femmes des contraintes de l’enfantement, source même de leur asservissement (la mode de l’adoption en série, pour certaines actrices, pourrait déjà s’inscrire dans cette logique). Stade ultime de la grande marche vers l’égalité (ou l’égalitarisme), l’utérus artificiel va libérer la femme du XXIe siècle plus sûrement que l’électroménager a libéré celle du XXe siècle. Sans compter que l’ectogenèse s’accompagnera inévitablement du clonage reproductif. «A ce stade la différence des sexes semblera un problème bien dérisoire» ajoute l’auteur. Non plus inégalité, non plus égalité, mais indifférenciation: «En faisant des hommes et des femmes des semblables, on occulte la question de l’égalité, qui se fonde justement sur la différence. C’est parce que les êtres sont différents qu’il est nécessaire de rappeler qu’ils naissent libres et égaux en droit. Eradiquer la différence hommes-femmes est une façon de ne pas régler le problème. Et prouve à quel point nous sommes incapables de penser l’égalité dans la différence et la préservation des spécificités de chacun». La vraie question est de savoir ce que l’être humain gagne ou perd à se détacher de sa part naturelle.

    Indifférenciation ou indifférence? La tendance sexless, pour laquelle la sexualité n’est que perte d’énergie, de temps et d’argent, incarne cette seconde option qui dérive logiquement de la première. L’indifférenciation des sexes, mais aussi le bien-être matériel, voire la pornographie galopante accessible d’un clic sur le net, a atomisé séduction et plaisir. La science aidant, tout est prêt pour que l’homme et la femme existent indépendamment l’un de l’autre, en totale autarcie. La différence des sexes n’aura bientôt plus aucune raison d’être. Et le problème qu’elle pose sera définitivement réglé. Reste à connaître les effets qui émaneront de cet état de fait.

    Le scénario est d’autant plus plausible que, selon Natacha Polony, la difficulté à se remettre en question est une sorte d’invariant dans le regard que les féministes portent sur elles-mêmes et qui finit par contaminer une bonne partie de la gente féminine: «Il leur est semble-t-il quasiment impossible d’admettre que les échecs du féminisme soient dus à autre chose qu’aux résistances de la société, donc à des horribles phallocrates (…) De même, si les femmes sont freinées dans leur carrière et n’atteignent pas des postes à responsabilités, c’est parce que les méchants misogynes les en empêchent. Pas du tout parce que, pour un certain nombre, elles choisissent de privilégier un rapport plus distant avec leur travail…» 

    Le pire, c’est qu’une partie du féminisme a été récupérée par l’impérialisme mercantile, comme l’ont été avant le flower power, les punks ou Che Guevara. Et Natasha Polony de montrer avec beaucoup d’humour comment l’émancipation se termine dans un choix infini de pommades antirides et de crèmes amincissantes pour les moins jeunes, de rêves béats de Star Ac, de mannequinat ou de cinéma pour les plus jeunes. On est tombés bien bas, bien bas, comme le chante Brassens. Bref, «Entre celles qui se battent aujourd’hui pour faire payer aux hommes des millénaires d’oppression, celles qui croient qu’affirmer leur spécificité féminine est le summum de l’émancipation, et celles qui croient que la différence des sexes peut et doit s’effacer comme relevant par essence de la domination de l’homme blanc hétérosexuel, la "cause des femmes" a peu de chance d’être autre chose qu’une parodie».

    Alors quelle autre perspective? Je laisse la conclusion à notre auteur: «En détruisant tous les acquis d’une véritable libération des femmes pour ne leur laisser que les hochets qui s’étalent sur le papier glacé des magazines, les sociétés occidentales ont renoncé à l’idéal des Lumières, dont un authentique mouvement féministe n’était que la continuation logique». Voilà qui est clair: le féminisme est un humanisme ou n’est rien. Il n’est pas à lui-même sa propre finalité. Il ne détruit pas, il n’éradique pas, il dialogue, il intègre les différences «fondées sur une haute idée de l’être humain comme individu responsable et autonome, sur le respect de l’humanité en l’autre et en soi-même, la pudeur et la dignité que les Grecs regroupaient en une vertu, l’aidôs, et la capacité à dépasser le cadre de sa propre vie pour s’inscrire dans une généalogie et une civilisation».

    Beau programme. En attendant sa réalisation, on peut toujours s’en délecter à la lecture de L’Homme est l’avenir de la femme.

    Natacha Polony, L’Homme est l’avenir de la femme, JC Lattès, 2008

    A lire aussi absolument:

    Corinne Chaponnière, Le Mystère féminin, Olivier Orban, 1989

    Un essai qui traque les différentes représentations du corps féminin, modelé par les fantasmes de l’homme, au niveau littéraire, artistique, scientifique et théologique.

  • Féminisme et littérature IV

    Par Pierre Béguin

    beauvoir.jpgLes mérites de l’auteur du Deuxième Sexe ne sont plus à souligner. Pourtant, les féministes de la deuxième génération n’ont pas ménagé leurs critiques envers la compagne de Sartre, accusée d’avoir voulu éradiquer la spécificité de la femme en l’affranchissant de son destin biologique et de sa fonction génitrice, considérée alors comme le point névralgique de sa soumission. Au fond, en voulant la conformer au modèle masculin, cette brave Simone serait passée à côté de ce qui constitue l’identité féminine et l’essence même du combat féministe.

