par antonin moeri
L’hyperdémocratisation de la littérature (et sa dilution dans le spectacle) est un sujet en or. Cela commence naturellement dans les écoles publiques où chaque élève est considéré comme un Cingria, une Virginia Woolf ou un Céline en puissance... Cela se poursuit dans ce que Bourdieu appelait le «champ littéraire». Un champ qui ne se limite plus au marigot qui comprenait, en gros, des auteurs, des éditeurs, des correctrices, des commentateurs attitrés, des libraires, des lectrices... Ce champ déborde désormais sur une multitude d’activités rémunérées ou bénévoles, activités qui prolifèrent dans les festivals, toutes sortes de jurys, les centres régionaux, les médiathèques, les polythèques, les studios de télé et de radio (où une journaliste tirée au sort peut demander «comment s’est impulsé ton roman?»), les cafés-librairies, les écoles publiques, les fêtes du livre, les sous-sol de l’Assemblée Nationale, les FNAC, les greniers de mairies, les salles de gym, les hôtels trois ou cinq étoiles c’est selon..., les prisons, les EMS, les foyers pour handicapés, les maisons des associations..., sous les petits chapiteaux dressés au bord de la mer en cas de pluie..., sur les innombrables blogs...
C’est cette extension du domaine qu’on appelait littéraire que François Bégaudeau scrute et raconte dans un livre hilarant. Il y met en scène un quinca ventru (ex d’Anna Gavalda et d’Aurélie Filipetti) qui, pour répondre à la question que lui posera une nièce en 2022: «Comment c’était avant?» va lui évoquer, dans une suite de brèves séquences narratives, ses expériences d’écrivain suffisamment connu pour être invité dans toutes sortes de manifestations, de messes de la Culture, d’apologies de la Création, de rencontres, de lectures, de salons, d’animations, d’ateliers d’écriture, d’événements incontournables genre Rage de Lire, Mots en Bouteille, Grappe de Pages, Foire aux Vocables, Mi Livre Mi Raisin, Fête des Mots, Cafés Psycho, Ecrire et Jouir, Rivière en Colère, Printemps du Livre où les graphomanes peuvent se mêler guillerettement à des chanteurs, des sportifs, des économistes de charme, des starlettes de choc...
Le SPEED-DATING est une méthode créée par un rabbin dans les années 90 et qui permet, lors d’une rencontre de quelques minutes, de trouver un ou une partenaire en vue d’une liaison sentimentale... Méthode reprise par les agences de recherche d’emploi, par le monde des affaires pour faciliter les échanges et par les responsables dits culturels pour rapprocher le lecteur de l’auteur... Cette méthode permet par exemple à un inconnu de se présenter dans une salle de gym, de s’asseoir à une table, d’attendre l’auteur et de lui dire, à cet auteur en retard, qu’il vient de poster un roman sur Facebook. «Un roman de moi? - Non, de moi». L’inconnu serait enchanté que l’auteur poste un commentaire quand il l’aura lu... Il a déjà eu 27 like et il n’est pas du genre à demander aux copains de liker, comme font les autres... Le speed-dating est proposé aux auteurs ou autrices qui ne vendent pas autant de livres que Wiazemsky ou Foenkinos, des auteurs ou autrices ravis qu’on pense à eux, tellement heureux de pouvoir établir un lien..., nouer des cordes..., de pouvoir éventuellement manger un p’tit quèque chose après...
Et ce en attendant les «séances d’activation du cerveau pluriel», au cours desquelles les scribes apprendront ce qu’ils devront éviter de faire pour rester polis et, ainsi, rester dans la course: diffuser sa mauvaise humeur sans la nommer... se plaindre d’un insuccès... critiquer le multiculturel... refuser de manger des criquets... détester le chocolat et les bisous... bouder au lieu de jouir de son propre talent... hésiter à porter aux nues la journaliste qui a parlé de votre livre... préférer la discorde à la réconciliation prématurée... Ces séances d’activation du cerveau pluriel se déroulent en 2019 (dans la troisième partie du roman, sans doute la moins captivante)... 2019... On y est presque...
Pour peindre un univers où la finance, l’urgence, la proximité et le matérialisme borné emportent tout sur son passage, que ce soit l’école, la famille, les frontières, le champ littéraire (dont la décomposition et la recomposition sous une forme burlesque est le sujet de «La politesse»), Bégaudeau adopte la bonne distance à l’égard de son objet, une distance qui lui permet d’assister à une comédie avec ironie et scepticisme... En reprenant des notes «prises sur le vif», pourrait-on dire, Bégaudeau confère à son récit (dans les deux premiers chapitres en tout cas) un caractère d’authenticité qui fait de cet auteur une sorte de reporter en eaux troubles et, à la fois, un conteur allègre, pétillant de malice, singulièrement farce, très sûr de ses effets.
François Bégaudeau: La politesse, Verticales, 2015