    De fait, pas davantage que leurs consœurs naturalistes, les culturalistes n’ont été avares de paradoxes et d’anathèmes. A titre d’exemple, puisque nous célébrons le tricentenaire de la naissance de Rousseau, rappelons que Jean-Jacques fut excommunié des théories éducatives par une bonne partie du féminisme du XXe siècle, et considéré comme un affreux philosophe misogyne, parce qu’il développait l’idée d’une éducation différenciée pour la fille et le garçon. Cette différenciation, à y regarder de plus près, n’est peut-être pas si misogyne que cela (elle est même revendiquée maintenant par certaines féministes sous le prétexte que les garçons freinent l’apprentissage des filles). Mais c’est le principe même d’une différenciation qui était considéré alors comme inacceptable. Il serait d’ailleurs édifiant d’étudier l’histoire du féminisme à la lumière des anathèmes qu’il a lancés. La recherche viendra probablement quand sera admis le droit d’inventaire…

    L’exemple est révélateur. Dans ces années où se développent la mode et la coiffure «unisexe», admettre une différence entre les sexes est immédiatement perçu comme un abominable acte de domination. La femme est un homme comme un autre, au fond. Avant que la toute puissance consumériste ne trouve plus rentable d’inverser les termes de l’assertion. Le métrosexuel, homme débarrassé des oripeaux du machisme et converti aux «valeurs» féminines prônées par la doxa mercantile, avec son cortège de crèmes antirides, de thalassothérapies et de frénésie en périodes de solde, est enfin devenu une femme comme une autre.

    La dérive, comme toujours, est intervenue au moment où le légitime combat féministe a tourné en idéologie. La «libération sexuelle», qui n’était au fond qu’une possibilité enfin offerte à la femme de cloisonner sexualité et reproduction, est devenue un mouvement de concurrence, de performance, d’identification, de défi. Et l’acte sexuel lui-même un acte symbolique d’émancipation qui, paradoxalement, a surtout profité au «mâle», conforté dans sa position de dominant et dans sa capacité de jouissance.

    Curieuse époque où il fallait absolument passer par le phallus pour s’émanciper du pouvoir phallocratique, où le premier libidineux venu n’avait même plus à se baisser pour cueillir des fruits défendus qui lui tombaient tout crus dans la bouche, où le phallocrate le plus endurci adhérait spontanément à la cause féministe: «Libérez-vous mes demoiselles, nous sommes derrière vous!», où, pour les étudiants dont je faisais partie, «à poil orgasme!» était le cri de ralliement du dancing universitaire. On était soudain bien loin du droit de vote, de l’autonomie juridique, de l’autorité parentale partagée ou même de la maîtrise de son propre corps. On ne réfléchissait plus, on bandait sur des airs de libération. Le discours du plaisir avait envahi toutes choses jusqu’à la tyrannie. On devait jouir en lisant, en écrivant, en déféquant. La jouissance était devenue le mot d’ordre absolu et la finalité ultime des activités humaines. «Textes de jouissanceTextes de plaisir…» écrivait Roland Barthes dans une hiérarchisation significative, aussitôt reprise en chœur par tous les étudiants avertis. Toute forme d’indignation morale était considérée comme l’émanation d’une époque inférieure. On mesurait le progrès des mœurs aux panneaux des cinémas où l’on pouvait dorénavant lire en grosses lettres étincelantes: «Les suceuses» ou «Les branleuses»…

    Le côté caricatural de cette période, dans les revendications et les comportements, tenaient principalement au postulat d’une absolue symétrie des désirs hommes-femmes, extension logique des postulats existentialo-féministes de Simone de Beauvoir. Et les petites Lou Andréas-Salomé des amphithéâtres, à vouloir imiter les prétendues transgressions, provocations ou exubérances de la compagne de Nietzsche et de Rilke, promue modèle d’émancipation par les vertus du cinéma sous les formes délicieuses de l’actrice Dominique Sanda, ont probablement rarement ressenti le frisson espéré en éprouvant les limites de leurs libertés nouvelles. C’est justement pendant ces années folles que l’iconoclaste Brassens chantait Quatre-vingt quinze fois sur cent

    Car la symétrie des désirs est un déni de réalité, un de plus, hier soutenu par les sexologues, aujourd’hui nié par les mêmes sexologues. C’est bien d’asymétrie des désirs dont il faut parler. Même si les quelques résurgences de ce passé, telles la «célibattante» ou la «femme couguar» encensées comme icône féministe par quelques magazine qui en font leur beurre, entretiennent le paradoxe sans jamais l’aborder: peut-on échapper au pouvoir du phallus par le phallus? peut-on s’émanciper d’un modèle tout en voulant le concurrencer, voire l’imiter?

    C’est aussi pour sortir de cette contradiction que l’individu fut bientôt sommé, jusqu’à criminaliser toute pensée de la différenciation, de flotter entre deux eaux, d’être «bi» ou «transgenre», «métrosexuel» ou «queer», bref tout ce qui tend à l’avènement de l’ordre nouveau représenté par l’androgynie narcissique.

    Le paradoxe est surmonté certes, mais au prix de tous les dénis de réalité.

    A suivre

    Simone de Beauvoir, Le deuxième Sexe, Folio essais

     

     

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